Mais où est passé le passé ?
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Stockholm, sweden archipelago
N° 127 - Automne 2018

Où le passé est-il passé ?

Où va le présent quand il devient passé ? Pareille question, parce qu’elle interroge le temps en usant de termes relatifs à l’espace, déclenche en notre esprit un gigantesque embarras : en associant des catégories d’habitude séparées, elle sonne comme une provocation intellectuelle. On n’y répond d’ailleurs que de façon évasive, en accordant au passé une réalité vacillante, à mi-chemin entre l’existence et l’inexistence.

Prenons l’exemple d’une chaise qui n’est plus présente parce que quelqu’un l’a brûlée. Devons-nous considérer qu’elle existe encore quelque part, sous la forme d’une « chaise passée qui a existé » ? Ou bien qu’elle n’existe plus du tout, nulle part ? La réponse se discute.

D’un côté, on peut soutenir que le passé est privé de toute consistance réelle au motif qu’il est incapable de se frayer une voie vers une présence observable ou palpable. Le passé serait donc irréel au motif qu’il est déconnecté du présent, conçu comme le seul lieu de la réalité : le passé, par essence dépassé, n’existe plus, donc n’existe pas.

Dans ce cas, en disparaissant du présent, notre chaise détruite a été purement et simplement néantisée. Mais d’un autre côté, on peut tout aussi bien considérer le passé comme une sorte de réalité éminente au motif que sa condition de passé le protège de toute altération.

LE PASSÉ, PAR ESSENCE DÉPASSÉ, N’EXISTE PLUS, DONC N’EXISTE PAS.

Il est l’équivalent temporel d’une forteresse imprenable : si un événement s’est réellement passé, il demeurera toujours vrai qu’il a eu lieu, même si aucune mémoire ne l’a emmagasiné, même s’il n’a laissé aucune trace perceptible, même si son advenue est par la suite contestée ou niée. Ainsi, le mal de tête que j’avais ressenti hier a beau avoir cessé aujourd’hui, il existe encore en tant qu’événement passé, mais il n’est plus douloureux (en ce sens, une douleur passée peut donc continuer d’exister sans plus faire mal…).

Selon cette conception, la chaise détruite continue d’exister et existera toujours au motif qu’elle est passée une fois par la case du présent.

Ainsi, en jouant un peu avec le langage et la logique, on parvient à dire du passé à la fois qu’il s’est littéralement néantisé et qu’il est définitivement immortel…

Mais chacun sait que la théorie de la relativité d’Einstein publiée en 1905 a révolutionné les relations mutuelles de l’espace et du temps. Or, cette théorie banalise la notion d’événement : à ses yeux, c’est simple, tout est événement. Plus précisément, les seuls éléments de réalité qui existent selon elle ne sont pas des choses, des objets matériels par exemple, mais des événements dans l’espace-temps, chacun étant représenté par un simple point, repéré grâce à quatre coordonnées, trois d’espace et une de temps : mon stylo posé sur cette table à 15h32 est un événement ; mon stylo au même endroit une seconde plus tard est encore un événement, tout comme ce même stylo dans ma main à 15h35. L’événement devient en somme la norme, la platitude par excellence. Après qu’il a eu lieu, il continue d’exister dans l’espace-temps, à la même place, et rien, absolument rien, ne peut l’effacer ou le défaire.

Si j’envisage maintenant l’immeuble qui est là devant moi comme la théorie de la relativité restreinte invite à le faire, qu’est-ce que je constate ? Qu’il n’est pas une chose statique dans l’espace, mais une suite d’événements dans l’espace-temps ; qu’il n’est pas un volume à trois dimensions, mais un hyper-volume à quatre dimensions, qui aurait commencé à prendre corps dans la profondeur du passé et n’aurait jamais cessé depuis lors de se translater dans le temps, instant après instant, tout en demeurant invariablement au même endroit dans l’espace. En somme, cet immeuble a perduré en se répétant identiquement à lui-même, continûment, sans jamais s’absenter. Fascinante mise en abîme : la persistance des choses qui nous semblent immobiles cache en réalité une dynamique invisible, incessante, celle de la succession ininterrompue des instants qui ont transporté leur présence depuis leur première apparition.

Lorsque nous nous concentrons sur un objet matériel, où qu’il se trouve, le seul fait d’y prêter attention nous amène ainsi à nous enfoncer involontairement dans son histoire. Vladimir Nabokov parlait d’une « transparence des choses, à travers lesquelles brille le passé1 ».

Bien sûr, le passé est également l’enjeu du travail de l’historien : reconstituer les fils d’une trame temporelle, telles sont bien son ambition et sa mission. Poussées à l’extrême, celles-ci viseraient même à rendre présent ce qui n’est plus, à faire comme si le passé était encore là, quelque part, presque montrable tel qu’il fut. Mais cette tâche est sans doute démesurée, peut-être même impossible, car au fond, toute époque est incommensurable à celles qui la précèdent ou bien lui succèdent : le travail du temps qui passe et les événements qu’il a portés empêchent les mises en correspondance trop directes. La durée qui nous sépare du passé n’est pas seulement un milieu dont l’épaisseur et l’opacité rendent l’image du passé plus confuse : au cours du temps, c’est aussi notre vue qui s’est modifiée au point que nous ne pouvons plus voir ce que voyaient nos prédécesseurs, même lorsque nous l’avons sous les yeux. En voulant reconstruire par la pensée ou le souvenir les périodes passées, nous les insérons à notre insu dans le monde d’aujourd’hui.

L’univers primordial

À la réflexion, il n’y a qu’un être qui ait conservé la mémoire intégrale de tout son passé : l’univers lui-même… Une grande partie de son passé nous est en tout cas accessible : grâce à leurs collisionneurs de particules à haute énergie, les physiciens se rendent capables de « faire exploser le passé dans le présent » en recréant, pendant des durées très brèves, les phénomènes physiques qui eurent lieu dans l’univers primordial.

Des physiciens ont développé une thèse, dite de « l ’univers-bloc », qui invite à considérer l’espace-temps comme une structure intégralement déployée de toute éternité, au sein de laquelle tous les événements, qu’ils soient passés, présents ou futurs, cœxistent. Ils y ont exactement la même réalité, de la même manière que les différentes villes cœxistent en même temps dans l’espace, tout en étant situés en des lieux différents : tandis que je suis à Paris, Genève et Berne existent tout autant que la capitale française, la seule différence entre ces trois villes étant que Paris accueille ma présence, alors que ce n’est le cas ni de Genève ni de Berne, du moins au moment où j’écris ces lignes. De la même façon, selon la conception de l’univers-bloc qui étend à l’espace-temps ce que nous venons de dire sur l’espace, tout ce qui a existé dans le passé existe encore au sein de l’espace-temps, et tout ce qui va exister dans le futur y existe déjà aussi. Les événements dits « présents » sont comme les autres, à ceci près qu’ils sont ceux qui se trouvent se produire là où nous sommes nous aussi présents dans l’espace-temps. Le présent ne serait en somme rien d’autre que le lieu de notre présence mobile. Quant à l’espace-temps, il contiendrait l’intégralité de l’histoire de la réalité, chaque événement passé, présent ou futur y occupant depuis la nuit des temps une place bien déterminée. C’est un peu comme pour la pellicule d’un film de cinéma : celle-ci existe sous forme statique, elle contient « en même temps et sans cesse » toutes les images du film, elle n’a pas de temporalité propre, mais dès qu’on la projette sur un écran, elle en acquiert une, par le défilement successif des images.

L’ESPACE-TEMPS CONTIENDRAIT L’INTÉGRALITÉ DE L’HISTOIRE DE LA RÉALITÉ.

En somme, les événements passés et futurs seraient « là » eux aussi, mais « installés » ailleurs qu’à l’endroit où nous sommes présents dans le déploiement spatio-temporel de l’univers. Finalement, la seule différence entre le moment présent et les autres moments du temps tiendrait en ce qu’il accueille notre présence, alors que le passé et le futur, soit ne l’accueille plus, soit ne l’accueille pas encore…

Mais alors, ce que nous appelons le passé ne serait-il que ce dont nous sommes capables de nous souvenir, c’est-à-dire presque rien par rapport à toute l’histoire de l’univers ? Notre mémoire ne se déploierait-elle que sur le terreau d’un colossal oubli ?

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