Extra-Natural 2018, Miguel Chevalier. Oeuvre de réalité virtuelle générative et interactive qui fait entrer le visiteur dans un autre monde © Miguel Chevalier
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Extra-Natural 2018, Miguel Chevalier. Oeuvre de réalité virtuelle générative et interactive qui fait entrer le visiteur dans un autre monde © Miguel Chevalier
N° 128 - Printemps 2019

À l’heure des algorithmes

Il y a eu le nombre d'or, la géométrie et la perspective, la photographie et la vidéo. Il y a aujourd'hui le numérique et l'intelligence artificielle. Intelligence mais pas encore imagination.
La question réside ici : un robot peut-il être l'auteur d'une œuvre d'art ? Une chose est sûre, les nouvelles technologies ouvrent le champ artistique.
Bienvenue aux créations immersives, interactives, génératives.

On est aujourd’hui bien loin des machines de Jean Tinguely dont les mouvements et les bruits composaient une étonnante poésie sonore. Les gentils robots de l’artiste suisse, animés par un moteur électrique, étaient déjà faits pour interpeller le spectateur. On est au début des années 1960, une période qui voit le champ artistique s’ouvrir à de multiples expérimentations. Au même moment, un artiste hongrois installé à Paris, grand curieux des nouvelles technologies, crée les premières œuvres cybernétiques.

Artiste-ingénieur, Nicolas Schöffer réalise en 1955 une sculpture multimédia interactive sonorisée par un autre expérimentateur de génie, Pierre Henry. Un an plus tard, il donne naissance à la sculpture-robot CYSP1, qui n’est pas sans rappeler les droïdes de Star Wars. Élevée au sommet de la Cité Radieuse de Le Corbusier à Marseille, elle symbolise une époque avide de nouveautés. Et, hasard ou pas, c’est aussi de 1956 que date l’expression « Intelligence artificielle ».

Exemple de création artistique générée par Google et son logiciel Deepdream. Cette image a eu un tel succès sur les réseaux sociaux qu'elle a donné naissance au mouvement artistique connecté
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© Google / Deepdream
Exemple de création artistique générée par Google et son logiciel Deepdream. Cette image a eu un tel succès sur les réseaux sociaux qu'elle a donné naissance au mouvement artistique connecté "Inceptionnisme".

Regard de l’art sur les robots

À toutes les époques, les artistes se sont approprié les matériaux, les technologies et les moyens de production de leur temps, remettant en cause la notion de forme et d’esthétique. Aujourd’hui, c’est l’intelligence artificielle, l’informatique et la robotique qui lancent un défi aux artistes.  D’avant-garde pour son époque, l’œuvre de Nicolas Schöffer fait désormais figure de dinosaure.

Cependant, c’est bien l’année 2018 qui lui consacre une reconnaissance muséale à travers une rétrospective montée au LaM de Villeneuve-d’Ascq. Au même moment, son robot CYSP1 prend la place de pionnier dans le parcours artistique de l’exposition Artistes et Robots au Grand Palais à Paris, la première du genre.

CEUX QUI ONT DÉCIDÉ DE SIGNER D’UNE FORMULE MATHÉMATIQUE, DE METTRE UN CADRE EN OR, C'EST NOUS.

Pour la chercheuse Laurence Bertrand Dorléac, commissaire de l’exposition, le moment est arrivé de rassembler des œuvres d’art contemporain qui intègrent l’intelligence artificielle et la robotique, une manière d’« amener le public à réfléchir à ce qui fait qu’une œuvre est une œuvre et qu’un artiste est un artiste, mais aussi au statut de la technique dans le processus artistique ». Car si depuis Duchamp et Dada, le XXe siècle a passé son temps à remettre en cause l’œuvre d’art en tant qu’objet, le XXIe siècle semble être en passe de redéfinir le statut, non de l’œuvre, mais de son créateur. Certains s’en inquiètent, d’autres s’enthousiasment. Avec humour ou audace, le cinéma a déjà imaginé notre futur robotique dans de nombreux blockbusters. Récemment, ce sont les chanteurs Justin Timberlake ou Taylor Swift qui se sont présentés sous forme robotique ou transhumaine dans leurs clips tandis que les artistes ORLAN ou Takashi Murakami se jouent de leur propre image en inventant leurs clones version cyborg. « Tu es un autoportrait qui bouge et qui parle, qui fait semblant d’avoir des émotions, mais tu n’en éprouveras jamais : tu es un objet, une représentation ! » crie ORLAN à son double humanoïde. Cri de guerre ou de détresse. Qui ou que sera l’artiste de demain ? Le cinéaste japonais Kôji Fukada nous donne déjà un élément de réponse dans son film Sayônara qui fait jouer pour la première fois un acteur-robot dans un climat de fin du monde, post-Fukushima.

La révolution artistique des algorithmes

L’entrée de l’intelligence artificielle dans le domaine de l’art soulève des questionnements. Le 22 octobre 2018, sous le marteau de Christie’s New York, une œuvre d’art, réalisée conjointement par le collectif d’artistes français Obvious et Ian Goodfellow, chercheur en intelligence artificielle chez Google, a battu tous les records d’enchères rêvés pour une telle création mi-homme mi-machine. Estimée au départ autour de 10 000 dollars, la toile  Portrait d’Edmond Bellamy est finalement partie à 432 500 dollars auprès d’un particulier resté anonyme. Une envolée extraordinaire pour une œuvre loin d’être ordinaire : un portrait d’homme, veste noire et visage flou, ressemblant de manière troublante aux portraits peints du XVIIe siècle, mais avec une formule mathématique en guise de signature. Ce qui a contribué à définir sa valeur artistique semble le fait qu’elle ait été produite non par une main humaine, mais grâce à un algorithme ayant la capacité d’ingurgiter 15 000 images de portraits peints datant du XVIe au XXe siècle afin de pouvoir ensuite générer une série d’images nouvelles, inédites. Cependant, sur la base d’un tel corpus existant, s’agit-il réellement d’une création originale nécessaire à toute valeur artistique ?

Pour Pierre Fautrel, du collectif Obvious, on est face à une révolution similaire à celle de l’invention de la photographie au XIXe siècle qui, elle aussi, avait fait débat en son temps. Certains critiques avaient peur que l’art ne disparaisse à cause de ce nouvel outil, qui, finalement, gagnera le statut d’œuvre d’art à son tour. « Même si l’algorithme crée l’image, c’est nous qui avons l’intention. On s’en sert comme d’un outil, très puissant, avec peut-être une forme de créativité. Mais les gens qui ont décidé de faire ce sujet, c’est nous. Ceux qui ont décidé d’imprimer sur de la toile, la signer d’une formule mathématique, mettre un cadre en or, c’est nous », précise Pierre Fautrel à l’appui de son argumentation. De la même manière, un morceau des Beatles créé par Intelligence artificielle en 2016 par le Sony Computer Science Laboratory avait été guidé au départ par un compositeur. Les artistes seraient donc toujours à leur place, l’intention créative étant préservée. Il s’agit-là de la protection de l’idée originale, intrinsèque aux droits d’auteur, et différente de l’acte de production. Cependant, Pierre Fautrel ne nie pas que la machine est dotée d’une certaine « forme de créativité ». Elle est un outil intelligent qui remplace l’artiste, du moins techniquement, et non un simple médium à son service. Et c’est bien là que réside le cœur de la problématique. Les machines de demain, grâce à l’intelligence artificielle, pourraient s’affranchir de toute intention humaine et devenir des personnalités juridiques à part entière. Le droit n’a pas encore tranché.

Le robot humanoïde du film
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© 2015 "Sayônara" Seisaku linkai
Le robot humanoïde du film "Sayônara" du cinéaste japonais Kôji Fukada. Dans cette oeuvre magnifique, le robot nous transporte dans une étrange poésie.

Supplément d’âme

L’outil développé par Ian Goodfellow, appelé GAN qui signifie « réseaux antagonistes génératifs », avait déjà permis de créer en 2016 une toile à la manière de Rembrandt, conçue par une équipe d’historiens d’art, d’ingénieurs et de scientifiques de Microsoft, de l’Université de technologie de Delft aux Pays-Bas et du musée hollandais Mauritshuis en partenariat avec la banque ING dans le cadre d’un projet baptisé « The Next Rembrandt ». Faussaires et charlatans pourraient s’en frotter rapidement les mains, ce qui amène d’ailleurs les experts du marché de l’art à redoubler de vigilance, autant sur les œuvres produites par le procédé GAN que par les imprimantes 3D. Car les GAN sont constitués de deux réseaux de neurones artificiels (l’un génère des images et l’autre vérifie si ces images sont connues ou pas) qui apprennent très vite (deep-learning). Ils sont capables d’imiter, de comprendre, de synthétiser, comme le cerveau humain mais en beaucoup plus performant. Aucun obstacle alors à ce qu’une intelligence artificielle apprenne à peindre, aussi bien, voire mieux, qu’un être humain. Mais c’est peut-être ici qu’est le hic. La trop grande perfection manque de ce supplément d’âme qui entraîne l’émotion et qui permet souvent de différencier un vrai d’un faux. Le dernier Rembrandt créé par ordinateur était, pour beaucoup de ceux qui l’ont vu, trop parfait. Si la guerre de l’intelligence artificielle n’a pas encore eu lieu dans le domaine de l’art, elle ne saurait tarder : d’un côté, les restaurateurs et experts pour des actes d’authentification, de l’autre, les faussaires qui réalisent des tableaux de maître plus vrais que nature.

Vers l’infini et au-delà

Picasso disait que les robots ne donnaient que des réponses. Oui, mais dans le cas présent, des réponses à l’infini. Ce qui n’est pas sans déplaire aux artistes les plus curieux qui ont l’instinct d’un terrain de jeu fascinant. Dans ses installations, Patrick Tresset donne des ordres à des robots pour peindre des portraits ou des natures mortes grâce à un bras articulé. De même, le Portugais Leonel Moura crée des robots qui peignent des formes que l’on ne peut déterminer à l’avance. La machine est alors capable de créer, ou plus exactement, de générer des formes inédites, grâce à des algorithmes. Le jardin virtuel Extra-Natural interactif et génératif de Miguel Chevalier enchante le regard, inondé par la valse des fleurs artificielles qui poussent à l’infini, dans une multitude de formes et de couleurs. Immersion totale dans un paradis artificiel fabuleux. Inattendues, imprévisibles, les machines deviennent ici des artistes. Mais alors, qui crée ? L’homme ou la machine ? L’homme est toujours à l’origine de la création, insistent plusieurs artistes de l’exposition Artistes et robots. Pour ces derniers, c’est surtout une manière de penser le monde de demain, à la frontière du réel et du virtuel. Mais imaginer un scénario à la Frankenstein n’est peut-être plus qu’une simple utopie artistique et science-fictionnelle. En attendant, les nouvelles technologies font rêver les artistes et leur public.

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