N° 136 - Automne 2021

Gare au mauvais bon sens

Avoir de l’intuition, c’est bien. Mais réfléchir un peu plus, c’est encore mieux. Car ce qui nous semble évident est parfois bien mystérieux.

L’intuition est un outil précieux, mais qui peut se révéler piégeux. Lui faire systématiquement confiance, c’est parfois prendre le risque de valdinguer dans les décors. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’évaluer un ordre de grandeur. Saisissez-vous (pour voir) du globe terrestre et entourez-le d’un ruban comme si vous vouliez l’offrir dans un joli paquet cadeau. Puis, donnez à ce ruban initialement tendu un mètre de mou, ce qui aura pour effet de le détendre très légèrement. Question : sachant que le rayon de la Terre est de 6400 kilomètres, de combien vous faudra-t-il surélever ce ruban au-dessus du sol, tout autour de la Terre, pour qu’il soit à nouveau tendu ? Posez donc ce problème à vos amis : je fais le pari que les chiffres qu’ils avanceront spontanément seront en général ridiculement petits (un millimètre par-ci, un micron par-là, un nanomètre par fois, l’idée générale étant qu’il n’y aurait même pas la place de glisser une feuille de papier à cigarette sous le ruban…).

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(Illustration : Nicolas Zentner)
Visuellement aussi, la première intuition est parfois trompeuse, les deux lignes rouges sont exactement de la même longueur.

LE RUBAN ET LA SOURIS

Or, la bonne réponse à la question est environ 16 centimètres, c’est-à-dire beaucoup plus que ce que l’intuition nous dicte, ce qui laisserait la possibilité à une souris, voire à un chat, de passer sous le ruban ! Eh oui, il faut une élévation de 16 centimètres (soit un mètre divisé par 2xPi, soit 6,28) pour « absorber » un mètre de mou lorsque la circonférence du cercle entouré vaut 40’000 kilomètres ! Mais ce qui est encore plus incroyable, c’est que ce résultat ne dépend pas du rayon de la sphère choisie. En d’autres termes, la hauteur en question aurait été exactement la même si vous aviez tendu le ruban autour du Soleil, de Jupiter, d’un petit pois, d’un atome ou d’un simple point…L’étrange peut ainsi surgir sans crier gare, alors même que le calcul donnant la bonne solution du problème est élémentaire.

Il arrive aussi que notre intuition ne soit pas bien sûre d’elle-même qu’elle s’embrouille ou hésite. Pour vous en rendre compte, considérez cette fois deux pots de peinture de même volume. Le premier contient de la peinture blanche, le second de la peinture verte, en quantités rigoureusement identiques. À l’aide d’une petite cuillère, prélevez un peu de peinture blanche dans le premier pot et reversez-la dans le second (dont la quantité de peinture se trouvera ainsi légèrement augmentée, tandis que celle du pot blanc aura légèrement diminuée). Touillez ensuite vigoureusement afin que les deux couleurs se mélangent parfaitement : le vert du second pot devient ainsi un peu plus pâle. Prélevez maintenant, avec la même petite cuillère, un peu de ce mélange et reversez-le dans le premier pot. Touillez afin de réaliser, là aussi, un mélange bien homogène : le blanc du premier pot a légèrement verdi. À l’issue de cette double opération, les quantités de peinture dans les deux pots sont bien sûr redevenues égales, mais qu’en est-il de leurs teneurs : la concentration de vert dans le pot blanc est-elle inférieure, égale ou supérieure à la concentration de blanc dans le pot vert ?

C’EST BIEN CONNU, POUR QUI AIME LA RÉFLEXION, TOUTE RENCONTRE AVEC L’ÉTRANGE A UN PARFUM D’AUBAINE ...

Euh… la vérité est qu’elles sont égales. Ce résultat ne me semble guère intuitif, et j’ai pu vérifier autour de moi que ce sentiment était partagé. Échouant à trouver le raisonnement simple qui le ferait paraître « naturel », j’ai dû me résoudre à poser deux ou trois équations pour l’établir.

Ces deux exemples illustrent, chacun à sa façon, la vertu canonique des énigmes : en excitant notre intellect, elles ont le don de nous forcer à réfléchir, qui plus est de façon possiblement joyeuse. Car nous les devinons capables de nous offrir des surprises, voire de nous mener à des découvertes étranges. C’est bien connu, pour qui aime la réflexion, toute rencontre avec l’étrange a un parfum d’aubaine : elle advient comme une chance, une invitation merveilleuse à penser autrement, à s’arracher à ses routines. C’est pourquoi les énigmes méritent tant leur synonyme : elles sont bel et bien d’authentiques « casse-têtes », au sens où elles détruisent les préjugés qui stagnent entre nos deux oreilles et ouvrent ensuite le spectre des conjectures.

Les énigmes, notamment celles qui sont de nature mathématique, permettent d’aller encore plus loin : bien agencées, elles éclairent et aident à comprendre ce qui fonde les lois physiques, depuis celles qui furent découvertes par Archimède, Galilée et Newton, jusqu’aux avancées les plus récentes de la théorie des supercordes ou de la gravité quantique. Par exemple, notre histoire des deux pots de peinture donne corps à l’idée de loi de conservation, qui joue un rôle crucial dans tous les formalismes de la physique. Plus généralement, grâce aux énigmes et aux puzzles – et sans qu’on puisse toujours pressentir le moindre lien qu’ils pourraient avoir a priori avec le monde physique –, on peut en apprendre de belles sur les trous noirs, le boson de Higgs, le vide quantique, les ondes gravitationnelles ou l’antimatière.

GRÂCE AUX ÉNIGMES ET AUX PUZZLES, ON PEUT EN APPRENDRE DE BELLES SUR LES TROUS NOIRS, LE BOSON DE HIGGS, LE VIDE QUANTIQUE ET L’ANTIMATIÈRE.

MOUVEMENT IMPOSSIBLE

La physique se révèle ainsi comme l’exact contraire d’une « bureaucratie des apparences » : ses lois les plus fondamentales ne sont jamais directement déductibles du spectacle du monde. Prenons l’exemple du principe d’inertie, qui énonce qu’en l’absence d’influence extérieure, tout corps perdure dans un mouvement rectiligne et uniforme, c’est-à-dire, va en ligne droite avec une vitesse constante, ce qu’on appelle un mouvement « inertiel ». Mais qui a déjà observé pareille chose ? Réponse : personne ! Personne n’observe jamais un mouvement qui soit purement et par faitement inertiel, car tous les mouvements que nous observons sont provoqués par l’action d’une ou plusieurs forces. C’est seulement dans les cas où ces forces se compensent exactement que leur résultante est nulle et que le mouvement apparaît rec tiligne et uniforme, tel celui d’un train circulant en ligne droite à vitesse constante. Mais le principe d’inertie pose un autre problème conceptuel, qui provient de ce qu’il existe une force qui est par tout présente dans l’univers, une force à longue por tée qu’aucun mur ni aucun dispositif ne peut entraver, amoindrir ni arrêter. Cette force inéliminable, c’est la gravitation. En d’autres termes, tout corps massif, où qu’il soit dans l’univers, subit au moins l’action de cette force-là. Dès lors, il n’existe aucun lieu où le principe d’iner tie s’incarne à l’état pur.

LE GÉNIE D’EINSTEIN

Ce constat nous place devant une alternative, dont le jeune Einstein avait perçu toute la gravité, si j’ose dire : soit on accepte que la physique soit bâtie « sur du sable », c’est-à-dire sur un principe qui ne peut pas être testé de façon directe ; soit (coup de génie), on démontre que la gravitation n’est pas une force ! C’est précisément ce qu’Einstein va par venir à faire à coup d’équations et au prix d’un travail intense de plusieurs années. En 1915, il publie une nouvelle théorie de la gravitation, la théorie de la relativité générale, qui stipule que la géométrie de l’univers se trouve déformée, courbée par les masses et par l’énergie qu’il contient et, en retour, cet te géométrie pilote le mouvement des objets qui se lovent en son sein. Reconnaissons humblement que cet te révolution conceptuelle, vieille de plus d’un siècle, persiste à nous sembler franchement mystérieuse. Lorsque nous faisons tomber une pierre à nos pieds, nous continuons de considérer comme Newton que c’es t la Terre qui l’attire vers le sol, alors qu’en réalité, à rebours des images qui nous viennent à l’esprit, il faut imaginer que la Terre distord l’espace en son voisinage, et que la pierre se contente de glisser, sans subir la moindre force, le long d’une sorte de toboggan dans l’espace-temps…

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