N° 126 - Été 2018

Gert

J’ai fait la connaissance de Gert à Berlin il y a cinq ou six ans, c’était quasiment un hasard. Son ami et le mien avaient rendez-vous. Nous nous étions installés chez Goulash, un local minuscule à l’angle d’une rue. Nous avons fatalement commandé du goulash et tout en essayant de comprendre la conversation, je m’interrogeais sur le choix de ce restaurant. L’espace était millimétré, nous ne savions pas où poser nos affaires. Derrière le comptoir, le cuisinier raclait le fond d’une casserole en nous annonçant qu’il n’avait plus rien. J’étais assise en face de Gert, à cette table si étroite que j’aurais pu lui toucher les doigts et que nous entrechoquions nos assiettes. Il y avait peu de sympathie entre nous et nous évitions de nous regarder, mais j’avais senti son œil en arrivant, rapidement sur moi, et l’acuité avec laquelle il m’avait scannée pour voir à qui il avait affaire. Nos compagnons discutaient, Gert et moi nous ne disions rien. Je voyais que son esprit par instants s’en allait et que Gert devait faire des efforts pour rester présent, comme s’il était à table avec des gamins. Quand les autres ont commandé du schnaps et que je me suis exclamée, Gert m’a adressé la parole pour m’expliquer la différence entre deux mots. Ertragen, vertragen, ce n’était pas la même chose. La racine de ces verbes était identique, mais la nuance était importante. Gert m’a donné des exemples. Il prenait plaisir à m’enseigner, c’était agréable parce que ce n’était pas par pédanterie ou pour m’épater. La langue, pour Gert, c’était la vie, on le sentait à sa voix, et aussi, qu’il se retenait de poursuivre et de s’étendre pour ne pas monopoliser la parole. Mon allemand était incertain et je l’ai écouté avec intérêt. Je me souviens de la pensée qui m’a traversée que si j’avais eu Gert au quotidien à mes côtés, à la place de Tim, j’aurais fait des progrès géants. Je l’ai remercié en levant mon verre et c’est à ce moment que j’ai senti ce regard d’instituteur ou de professeur de latin qu’il pouvait avoir parfois, surplombant, mais ça n’a pas duré. Nayef et Tim s’étaient tus. Les capacités de Gert lui apportaient autorité et estime. On ne pouvait que l’écouter docilement.

GERT DISAIT QUE C’ÉTAIT COMME ÇA QUE L’ON COMPRENAIT UN PAYS, QUAND ON POSSÉDAIT CES MOTS-LÀ.

Nayef et Gert avaient acheté un appartement. C’était uniquement de ça qu’il était question. L’appartement était magnifique et il n’avait pas coûté cher. Cela faisait trois ans qu’ils en étaient propriétaires et ils se réjouissaient d’y emménager. Le procès qui les opposait aux anciens locataires arrivait à son terme. Ces gens avaient utilisé tous les moyens pour s’incruster, allant jusqu’à faire des dépressions et à tomber vraiment malades. C’était injuste, dans une ville où l’on trouvait si facilement à se loger ! Avec le peu que je savais de lui, j’imaginais Gert aux prises avec ces locataires étrangers. Sonnant à leur porte pour leur tenir des discours de haut rang ou leur écrivant des missives qui étaient des pièces de littérature.

Nous sommes allés finir la soirée dans un bar, à deux rues de là. Nayef et Tim sautillaient dans la neige. Gert suivait en silence, les mains plongées dans son manteau, un imperméable trop léger pour la saison. C’est moi qui ai choisi notre table, dans le coin le mieux éclairé. L’ambiance plus ou moins réjouie du restaurant s’était dissoute. Avec l’ennui et la fatigue, je ne comprenais pas tout ce qui se disait. Nayef s’est levé pour aller aux toilettes. Ce moment était un peu gênant parce que Gert et Tim avaient peu de liens et ils ne trouvaient rien à se dire. Gert pour être gentil et par diversion et sûrement par intérêt aussi m’a posé une question sur ma langue. Il a expliqué qu’il avait étudié le français à l’école, il y avait plusieurs siècles. Il a continué en français et malgré son accent, prononcé, j’ai été de nouveau stupéfaite par sa précision. Nous nous sommes mis à comparer les deux langues. J’ai appris à Gert des expressions, qu’il a inscrites dans un carnet sorti de son imperméable. La couverture était retenue par un élastique de cuisine. Il était heureux de les apprendre, c’étaient des tournures courantes qui n’étaient pas dans les dictionnaires, le genre de mots que tout le monde utilise mais qui mettent des dizaines d’années à convaincre les linguistes. Gert disait que c’était comme ça que l’on comprenait un pays, quand on possédait ces mots-là. J’ai passé mes examens en même temps que Tim, en juillet. Nous avions à présent tout l’été dans les mains et aucune idée de ce que nous allions en faire. Je savais que Tim et Nayef se voyaient de temps à autre. Nayef lui montrait ses esquisses. Tim me vantait son talent et parlait de lui acheter une toile. Nous avons revu Gert une dernière fois, en septembre, dans le hall du Babylon. Il portait le même imperméable que le soir où nous avions marché dans la neige. Gert avait ce côté sérieux, qui l’aurait empêché de porter un tee-shirt ou de montrer sa peau. Debout dans la foule, avec Nayef qu’il dépassait de deux têtes, il avait un sourire détendu et heureux. Nous nous sommes serrés dans les bras, et ils nous dirent qu’ils venaient d’emménager ensemble. La rénovation de l’appartement était en cours. Leur satisfaction était visible. Nayef avec sa vivacité et sa drôlerie a raconté comment les peintres s’arrangeaient pour ne rien faire. Gert lorsqu’il était là intervenait et les dirigeait, mais le reste du temps Nayef les observait en riant sous cape. Il dessinait à la maison et il semblait entendu qu’il n’avait pas une miette d’autorité. À un moment, j’ai demandé des nouvelles du procès, et le regard de Gert et Nayef s’est assombri. Les Polonais étaient partis, mais le chapitre était loin d’être bouclé. On peut créer des problèmes à distance, a expliqué Gert d’une voix calme : avant de quitter les lieux, les locataires avaient fait venir plusieurs corps de métier. Les factures commençaient seulement à arriver. Il y en avait déjà pour plusieurs milliers d’euros. Le procès était clos, les locataires volatilisés. Gert avait pensé faire le tour des hôpitaux pour les retrouver, car la femme souffrait d’une maladie qui n’était pas si courante et qui demandait de consulter certains spécialistes. Il s’était renseigné, mais il n’avait bien sûr pas pu accéder aux dossiers. Nayef a raconté en riant que Gert avait passé deux après-midi dans des couloirs d’admission, dans l’espoir enfantin de les surprendre. Dans une ville de 3 millions d’habitants.

En rentrant ce soir-là j’ai proposé à Tim de prendre une glace chez un Italien, dont le magasin était assez loin. Nous avons marché. Tim était inquiet pour ses amis. Si les factures restaient impayées, leurs biens et leur appartement allaient être saisis. Si seulement Gert et Nayef n’avaient pas tout de suite entrepris ces rénovations, les choses auraient été claires ! Mais ils n’avaient rien vu venir et à présent ils devaient apporter la preuve que les travaux demandés par les Polonais n’avaient rien à voir avec les leurs. Tim m’expliqua encore une fois ce que je n’avais pas compris : certaines entreprises qu’ils employaient avaient aussi travaillé pour les locataires, les choses avec le temps s’embrouillaient et tout devenait plus brumeux.

LA FEMME AVAIT EU DIX-HUIT POINTS DE SUTURE.

Nous n’avons plus eu de nouvelles d’eux, de tout l’hiver. Tim disait qu’ils hibernaient, qu’ils étaient heureux. Mais je voyais bien qu’il se faisait du souci. Il appelait Nayef et lui laissait des messages. Plusieurs fois en passant devant leur immeuble nous avons sonné. L’interphone est resté muet. Enfin, un soir que nous étions sortis j’ai reconnu Nayef sur un trottoir. Il buvait et fumait avec d’autres gens. Nous nous sommes approchés pour le saluer. Quand nous avons mentionné Gert, Nayef nous a fixés comme si nous arrivions de la lune. Quoi, nous n’étions pas au courant ? Cette histoire de merde était terminée. Gert avait remis la main sur les Polonais, dans un hôpital, et il s’était comporté comme un fou furieux. La femme avait eu 18 points de suture. Gert avait perdu son travail, puis ils s’étaient séparés. Nayef ne savait plus ce qu’il en était, mais Gert avait dû être jugé, peut-être incarcéré. Je lui ai demandé s’il vivait dans l’appartement et il a posé sur moi ses pupilles défoncées : l’appartement ? Mais il était de nouveau en vente, à bas prix. Le premier petit couple qui passait pouvait l’avoir ! Est-ce que nous n’avions pas envie de l’avoir, notre joli petit nid ? Tim a grimacé quelque chose et moi je n’ai su que répondre, car nous venions justement de décider de vivre ensemble.

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