N° 145 - Automne 2024

John Armleder, en toute transparence

L’artiste genevois fait entrer en dialogue une sélection de ses œuvres en verre avec celles choisies parmi la collection d’art extra-occidental du Musée Barbier-Mueller.

x
(Annik Wetter)
John Armleder se cache derrière un miroir helléno-scythe de la collection Barbier-Mueller.

C’est plus qu’un principe, c’est un rendez-vous. Chaque année, le Musée Barbier-Mueller invite un artiste contemporain à puiser dans ses vastes collections d’art extra-occidental les objets avec lesquels il fera entrer en dialogue ses propres œuvres. Après l’artiste catalan Miquel Barcelo, en décembre 2023, c’est le Genevois John Armleder qui se plie à cet exercice. Un hommage aussi à Monique, Jean Paul et Thierry Barbier-Mueller, aujourd’hui disparus, fondateurs du musée et grands collectionneurs avec qui l’artiste entretenait, de longue date, des liens très forts.

Particularité de cet accrochage intitulé Transparents ? En face des artefacts – en terre cuite, en bois, en bronze et en métal – puisés dans les réserves de l’institution, John Armleder a choisi d’exposer des pièces en verre de Murano, un matériau avec lequel il travaille depuis longtemps. Une référence au Grand Verre de Marcel Duchamp, œuvre-jalon dans l’histoire de l’art contemporain, qui s’est trouvé brisé pendant son transport et que Duchamp décida de garder tel quel.

« Zakk Wylde II » de 2008.
x
(Courtesy David Kordansky Gallery/ProLitteris)
« Zakk Wylde II » de 2008. En associant une peinture abstraite avec une guitare électrique, l’artiste assume le rôle décoratif de l’art moderne.

L’IDÉE DE DÉPART

Le hasard, l’accident, la délégation de l’œuvre à d’autres ou aux réactions aléatoires de substances chimiques sur une toile… C’est ainsi que John Armleder crée. « Comme dans mes performances, j’utilise une partition. Les produits sont des instruments. Mais l’exécution de cette partition reste pour moi secondaire. J’ai beaucoup de plaisir à fabriquer ces tableaux, mais ils ne sont pas le sujet du travail. L’œuvre est dans ce qui se passe avant, dans la mise en place de l’idée. Ce sont les spectateurs qui donnent ensuite à mes toiles une signification à travers les effets des flaques et des coulées, le jeu subtil des couleurs. »

La proposition des expositions du Musée Barbier-Mueller est de jouer sur une certaine forme de ressemblance, mais aussi de contraste, entre les pièces anciennes de sa collection et les œuvres contemporaines, afin de rapprocher des langages éloignés, aussi bien temporellement que culturellement. « Il y a peu de différence entre ces œuvres et d’autres, mais sans doute, dans ce cas, l’une des singularités est que l’on voit au travers de mes pièces, directement dans la plupart des cas, explique l’artiste. En général, ce que l’on pense figurer de l’autre côté de l’œuvre est intellectuel, ou culturel, et là, il y a déjà une confrontation physique. C’est amusant d’expérimenter cette différence, pour autant qu’il y en ait une. Cela dit, les objets de la collection Barbier-Mueller suggèrent souvent une vision extrasensorielle du même ordre. C’est peut-être la raison de mes choix… »

Vue de l’exposition « Transparents ».
x
(Annik Wetter)
Vue de l’exposition « Transparents ». Des coupes de champagne dialoguent avec un récipient à double goulot de la tribu ougandaise des Ganda.

Comme souvent chez John Armleder, l’artiste propose et le visiteur dispose. C’est à ce dernier qu’il revient, par exemple, de faire le lien entre Charivari, une série de coupes de champagne gravée d’un cerveau – un motif récurrent dans le vocabulaire de l’artiste – et un récipient à double goulot en terre cuite grise de la tribu ougandaise des Ganda. Un rapprochement, ici, de l’ordre de l’usage et du rituel, festif pour les verres, funéraire et agraire pour la céramique africaine. Parfois, le rapport est purement esthétique et donc plus ouvert. Un bloc de verre de Murano intitulé Ritagli (qu’on pourrait traduire par « chutes », les inclusions colorées provenant de débris de verre voués au rebut), voisine ainsi avec une sculpture bocio de la République du Bénin, – personnage en bois recouvert de matériaux trouvés – et censé éloigner le mauvais sort. On peut y voir un point commun entre les coquillages récupérés qui habillent le fétiche et les débris prisonniers du verre.

x
(Collection Pictet / ProLitteris)
La toile « Cuora Flavomarginata » de 2006. L’artiste recouvre la toile de produits chimiques qu’il laisse à leur propre réaction.

Mais sans doute autre chose aussi. « Ma mère nous emmenait, mon frère et moi, dans les musées, reprend John Armleder pour expliquer sa rencontre précoce avec le monde de l’art. Mon premier choc esthétique, je l’ai connu à Florence, devant une Annonciation de Fra Angelico, un tout petit tableau. Les ailes de l’archange Gabriel étaient polychromes. J’ai dû trouver cela tellement beau que les larmes me sont venues aux yeux, rendant l’image complètement floue. »

L’artiste remonte aussi son parcours initiatique à la découverte, quelques années plus tard au MoMa de New York, du Carré blanc sur fond blanc de Kazimir Malevitch. « J’avais échappé à la vigilance de ma mère. Elle m’a retrouvé en extase devant ce tableau. Je lui aurais dit que c’était ça l’art moderne et que c’était ce que je voulais faire. Je devais avoir 8 ans. » Quelques années plus tard, il rencontre John Cage au festival de musique contemporaine de Donaueschingen en Allemagne. Il demande à l’auteur de 4’33, cette pièce de musique où l’auditoire n’entend que le silence pendant quatre minutes et trente-trois secondes, de parler de ses écrits sur le zen et les champignons. « Ça l’a fait rire. À la fin de sa conférence, il est venu vers moi et m’a demandé ce que je ferais plus tard. Je lui ai répondu que je voulais devenir peintre. À Cologne, six ans après, un homme m’attrape dans la rue. C’était Cage. Avant de me demander comment j’allais, sa première question avait été : ‹ Alors, vous êtes artiste, maintenant ? › »

x
(Courtesy Galerie Catherine Issert / ProLitteris)
« Furniture Sculpture », 1990. La version « peinture abstraite » de la musique d’ameublement d’Erik Satie.

PEINTURE D’AMEUBLEMENT

Alors oui, il l’est. À Genève, il a fondé en 1969 avec deux autres amis du Collège Calvin, Claude Rychner et Patrick Lucchini, Ecart, un collectif fortement inspiré par Fluxus qui fait de l’art comme il respire. Ils ont un lieu, en fait une arcade qui jouxte l’hôtel Richemond, un palace avec vue sur le Léman, dont les Armleder sont propriétaires. Là, les trois artistes produisent des éditions et des multiples, organisent des performances et des expositions avec Andy Warhol, Joseph Beuys, Olivier Mosset, Ben, Manon ou encore George Brecht. Puis le groupe se délite. Armleder mène, dès lors, sa carrière en solo, mais toujours dans l’esprit Ecart, cette façon de faire de l’art sans en avoir l’air. De la même manière qu’Erik Satie avait inventé la musique d’ameublement, il assume le biais décoratif de l’art abstrait en vendant le tableau et le mobilier qui va avec. Les Furniture Sculptures associent ainsi des peintures le plus souvent monochromes avec des fauteuils, des banquettes, des lampes, des miroirs, des instruments de musique et même des planches de surf. Avec toujours l’abstraction historique dans la ligne de mire de l’artiste, qu’il revisite avec décontraction.

x
(Musée régional d’art contemporain Occitanie)
Vue de l’exposition « Yakety Yak » de John Armleder au Musée régional d’art contemporain Occitanie à Sérignan en 2023.

Passé maître dans les combinaisons improbables et savantes, dans cette fausse légèreté dadaïste d’exercer un métier sérieux, John Armleder traverse les époques sans jamais revendiquer autre chose que sa liberté. « Je n’ai rien inventé, rien provoqué. Nous sommes tous des passeurs. Mais quand vous êtes artiste, le relais est peut-être plus visible. » Jusqu’à faire de sa personne une forme de représentation avec ses gimmicks immédiatement reconnaissables : la tresse, la redingote et les cravates à motifs fantaisie. Sans pour autant sacrifier aux sirènes d’un marché de l’art qui donne parfois l’impression d’être en orbite. « Je vis de mon travail depuis que j’ai 20 ans. Ce qui me surprend encore. Mais le marché de l’art en soi ne m’intéresse absolument pas. Quand je vois l’état de pauvreté de la majorité des habitants de cette planète, ces sommes folles me désarçonnent. Il y a aussi une histoire de quantité qui n’existait pas auparavant. À partir des années 80, il y a eu plus de personnes, plus d’argent, plus d’enjeux. En 1972, avec les amis d’Ecart, on avait réalisé une performance dans laquelle on citait tous les noms des artistes qui nous venaient à l’esprit. Au bout d’une demi-heure, on avait fait le tour de la question. Aujourd’hui, en trente minutes, vous recensez à peine le quart de la moitié du nombre des acteurs de l’art actuel. »

« Charybde », œuvre en verre de John Armleder.
x
(Keilen Euzet, Musée Barbier-Mueller)
« Charybde », œuvre en verre de John Armleder, s’associe, à une figure de proue de pirogue à balancier de l’île de Malekula dans l’archipel du Vanuatu.

Footnotes

Rubriques
Art

Continuer votre lecture