Plus qu'un réseau social. Facebook est en passe de devenir l'agrégateur de tous nos outils de partage, publics mais aussi privés.
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Plus qu'un réseau social. Facebook est en passe de devenir l'agrégateur de tous nos outils de partage, publics mais aussi privés. © iStock.com/Rawpixel
N° 118 - Automne 2015

La matrice Facebook

Avec 1 440 000 000 d’utilisateurs, Facebook totalise plus de personnes que n’importe quel pays. Cette position unique, alliée à des choix stratégiques ambitieux, a fait du groupe une des entreprises les plus puissantes du monde. Et sa soif de pouvoir ne semble connaître aucune limite. Bienvenue dans le monde selon Facebook.

Un habitant de la planète sur cinq. C’est le nombre de personnes qui se connectent à Facebook au moins une fois par mois (*mars 2015 – source : Facebook). Onze ans après sa naissance, le réseau social se porte à merveille. Facebook embauche : ses effectifs ont augmenté de 45 % en 2014, à plus de 10 000 salariés. Facebook continue de gagner des utilisateurs : environ 530 000 nouveaux profils ont été créés chaque jour depuis le début de l’année. Facebook fait des bénéfices : il a atteint 2,9 milliards de dollars en 2014, le double de 2013. Mais surtout, Facebook investit ! En raison de récentes acquisitions notamment, les dépenses du groupe ont augmenté de 47,5 % l’an dernier, à 7,5 milliards de dollars. Ces 7,5 milliards de dollars, c’est le prix d’une vision à long terme qui nous concerne tous. Mark Zuckerberg, le jeune patron de Facebook, ne cache pas ses ambitions : faire de son réseau social le portail de nos vies. La matrice.

Pour cela, Mark Zuckerberg l’a bien compris, le terme « social » est devenu trop restrictif. Il y a encore quelques années, le jeune milliardaire balayait d’un revers de la main, à grand renfort d’obscurs paramètres de confidentialité, les critiques selon lesquelles Facebook portait atteinte à la vie privée des gens. Il décrivait alors la notion de « vie privée » comme un concept dépassé. Mais au fur et à mesure de l’expansion de son réseau – et de ses ambitions –, le trublion patron a appris la leçon : toutes les données personnelles ne sont pas destinées à être « partagées », à être rendues publiques. « Une des choses sur lesquelles nous nous concentrons le plus, c’est la création d’espaces privés où les gens peuvent partager des choses ou avoir des interactions qu’ils ne pourraient pas avoir ailleurs », déclarait récemment Mark Zuckerberg. Ce virage stratégique ne doit rien au hasard : Facebook a réalisé que le business de la publicité ciblée, dont il se targue d’être un champion, ne dépend pas de la disposition de ses utilisateurs à rendre leur vie publique. Il dépend surtout de leur disposition à utiliser ses services autant que possible, ce qui permet à l’entreprise de mieux comprendre les comportements et les centres d’intérêt de ses clients. Mais comme Mark Zuckerberg le reconnaît désormais, ce n’est possible que si le réseau social regagne la confiance des internautes. Que Facebook rassure ses utilisateurs sur sa capacité à protéger leurs informations, à les compartimenter, et il verra ces utilisateurs « partager » davantage d’informations.

Facebook omniprésent

Ces dernières années, Facebook cherche donc à démontrer qu’il n’est plus seulement un « réseau social ». Les récentes acquisitions prouvent que Facebook investit massivement sur le mobile, qui représente désormais plus de 70 % de ses recettes publicitaires. En rachetant le réseau de partage de photos Instagram il y a trois ans, le service de messagerie WhatsApp en février 2014, ou encore le spécialiste de l’encodage vidéo QuickFire en janvier 2015, l’entreprise montre qu’elle entend centraliser toutes les interactions possibles, privées ou publiques – vidéos, textes, images, jeux, localisation, etc. Ces applications indépendantes viennent rejoindre la liste des « produits Facebook » développés récemment : la messagerie Messenger, le moteur de recherche Graph Search ou encore l’agrégateur d’informations Paper. Il se murmure également qu’une plateforme « Facebook for Work » (Facebook pour le travail) serait en passe d’être lancée. Celle-ci permettra aux employés d’une même entreprise d’échanger et de partager des documents, ou encore de se créer des contacts professionnels, le tout sur un profil complètement séparé du profil personnel. Avec cet outil, c’est très clairement LinkedIn et Google Drive que Facebook concurrencerait.

« La diversité des moyens par lesquels les gens veulent partager, les moments de partage, les outils dont les gens ont besoin pour communiquer, tout cela va continuer à se développer », déclarait Mark Zuckerberg à l’automne dernier. La multiplication des outils de partage créés (ou absorbés) par Facebook sert un objectif très terre à terre : augmenter drastiquement le revenu moyen généré par un utilisateur, en offrant aux annonceurs l’opportunité de diffuser des publicités plus personnalisées et plus pertinentes. « Ce virage vers la personnalisation représente le plus grand virage qu’ait connu le marketing ces dernières décennies, et Facebook a une position tout à fait unique dans ce tournant », affirmait récemment Sheryl Sandberg, la directrice des opérations (COO) du groupe.

Connecter la planète

Mais pour que les annonceurs acceptent de mettre la main au porte-monnaie, Facebook – comme ses concurrents d’ailleurs – doit tout faire pour que ses utilisateurs passent plus de temps sur ces services. Pour cela, les dirigeants du groupe affichent un objectif audacieux, déguisé en mission humanitaire : « Connecter tout le monde. » Faire que les 7 milliards d’habitants de cette planète aient accès à Internet… et donc à Facebook. Car selon Mark Zuckerberg – et depuis peu selon l’ONU –, la connectivité doit être vue comme un droit de l’homme à part entière. Or aujourd’hui, deux tiers de la population mondiale n’ont pas accès à Internet. De ce constat est né en 2013 Internet.org. D’après le site Internet de l’organisation, il s’agit d’un « partenariat mondial mené par Facebook entre leaders du domaine technologique, organismes à but non lucratif, communautés locales et experts, qui collaborent pour offrir Internet aux deux tiers de la population mondiale qui n’y ont pas accès ».

Déjà à l’essai en Colombie, en Zambie et, depuis février, en Inde, le projet prend actuellement la forme d’une application qui permet de se connecter à une quarantaine de sites Web, via un téléphone portable : météo, santé, informations locales, recherche d’emploi, mais aussi le moteur de recherche Google et, bien sûr, Facebook et son service de messagerie. Ce n’est encore qu’un début ; pour entrevoir l’avenir, il faut lever les yeux au ciel. L’an dernier, le groupe a mis la main sur Ascenta, une petite entreprise britannique spécialisée dans la construction de drones à énergie solaire. Les cinq employés d’Ascenta ont rejoint l’équipe du Connectivity Lab de Facebook (le bras technologique d’Internet.org), un laboratoire chargé d’élaborer « de nouvelles plateformes de connectivité sur terre, dans les airs et en orbite ». Il s’agit de créer différents systèmes d’accès à Internet selon la densité des régions ciblées : drones à énergie solaire, satellites en orbite basse, rayons laser infrarouges… Facebook investit sans compter dans ces technologies de pointe, recrutant à tour de bras chercheurs et spécialistes de l’aérospatiale, notamment de la NASA (l’agence spatiale américaine).

Communication du futur

Des milliards d’êtres humains connectés, et autant de profils Facebook : le groupe, qui possède déjà plus d’utilisateurs que la Chine ne compte d’habitants, n’entend pas s’arrêter là. Après le PC et le téléphone portable, il entrevoit dans la réalité virtuelle la prochaine plateforme sociale de communication. Le rachat d’Oculus Rift, le concepteur de casques de réalité virtuelle (pour 2 milliards de dollars), est à ce titre l’acquisition la plus audacieuse et la plus visionnaire de Facebook. « Oculus a l’opportunité de créer la plateforme la plus sociale jamais conçue, et de transformer la façon dont on travaille, joue et communique », déclarait Mark Zuckerberg lors de ce rachat en mars 2014. Le jeune patron y voit le mode de communication du futur. Reste à trouver les moyens d’intégrer la technologie d’Oculus Rift dans l’expérience sociale de Facebook. Un avenir encore difficile à imaginer, qui tient du pari sur le très long terme. Un futur où l’on pourra étudier à distance, rencontrer un docteur, assister à un match grâce à la réalité virtuelle, et cela simplement en mettant ses lunettes à la maison. « Imaginez partager avec vos amis non seulement des moments mais des expériences à part entière ! », s’enthousiasme Mark Zuckerberg.

« Les dirigeants du groupe ne veulent pas seulement placer Facebook dans le monde qui existe déjà – en ajoutant des boutons « Partager » aux événements de nos vies. Ils veulent faire entrer le monde réel entre les murs virtuels de Facebook. Ils veulent que vous viviez dans la matrice Facebook », analyse le journaliste Mark Wilson dans le magazine spécialisé FastCoDesign. Les ambitions hégémoniques de Facebook sont déjà, on le voit, en train de se concrétiser. Aujourd’hui, près de deux tiers des internautes (64 %) utilisent leur compte Facebook pour s’identifier sur des sites Web et des applications mobiles. Depuis mars dernier aux Etats-Unis, la messagerie de Facebook s’est dotée d’un système de paiement mobile qui permet de s’envoyer de l’argent entre « amis ». Un bouton « Acheter » est actuellement à l’essai sur certaines publicités du site. Flipboard permet désormais de lire ses articles sans avoir à cliquer sur un lien – et donc sans avoir à quitter le site. Dans le domaine de la santé, Facebook envisage de mettre sur pied des « communautés de support » pour les utilisateurs atteints de diverses maladies, ou encore de développer des applications de prévention.

Il s’agit de créer différents systèmes d’accès à Internet : drones à énergie solaire, satellites en orbite basse, rayons laser infrarouges…

L’éventail de possibilités qu’offre – et qu’offrira – Facebook grossit chaque jour un peu plus et le réseau social est en passe d’agréger tous les outils qui rythment notre vie et nos échanges « online ». Un constat aussi intrigant qu’effrayant, disent certains. Peut-on donner sans risque à Facebook, déjà détenteur d’un nombre incalculable d’informations sur ses utilisateurs, les clés de notre vie ? Nos données les plus personnelles, comme nos données de santé et nos données bancaires, sont et seront-elles protégées ?

En juin 2014, Facebook s’était retrouvé au cœur d’une tempête après avoir reconnu que ses équipes avaient modifié, sans avertissement, le « fil d’actualité » de près de 700 000 Américains pour les besoins d’une expérience de recherche universitaire. Il s’agissait de voir si les émotions négatives ou positives exprimées sur le réseau pouvaient se transmettre d’une personne à l’autre et se propager, telles des épidémies de joie ou de tristesse (la réponse était « oui »). Cette manipulation vivement dénoncée avait un temps relancé le débat sur ce que les sociétés privées peuvent faire des données de leurs abonnés. Un débat toujours vif, et toujours pas tranché – aussi bien du point de vue légal qu’éthique.

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