N° 135 - Été 2021

Gygi, libre dans sa tête

Le genevois vient de recevoir le prix de la société des arts. Rencontre avec un artiste rare qui a fait de l’art son territoire.

#135 – Art – Fabrice Gygi.
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© Noura Gauper
L’artiste genevois porte l’un de ses masques en bois inspirés par le théâtre Nô japonais. Avec, derrière lui, ses dernières aquarelles de très grand format.

Il n’y a pas de sonnette à sa porte. On l’appelle. La réponse fuse au téléphone, ton bourru, un peu agacé : « Mais il faut frapper… ». Pas le temps de raccrocher qu’apparaît un Fabrice Gygi hilare. Il nous conduit d’emblée à sa cuisine. Dès le seuil, on est surpris par un mur couvert d’outils méticuleusement alignés. Leur ordre maniaque donne le tournis et interpelle ; on ne s’attendait pas à cela de l’artiste au passé punk. Il a tout prévu. « Je vais m’asseoir là », dit-il en désignant une chaise dos au mur, façon bureau de commissaire de police. Pour nous, celle de la personne qui va subir l’interrogatoire. Le visiteur s’attend à être aveuglé par la lampe posée sur la table au moindre refus de parler. Un petit réchaud à gaz (pour le café turc) évoque un instrument de torture plutôt que le petit-déjeuner. On lui fait part de nos réserves, il rit de bon coeur. C’est une évidence, quoi qu’il fasse, où qu’il aille, les thématiques les plus connues de son oeuvre – l’autorité, la surveillance, l’univers carcéral – lui collent à la peau… littéralement : ses nombreux tatouages évoquent davantage le do-it-yourself du pénitencier que Venice Beach.

FILM NOIR

On lui rend visite à Genève à l’occasion du Prix de la Société des Arts qu’il est le septième artiste à recevoir après Gianni Motti, Renée Lévi ou encore Sylvie Fleury. Cinquante mille francs qui seront accompagnés d’une exposition et d’un catalogue en septembre. Plus tard, on se rendra dans son atelier de Vernayaz en Valais, à dix minutes de Martigny où il vit le reste du temps. Avant toute chose, il veut savoir à qui il a affaire, on se plie de bonne grâce, sachant pertinemment qu’il vous a déjà capté en quelques secondes, avec ce sixième sens inné des gens qui ont pas mal traîné dans la rue. Cette faculté et quelques intonations dans sa voix font penser à Gérard Depardieu, dont il partage l’adolescence chaotique. Il s’étonne de la comparaison, mais révèle au passage que Buffet Froid est son film préféré « pour l’absurde ». On n’y aurait jamais pensé, mais le chef-d’oeuvre d’humour noir de Bertrand Blier qui raconte les meurtres en série presque surréalistes d’un trio loufoque résonne avec l’univers de l’artiste à plus d’un titre.

#135 – Art – L’atelier de Fabrice Gygi à Vernayaz.
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© Noura Gauper
L’atelier de Fabrice Gygi à Vernayaz, à dix minutes de Martigny.

EXIL ÉCONOMIQUE

Au début du long-métrage, toutes les scènes se déroulent de nuit, dans l’ambiance déshumanisée du quartier de la Défense, à Paris. Station de métro et tour résidentielle vides, parvis désert, mobilier urbain proche du cauchemar éveillé : cette esthétique glaçante se retrouve dans les oeuvres de la première période de Fabrice Gygi, celle qui le voit installer des miradors et des structures métalliques antiémeute dans les musées à partir des années 90.

La dernière partie du film se passe à la campagne, de jour, en lumière naturelle. Gygi entretient depuis longtemps un rapport fort à la nature au point d’être parti faire un trekking seul dans le Grand Nord canadien il y a plus de vingt ans. On évoque la réplique de Jean Carmet expliquant son impulsion de meurtre par le manque de nature : « C’est le béton qui nous rend marteau, les terrains vagues c’est une merde déshumanisée qui nous entoure. La cité monstrueuse est sans âme. J’ai envie de voir les arbres, j’ai envie d’entendre chanter les oiseaux. » Est-ce pour cela qu’il se partage aujourd’hui entre Genève et le Valais ? Pas du tout, il y est contraint pour une raison purement économique. Le prix prohibitif des loyers genevois ne lui permet pas d’y avoir un atelier assez grand.

#135 – Art – L’atelier de Fabrice Gygi.
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© Noura Gauper
Posées sur le toit de la cabine, les sculptures en bois aux allures minimales sont constituées d’un même module maintes fois répété. L’artiste trouve dans la répétition un moyen efficace de vider l’oeuvre de son sens.

TRENTE ANS D’AVANCE

La problématique de l’espace l’intéresse particulièrement dans cette société de contrôle qui est devenue la nôtre. « J’ai l’impression d’être un corps sans territoire », dit l’artiste pour qui le fait de marcher dans la nature s’apparente à une tentative de récupérer ce terrain perdu. « Je suis dans l’errance parce que je cherche ma place. La seule fois que j’ai eu l’impression d’avoir un territoire, c’est lorsque je squattais. Quand on squatte, on conquiert notre territoire. C’est un geste politique, un acte de guerre », explique celui pour qui
la question de la propriété relève encore d’une problématique de lutte des classes. « Son accès est suffisamment cher pour que tout le monde n’y ait pas droit. Si tu es locataire, tu passes ta vie sans jamais vraiment posséder de territoire : à la fin, tu auras payé quatre fois la valeur de ton appartement. Et puis à ta mort, on te brûle, vu que nous sommes dans un pays protestant. Tu n’occupes même pas de place au cimetière. » En 2016, dans le cadre de l’exposition Open End au cimetière des Rois à Genève, son autoportrait en marbre découlait de cette réflexion. L’artiste se représentait dans un sac de couchage au pied d’une tombe. De la même manière, le transhumanisme lui paraît symptomatique à cet égard : « On finit par rêver de territoire sans corps. » On l’écoute attentivement. Après tout, les sujets qu’il aborde depuis toujours (la technologie comme outil de contrôle par exemple) et qui nous paraissaient si éloignés de notre réalité appartiennent désormais à notre quotidien. Comme l’explique Lionel Bovier, directeur du MAMCO : « Il avait trente ans d’avance ! »

Autodestructeur dans les années 90, squatter incarnant le romantisme sombre versant drogue, on comprend l’aubaine qu’a pu représenter Fabrice Gygi pour les institutions muséales qui l’ont beaucoup exposé à cette époque. Ses tatouages ont fait l’objet d’expositions et de publication sérieuses, il a participé à plusieurs biennales d’art internationales. Il est l’agent provocateur par excellence, une garantie d’échapper au conformisme que redoutent les musées, suffisamment pervers pour être subversif, mais avec une oeuvre sur le fil, toujours en contrôle. En cela, il reconnaît avoir accepté de jouer un certain jeu, tout à l’élan de conquête de sa jeunesse. Il s’est toujours défendu d’être un artiste militant alors même que le discours académique ou critique cherchait le politique dans son travail. Lorsqu’il a exposé une tente ou un étal couvert dans un musée, la critique y voyait automatiquement un jeu entre l’extérieur et l’intérieur. La réalité était bien plus prosaïque. « Quand j’ai réalisé ma première tente, ma démarche était très simple. Si cela ne fonctionnait pas, c’est-à-dire si aucun musée ne l’exposait, je pouvais dormir dedans. » La tente a finalement été montrée au MAMCO à Genève. Idem avec le présentoir couvert : « Je suis allé avec à Zurich, en me disant que si personne ne le prenait, je m’en servirai pour vendre des choses au marché aux puces. » L’oeuvre sera primée à la Biennale du Caire. Fabrice Gygi poussera plus tard cette logique jusqu’au bout, réalisant cette fois une installation constituée de plusieurs étals (Free Market) montrée dans l’espace public d’un vrai marché.

SORTIR DU SYSTÈME

Il n’a jamais été dupe du danger qui le guettait, à savoir faire partie d’un système, peu importe qu’il soit celui de l’art. L’installation présentée aux Abattoirs dans le cadre du Printemps de Septembre à Toulouse en 2008 – une sorte de machine de mise à mort à la chaîne – y fait explicitement référence par son titre : Fliessband and stars system. Quand on lui demande les raisons de ce grand hachoir, il répond « parce que dans cette course à la notoriété on est obligé de marcher sur des cadavres ».

Ne supportant plus le discours entourant son travail, ni sa récupération, l’artiste va chercher un moyen de sortir de cette situation, vivant un moment de repli vers 2010. L’issue viendra de la création de bijoux qu’il vend lui-même, sans l’intermédiaire des galeries. Le succès revient bientôt, avec son spectre de la célébrité qui vous absorbe et vous broie. Il ferme l’atelier de bijouterie et réactive son réseau de galeristes avec une nouvelle donne : épouser un art plus abstrait pour ne pas alimenter les tentations de discours.

Actuellement, il peint des lignes droites à l’aquarelle. Un motif de grille, maintes fois répété, comme un moyen efficace de vider une oeuvre de son sens. L’artiste peut ainsi échapper à cette quête de l’idée, du message qui lui est insupportable. Ces contraintes, il se les impose pour la discipline qu’elles supposent. « Par la répétition, je recherche l’usure. Une concentration qui oblige à être dans le moment présent. »

#135 – Art – Le masque d’un revenant de Fabrice Gygi.
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© Noura Gauper
Le masque d’un revenant, personnage récurrent dans le théâtre nippon, que Fabrice Gygi est en train de reproduire.
#135 – Art – Le masque d’un revenant de Fabrice Gygi.
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© Noura Gauper
Le masque d’un revenant, personnage récurrent dans le théâtre nippon, que Fabrice Gygi est en train de reproduire.

SOCIAL TRAÎTRE

Les aquarelles, d’un format peu usuel, font songer aux différents passages d’encre lors du processus de lithographie. Avec une luminosité en transparence, elles dégagent une certaine sérénité, à laquelle les collectionneurs comme les critiques d’art sont sensibles. Une reconnaissance du marché qui amuse l’artiste. « Pour certains de mes amis squatters, je suis devenu un ‹ social traître › et certains de mes acheteurs ont peur que je fasse partie de ceux qui voudraient leur couper la tête. » Voilà qui condamne Fabrice Gygi à un chemin solitaire, même s’il n’exclut pas la possibilité de revenir un jour à un projet communautaire, si cela pouvait lui permettre de se retirer du monde… technologique. L’artiste avoue, en effet, une certaine tendresse pour les luddites, les amish et l’éclairage à la bougie. « En fait, l’art est devenu mon territoire, un territoire horssol, qui me permet de survivre. »

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