Un train en Suisse
N° 129 - Été 2019

Une bisbille ferroviaire à plusieurs milliards

Au moment où les CFF et l’État de Genève, avec la bénédiction laïque du Grand Conseil et le financement bienveillant de la Confédération, se préparent à lancer le gigantesque chantier de l’extension de la gare Cornavin, on pourrait penser que l’avenir ferroviaire de Genève et de sa région est – si l’on ose dire – enfin sur de bons rails. Souterraine, la nouvelle infrastructure va préserver le quartier des Grottes, symbole de la résistance à l’urbanisme moderne, et permettre d’absorber l’incroyable croissance du nombre de voyageurs par le train. Cela tombe bien : le CEVA va entrer en fonction, et prendre l’avion ou sa voiture est presque aussi mal vu que travailler les jours de grève pour le climat.
C’était compter sans les empêcheurs de planifier en rond que sont les ingénieurs retraités et les députés trop curieux. Il y aurait moyen de faire mieux et pour moins cher, disent-ils. On ne nous écoute pas, ajoutent-ils. Et les Genevois, qui ont voté en 2014 à près de 80 % pour la création du Fonds fédéral pour l’infrastructure ferroviaire, qui ont plébiscité le CEVA, qui aiment faire du vélo et recycler leurs bouteilles en verre, commencent à s’interroger.
Les réponses un peu abruptes de la technostructure CFF et de quelques commis de l’État ne leur suffi sent pas. On parle d’économiser des millions, voire des milliards : par les temps qui courent, cela vaut la peine d’en parler.
Et c’est ce que font ici Rolin Wavre, député au Grand Conseil et vice-président du PLR Suisse, et Michèle Künzler, ancienne conseillère d’État écologiste.

Michèle Kunzler, ancienne conseillère d'État écologiste.
x
© Les Verts Genève
Michèle Kunzler, ancienne conseillère d'État écologiste.
Rolin Wavre, député au Grand Conseil et vice-président du PLR Suisse.
x
© PLR Genève
Rolin Wavre, député au Grand Conseil et vice-président du PLR Suisse.

– Vous avez exprimé, notamment sur les réseaux sociaux, votre désapprobation à l’encontre des propositions de l’ingénieur Weibel et du Réseau Genève Route & Rail (Ge-RER), qui remettent en cause le projet d’agrandissement souterrain de la gare Cornavin. Pourquoi?

Michèle Künzler : En 2011, la Confédération étudiait les premières mesures concrètes du FAIF, abréviation de « Financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire ». En 2014, le peuple et les cantons ont ensuite accepté la création d’un nouveau Fonds d’infrastructure ferroviaire de durée indéterminée, inscrivant ce dernier dans la Constitution fédérale. À Genève, le « oui » a atteint 76,6%. Le FAIF règle l’aménagement par étapes de l’infrastructure ferroviaire. Le parlement décide tous les quatre à huit ans des mesures d’aménagement concrètes. Il était donc assez évident que si Genève ne voulait pas une fois encore passer après les autres lors de financements fédéraux, il fallait vite aller à Berne pour que l’extension de Cornavin figure dans le premier volet de financement de projets, doté de 3,5 milliards.

GENÈVE A PU ‘ DÉCROCHER ’ UN MILLIARD DE SUBVENTION. (…) L’ENSEMBLE DES FONDS A ÉTÉ PORTÉ À 6,4 MILLIARDS AU LIEU DES 3,5 INITIAUX.

Michèle Künzler, ancienne conseillère d’État écologiste

– Vous vous êtes donc rendue au Palais fédéral, comme des conseillers d’État d’autres cantons. Comment cela s’est-il passé?

– Chaque magistrat cantonal avait droit à deux généreuses minutes pour défendre son projet devant une Commission du Conseil des États. Fait amusant : nous étions presque plus de conseillers d’État que de conseillers aux États ! Il y avait notamment des Lucernois, Saint-Gallois, Bernois… Je suis passée après un collègue UDC zurichois, qui avait souligné que près de 3 millions et demi de personnes vivaient en Suisse orientale. J’ai donc précisé que suivant où on plaçait la ligne de démarcation entre est et ouest, l’on arrivait probablement au même chiffre pour la Suisse occidentale ! La population helvétique était alors un peu supérieure à 7 millions. Cela a détendu l’atmosphère et tout le monde a été d’accord pour dire qu’après les grands investissements dans les liaisons ferroviaires nord-sud, il était temps de s’occuper de la traversée est-ouest ! C’est ainsi que Genève a pu « décrocher » un milliard de subvention pour le projet d’extension de Cornavin. Un milliard qui n’était pas prévu au départ ; l’ensemble du Fonds a été porté à 6,4 milliards au lieu des 3,5 initiaux.

– Un projet contesté aujourd’hui. Cela vous inquiète-t-il?

– Le nombre de voyageurs en train a doublé en dix ans et la mise en service du CEVA va encore accroître cette clientèle. Il est donc absolument indispensable d’adapter nos infrastructures et de doter Cornavin de deux quais supplémentaires. C’est un budget de départ de 1,2 milliard de francs, auxquels les aménagements d’accès sont venus s’ajouter à hauteur de 400 millions francs. Selon la tradition suisse bien établie, le projet retenu et voté par le Grand Conseil prévoit une gare souterraine. Il y a longtemps que, chez nous, les nouvelles gares doivent être aussi dissimulées que possible… C’est comme cela. Ce projet a recueilli le soutien de la Confédération. Le remettre en cause, c’est renoncer à ce milliard de subvention et, selon toute probabilité, ne rien faire du tout alors que le besoin d’infrastructures est criant!

– Les sceptiques face au « projet CFF » soulignent qu’il n’est pas impossible que tout le monde se soit leurré et qu’il est encore temps de faire machine arrière pour étudier une autre option…

– Le système du FAIF est une sorte de boîte au trésor qui s’entr’ouvre tous les quatre ou cinq ans. Aujourd’hui, nous avons une étape décisive avalisée, planifiée et financée. Au lieu de toujours remettre en question les décisions démocratiques, il serait plus intelligent de se concentrer sur les phases suivantes et de ne pas manquer le… train de subventions qui arrive ! Il faut aussi comprendre que Berne ne finance que des projets précis, qui ont été examinés et retenus. L’extension de Cornavin devrait permettre de doubler la plupart des offres et de réaliser l’horaire cadencé au niveau suisse, avec fréquence et ponctualité. Le projet alternatif générerait des temps de parcours différents selon les trains ; en outre, le petit tronçon prévu à Blandonnet me paraît plus que difficile à réaliser, dans un périmètre déjà dense.

– Beaucoup de Genevois craignent les nuisances et les blocages inévitables qu’engendrerait un chantier aussi gigantesque à Cornavin. Que leur répondez-vous?

– J’ai longtemps vécu dans le quartier des Grottes. J’ai dit à mes anciens voisins qu’avant toute chose, il fallait faire en sorte que Berne finance, les détails pouvant être réglés plus tard, une fois l’argent sur la table, et qu’ensuite, on ne pouvait transformer la ville, l’adapter à notre époque, sans supporter des chantiers.

Si les opposants se mettent – c’est le cas de le dire – en travers de la voie, en lançant une initiative ou un référendum, ils vont simplement aboutir à ce que rien ne se fasse, ou alors que les coûts et les délais augmentent, ou enfin qu’on manque l’occasion d’inclure la suite des projets genevois dans les financements fédéraux à l’horizon 2030-2040, qui vont bientôt se décider.

– Rolin Wavre, d’où vous est venue cette subite passion pour le projet alternatif de l’ingénieur Rodolphe Weibel?

Rolin Wavre : Au printemps 2016, je suis tombé sur une intervention du professeur Pierre-André Bobillier, qui défendait la même thèse que Rodolphe Weibel, à savoir que l’avenir du rail sur la Rive droite ne passerait pas par l’extension de Cornavin, mais par une gare de Cointrin traversante. C’est l’un des combats du Comité « Genève Route et Rail » (GeRER). Estimant que le rôle d’un citoyen et d’un élu est de prendre ses décisions en connaissance de cause, j’ai décidé de rencontrer ces deux personnes, j’ai posé de nombreuses questions et n’ai décelé aucun point faible dans leur argumentation. Les arguments de l’État et des CFF, quant à eux, n’ont pas varié : le Grand Conseil a voté, il n’y a pas à revenir sur cette décision, ni à renoncer au financement fédéral, dit l’État. Il est exclu de prendre en compte une proposition qui allongerait le temps de trajet, disent les CFF. Je suis convaincu qu’ils n’ont pas vraiment examiné l’alternative que nous proposons.

– La protection du quartier des Grottes a aussi joué… Les habitants s’étaient déjà battus avec succès, contre les projets qui les menaçaient.

– En effet, l’idée qu’une gare enterrée serait moins dommageable, est très ancrée chez les défenseurs des Grottes. Ils oublient que les gigantesques chantiers du projet CFF vont rendre nettement moins bucolique leur périmètre, durant deux fois six ans (2025-2031, puis à nouveau dès 2035)!

– En somme, vous sous-entendez que tout le monde s’est trompé en approuvant ce projet de gare souterraine?

– En effet. C’est exactement ce qui s’est passé au parlement cantonal. Les gens, à l’exception de quelques députés éclairés, se sont laissé convaincre par les rapporteurs des commissions ad hoc et par l’aplomb des experts fédéraux. Il faut bien comprendre que pour les CFF, 4 ou 5 milliards d’investissement n’ont rien d’effrayant. Ce sont des gens qui aiment construire et leur statut les met à l’abri des soucis terre à terre de financement.

– Soyons concrets : certains trains mettront plus de temps – de six à sept minutes – pour « faire » Genève-Lausanne ou l’inverse. C’est énervant, non?

– L’amélioration des voies et les progrès techniques vont faire gagner un quart d’heure entre Berne et Genève-Aéroport et seul un train sur deux sera concerné par ce petit délai, bien inférieur, soit dit en passant, aux retards que les usagers réguliers de la ligne CFF déplorent régulièrement ! Or c’est bien de cela qu’il s’agit : avec la mise en service du Léman Express, le cul-de-sac de Cointrin est une aberration qui empêchera ce nouveau RER d’arriver à l’aéroport avant 2045, au mieux. Ce que ne veulent pas voir les autorités et les CFF, c’est que le nœud du problème est d’abord à l’aéroport et non pas à Cornavin. Du point de vue environnemental, économiser près de 4 milliards de travaux gourmands en énergie et faire passer les convois de matières dangereuses hors du centre-ville serait plutôt intéressant.

– Ne risque-t-on pas de perdre le financement fédéral ? Cela représente quand même un milliard de francs…

– Notre projet coûte moins de 800 millions, l’ensemble des trois phases de l’agrandissement souterrain de Cornavin près de 4,7 milliards. Le financement fédéral d’un milliard n’est acquis que pour la première phase, avec 550 millions supplémentaires assumés par le Canton et la Ville. Pour les phases suivantes, il faudra renégocier avec Berne, absolument rien n’est acquis. Ne serait-il pas plus simple de réétudier l’ensemble du concept et, au moins, d’examiner la proposition dite Weibel ? Pour ma part, je conçois parfaitement que l’insistance d’un ingénieur à la retraite qui, avec quelques amis, défend avec opiniâtreté une option qui obligerait État et CFF à admettre leur erreur, puisse agacer. Mais comme les lanceurs d’alerte, les agitateurs d’idées mériteraient d’être plus écoutés dans notre société. La difficulté que rencontre l’État pour nous opposer des arguments rationnels indique, à notre avis, que ses experts ont écarté cette alternative, mais ne l’ont pas vraiment étudiée.

Footnotes

Rubriques
Dossiers

Continuer votre lecture