N° 137 - Printemps 2022

Le pouvoir des fleurs

Grasse, un nom magique qui évoque senteurs, champs de fleurs et siècles de savoir-faire. Mais aussi celui d’une ville des Alpes-Maritimes qui a bien failli perdre son âme et ses richesses, avant de renaître ces dernières années.

La rose centifolia, matière première à parfum.
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(AFP)
La rose centifolia, matière première à parfum.

« Surtout ne demande pas ton chemin à celui qui le connaît, tu risquerais de ne pas pouvoir te perdre », disait le sage voilà quelques siècles. Nahman de Bratslav n’a sans doute jamais mis les pieds dans les Alpes-Maritimes, mais Grasse est bien la ville idéale pour se laisser dériver. Surtout en son centre historique, véritable paradis de la photo format vertical avec son dédale de rues étroites et ses rectangles de ciels qui viennent se glisser entre deux bâtiments. Des persiennes, des génoises, des ocres aux nuances de rouge, jaune ou orange qui font une identité : Grasse transpire la richesse depuis des milliers d’années, sans ostentation aucune. Un destin qui s’est bâti sur des histoires d’argent, d’influence et de pouvoir, comme partout ailleurs.

Agacé par l’influence grandissante de petits seigneurs au XIIIe siècle, le souverain de Provence décida alors de favoriser l’émergence d’une nouvelle classe sociale afin de mieux les contrer. Commerçants et entrepreneurs furent donc exemptés d’impôts locaux – sauf au profit de l’Église, bien entendu. Cette nouvelle oligarchie s’enrichit grâce à la tannerie, puis avec l’industrie du parfum quelques siècles plus tard. Un socle a priori solide, et pourtant : une grande partie de son âme a bien failli s’évaporer tout récemment.

Le centre historique de Grasse.
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Le centre historique de Grasse et son dédale de rues étroites.

C’est la mondialisation qui a commencé à creuser sa tombe dans les années 1950, avec la concurrence internationale des produits de synthèse, ainsi que celle de productions plus compétitives en provenance de Bulgarie, d’Ukraine ou d’Inde. Le business de la rose et du jasmin en a souffert, puis les promoteurs ont vite saisi le bénéfice potentiel des constructions immobilières, bien supérieur à celui des champs de fleurs. Immeubles à la hausse, artisanat à la baisse, la chute semblait inexorable. Jusqu’à ce que Jérôme Viaud entre dans le jeu.

Élu en 2014 à l’âge de 36 ans, le jeune maire de Grasse a rapidement décidé de convertir plus de 70 hectares constructibles en terres agricoles. Dans un combat féroce contre les forces de l’argent dont il est sorti vainqueur, puisqu’il a été réélu au printemps 2020. Il parle de « sanctuarisation », mais voilà un terme qui respire un peu trop la poussière à notre goût. C’est bien plus que cela : un retour à la vie.

Le Musée international de la parfumerie (MIP)
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À Grasse, capitale de la parfumerie depuis le XVIIe siècle, la Ville a ouvert un musée pour raconter cette aventure industrielle et conserver, dans son jardin, les plantes à parfum.

JEUNE POUSSE

Une jeune génération de producteurs s’est ainsi révélée grâce à cette initiative. Ils sont une vingtaine aujourd’hui, contre seulement quatre ou cinq voilà quelques années, réunis dans l’association Fleurs d’exceptions (certains sites sont ouverts aux visites). Parmi eux, Pierre Chiarla, qui a préféré s’installer sur la terre de ses grands-parents – un peu moins de trois hectares – plutôt que de se lancer dans une carrière de paysagiste, probablement plus rémunératrice, mais nettement moins noble. La maison Micallef s’est engagée à lui acheter toute sa production de jasmin. C’est un régal de l’écouter : il a réponse à tout en toute modestie, descend sans rechigner au niveau du béotien, parle avec la patience de ceux qui savent que la nature n’est pas pressée. Sur son choix de vie, il dit : « Je n’ai pas hésité au moment de me lancer. Dès que j’ai eu l’idée, ça a été comme une évidence. Et même si mes grands-parents ne pratiquaient pas le même métier, j’ai le souvenir d’avoir passé des étés et des soirées à les aider à peser des légumes et les mettre en cagettes jusqu’à point d’heure. » Pour lui, Fleurs d’exception est bien plus qu’une simple identité associative. « Ensemble, on a plus de force quand on porte des dossiers, plus de poids par rapport aux industriels. On obtient des choses qu’on ne pourrait avoir en faisant cavalier seul. Surtout, il y a cette mise en commun de nos savoir-faire, de nos retours d’expérience. C’est une façon de transmettre des méthodes qui ont failli disparaître. »

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Installé sur les terres de ses grands-parents, l’horticulteur Pierre Chiarla s’est lancé dans la culture du jasmin.

PATRIMOINE IMMATÉRIEL

Les prix des matières premières sont plus élevés à Grasse, et pas qu’un peu. Un kilo d’absolue de rose centifolia coûte 12’000 euros, contre 3000 pour celui issu de la rose de Turquie. Tout le monde ne peut pas se permettre de tels investissements, mais les maisons les plus prestigieuses ont retrouvé un QG dans une ville à qui elles doivent tant : la Villa Botanica pour Firmenich, le Domaine de la Rose pour Lancôme et ses quatre hectares de champs cultivés en bio… L’École supérieure du parfum y a également pris ses quartiers en 2018, et d’autres institutions suivent le mouvement. Le tout récent classement des savoir-faire liés au parfum au patrimoine immatériel de l’humanité, après un long processus auprès de l’UNESCO, participe à cette tendance de fond. Une étape essentielle pour Jérôme Viaud. « L’optimisme, je l’admets, n’était pas au rendez-vous lors des premières réunions. Le parfum est associé à une image bling-bling, le chemin promettait d’être long – et ce fut le cas –, mais nous avons su démontrer que nos savoir-faire étaient un bien universel, transmis de génération en génération, et qu’il était nécessaire de les préserver. »
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(Lancôme)
Le Domaine de la Rose, le jardin de la maison Lancôme.

JARDINS DE SENTEUR

Il faut venir en mai pour profiter de la rose, entre août et novembre pour le jasmin, mais on trouvera son compte toute l’année à Grasse. En visitant les jardins du Musée international de la parfumerie (MIP), par exemple, qui ont pour mission la conservation des plantes à parfum. Trois hectares qui donnent une impression de fouillis, dans une ruralité exacerbée aussi volontaire qu’intelligente. On y retrouve l’histoire des plantes tendances ou oubliées, selon les modes olfactives, ainsi qu’une sublime palette de senteurs. Le ciste, surodorant, avec sa résine si spécifique sur sa feuille. Le pavot de Californie, la nigelle de Damas, les immortelles et leur odeur de curry. La cardère sauvage, aussi, qui vient s’inviter un peu partout avec ses allures de plantes carnivores et ses piquants utilisés pour peigner les moutons. On peut se poser toute la journée dans ces jardins-là, pour lire, pique-niquer, ne rien faire sinon siester ou contempler. De nombreux espaces sont prévus à cet effet, et c’est devenu un vrai luxe, ces jours, de constater qu’on n’exige de vous ni consommation ni temps limité sur place. Avec en prime la possibilité de tout toucher, de friser les plantes entre ses doigts pour mieux exhaler les odeurs sans se faire réprimander.

Un retour sur les hauteurs du village permet de contempler le panorama. Grasse fait partie d’un amphithéâtre naturel avec la Méditerranée comme scène, les montagnes et collines comme tribunes à l’est et à l’ouest, pour un microclimat qui permet la culture optimale de toutes les fleurs évoquées ici. Avec aussi la brise qui vient taquiner en fin de matinée avant de repartir vers son point de départ (la mer), dans un mouvement perpétuel aux allures de climatisation naturelle. On peut aussi remettre les pieds au centre-ville, pour d’autres surprises qu’on avait pu manquer au premier passage. Celle de la rue Tracastel, par exemple. S’y trouve un ancien couvent qui avait été racheté par une parfumerie, fermée depuis plus de vingt ans. De puissants effluves s’échappent encore des fenêtres médiévales, comme si la pièce était encore remplie de fleurs – alors que c’est juste la pierre qui s’en est imprégnée.

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Cueillette de la rose centifolia sur le Domaine de Manon, propriété de la maison Dior.

POINT D’ORGUE

Le Musée de la parfumerie est tout proche, pour celles et ceux qui souhaitent tout connaître de l’histoire des senteurs à travers les continents. Mais on peut se laisser aller à des activités bien plus ludiques, également. La maison Galimard organise des ateliers de création de parfums. Un moment idéal pour jouer les artistes devant les orgues à parfum, une appellation parfaite qui parle d’elle-même : les matières premières y sont disposées comme un instrument, sur plusieurs niveaux, pour nous permettre de tenter toutes sortes d’accords. « Un écrivain doit vivre dans l’illusion qu’il est le meilleur au monde », assurait Jo Nesbo, le grand auteur norvégien. C’est un peu la même chose ici : il faut avoir cette prétention de se considérer comme un vrai nez au moment de choisir les quinze ou vingt matières premières qui donneront une création disons, aléatoire, quand bien même on bénéfice de l’aide de vrais professionnels pour les dosages. Notes de tête et de fond, univers boisé ou frais, on va où on veut et on repart avec un flacon frappé du nom qu’on aura nous-mêmes choisi. Ultime élégance : on aura même la possibilité de le recommander une fois épuisé, puisque Galimard mémorise toutes les créations de ses visiteurs. Une conclusion de séjour parfaite, qui donne envie de revenir avant même d’en être parti.

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(Firmenich)
La Villa Botanica où les nez de Firmenich expérimentent de nouvelles fragrances.

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