N° 144 - Été 2024

« La beauté m’obsède »

Architecte, architecte d’intérieur et designer, Peter Marino réinvente l’univers du luxe depuis plus de vingt ans. Rencontre avec un esthète qui a fait de son apparence en total décalage sa meilleure carte de visite.

Peter Marino et son look imparable.
x
(Manolo Yllera)
Peter Marino et son look imparable.

Peter Marino, c’est d’abord un look. Le même depuis plus de vingt ans : 100% cuir, 100% motard tatoué. « Si je vois un autre architecte en pantalon kaki avec un blazer bleu, je vais m’évanouir », lui aurait dit un jour sa femme Jane, costumière pour la télévision. Exit le complet trois pièces cravate. Et bonjour le style en total décalage : sa meilleure carte de visite.

Peter Marino, c’est aussi l’architecte et designer qui a travaillé pour Andy Warhol et décoré les intérieurs d’Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé. C’est surtout lui qui met en scène l’univers du luxe. Longtemps associé à Chanel pour qui il a construit onze magasins partout dans le monde, il est, depuis 2010, l’architecte du groupe LVMH qui possède les marques Louis Vuitton, Dior ou encore Tiffany. « Je vis entouré de beaux objets, explique ce collectionneur d’art frénétique. Car tout m’inspire. »

Lorsque vous avez obtenu votre diplôme de l’école d’architecture de l’université Cornell en 1971, pensiez-vous que votre carrière connaîtrait un tel succès ?

Non, et je n’arrive toujours pas à y croire. La proportion d’architectes qui deviennent célèbres est très faible. Demandez à n’importe quelle personne de citer dix architectes : elle pensera à Frank Lloyd Wright, à Le Corbusier, peut-être à Pei. Ce n’est pas comme en art, où l’on connaît le nom de nombreux artistes. Il est inhabituel d’être un tant soit peu connu en architecture. Je n’aurais jamais imaginé que cela m’arriverait un jour.

Andy Warhol, avec qui vous étiez très ami, a été votre premier client. C’est le rêve pour se faire connaître.

Oui, c’est un peu comme de gagner à la loterie. J’ai commencé à travailler pour lui dans les années 70, alors qu’il était à l’apogée de sa carrière. Mon deuxième client a ensuite été Yves Saint Laurent, le troisième Gianni Agnelli et le quatrième la famille Rothschild. J’ai eu de la chance. Je crois en la vieille recette du succès : le talent – dont il existe très peu d’exemples dans le monde actuel – représente 5% du projet, 95% restant est du travail acharné entouré d’une équipe formidable. Aujourd’hui, 200 personnes travaillent avec moi sur 41 chantiers.

Comme le Cipriani à Venise, l’un des hôtels les plus célèbres du monde, que vous êtes en train de rénover.

J’adore l’ambiance de cet endroit qui doit beaucoup aux familles Guinness et Niarchos, qui en ont fait un cocon d’élégance extrême. En regardant d’anciennes photos, j’ai constaté à quel point les femmes et les hommes de cette époque étaient chics. Ils s’habillaient magnifiquement et avaient l’air incroyablement glamour par rapport à ce qu’on voit aujourd’hui. Mon objectif est de rendre à cet hôtel cette classe disparue.

Vous avez également restauré le bâtiment Tiffany à New York, un lieu emblématique pour tous les habitants de la ville. À quoi faut-il faire attention lorsqu’on touche à un tel symbole ?

L’important dans ce projet, c’était d’être un Américain ébloui par les étoiles du film Breakfast at Tiffany’s d’après le scénario génial de Truman Capote. Ce film, avec lequel j’ai grandi, est un rêve américain. Je ne peux pas écouter la chanson Moon River sans pleurer, tellement c’est beau. J’ai beaucoup insisté auprès de LVMH pour qu’il y ait une salle Audrey Hepburn dans la boutique, tout en sachant qu’en prenant cet espace sur la surface de vente cela rendrait fous les gens de la marque. Ils ont fini par accepter. J’ai accroché des peintures d’Audrey Hepburn tout autour de la pièce. Au milieu trône la robe noire qu’elle portait dans le film, l’actrice apparaissant sous la forme d’un hologramme. Nous avons ensuite ajouté des extraits de films et de la musique. Et les gens ont pris plus d’un million de selfies.

x
(Courtesy Tiffany & Co.)
À New York, dans la boutique Tiffany rénovée, une sculpture en bronze inspirée par la Vénus d’Arles à l’artiste Daniel Arsham.

Vous êtes l’architecte d’Armani, Gucci, Louis Vuitton, Chanel, Dior, Tiffany qui sont des marques très différentes, mais aussi concurrentes. Comment faites-vous pour travailler avec chacune d’elles sans vous répéter ?

Pendant les dix premières années de ma carrière, j’ai dessiné des maisons privées. De fait, vous ne pouvez pas proposer à deux clients une villa identique. Pour ces marques, c’est la même chose. Il ne me viendrait jamais à l’esprit de produire le même projet pour Chanel et pour Dior. Pour Chanel, je fais comme si je travaillais pour Mademoiselle Chanel. Je me demande ce qu’elle aimerait, ce qu’elle ferait, ce qu’elle demanderait. Cela ressemblerait-il à ce que Monsieur Dior aurait voulu ? Certainement pas, j’en suis convaincu. Leurs personnalités étaient totalement différentes. Tout comme Valentino est aux antipodes d’Armani. Ces marques sont à mille lieues les unes des autres.

La philosophie du marché du luxe a-t-elle beaucoup changé ?

La philosophie n’a pas beaucoup évolué, mais l’objectif oui. Lorsque j’ai commencé à travailler pour des créateurs de mode, Internet n’existait pas, il n’y avait pas d’achat en ligne, pas de Net-a-Porter. Si vous vouliez une robe ou un sac à main de luxe, vous deviez vous rendre dans un magasin, qui n’avait donc pas besoin d’être très chic parce que vous n’aviez pas le choix. Aujourd’hui, avec Internet, toutes les marques disent que l’architecture et la décoration intérieure des boutiques doivent relever de l’expérience : chaque canapé, chaque tapis, chaque lampe doivent être conçus dans cette optique. Il ne s’agit plus seulement de vendre de la maroquinerie, des bijoux ou des vêtements, mais un style de vie. Il existe en cela une statistique intéressante : sur quatre personnes qui entrent dans un magasin de luxe classique, une seule repart avec un achat. Si vous offrez une expérience sensuelle, visuelle et intellectuelle exceptionnelle, les quatre achèteront quelque chose. Le bâtiment Dior que j’ai terminé de rénover en 2021 avenue Montaigne à Paris, par exemple, est une boutique, mais aussi un musée et un restaurant. On y trouve également une magnifique suite ainsi que des appartements à louer. C’est complètement autre chose.

L’intérieur de la nouvelle boutique Dior avenue Montaigne à Paris.
x
(Kristen Pelou)
L’intérieur de la nouvelle boutique Dior avenue Montaigne à Paris. Dans l’escalier, 1500 objets miniaturisés en impression 3D retracent l’histoire de la maison.

Vous avez une formation artistique. Vous avez commencé à collectionner très jeune, et de manière encyclopédique, aussi bien des peintures de Jean-Michel Basquiat que des bronzes français, en passant par l’archéologie antique grecque et romaine et les photographies de Diane Arbus. En 2018, vous avez d’ailleurs créé votre propre musée en l’installant dans l’ancienne bibliothèque Rogers à Southampton, dans l’État de New York, où vous habitez. Pourquoi avoir choisi cet endroit ?

D’abord parce qu’il est situé au cœur de la ville. Ensuite, parce que l’ancienne Rogers Memorial Library dans lequel il se trouve a été fondée par Harriet Rogers, qui a légué l’ensemble de ses biens en 1895 pour construire une bibliothèque. Son idée était que tout son argent devait servir à élever le niveau d’alphabétisation de la population locale, qui comptait de nombreux fermiers analphabètes. Il y a vingt ans, la bibliothèque étant devenue trop petite, la ville de Southampton en a construit une autre cinq pâtés de maisons plus loin. Lorsque ma femme Jane et moi sommes passés devant l’ancienne, nous avons vu cet immense panneau sur lequel était marqué : « À vendre ». Nous avons trouvé ça vraiment très triste. L’héritage de la ville allait être utilisé pour qu’un magasin vende des draps et des serviettes au lieu de permettre à tout un chacun d’approfondir ses connaissances en matière de littérature.

Et qu’avez-vous fait ?

Jane m’a dit : « Pourquoi ne demandes-tu pas à l’un de tes riches clients d’acheter ce bâtiment en piteux état et d’en faire quelque chose ? » J’en ai contacté quatre ou cinq qui vivaient à Southampton. Ils m’ont répondu qu’ils ne venaient ici que pendant l’été et qu’un tel projet ne les intéressait pas. « Alors il faut que nous l’achetions, a proposé ma femme. Tu connais l’état de l’immeuble. Tu sauras comment le rénover. » En tant qu’architecte, j’ai aussi voulu montrer que la réutilisation de vieux bâtiments est bien plus intéressante que cette frénésie américaine qui consiste à tout démolir pour reconstruire à neuf, ce qui est une aberration pour l’environnement. Regardez Venise où toute la ville s’est adaptée pendant des siècles. J’ai donc fait l’acquisition de la Rogers Memorial Library et je l’ai restaurée.

C’est là que vous avez créé la Peter Marino Art Foundation qui a ouvert ses portes en juin 2021 et où vous exposez vos collections.

Oui, mais mon objectif n’est pas aussi élevé que celui d’Harriet Rogers, à savoir de développer l’alphabétisation de la population. Mon but est plutôt d’accroître la connaissance de l’art aussi bien contemporain, moderne, qu’antique ou médiéval. Mon message s’adresse aussi à cette communauté composée de golfeurs et de tennismen en leur disant : « Aujourd’hui il pleut ! Venez voir des œuvres ! »

x
(Jason Schmidt)
La Peter Marino Art Foundation est installée à Southampton dans l’ancienne bibliothèque de la ville que l’architecte a rénovée.

Vous exposez des artistes comme Anselm Kiefer et Melvin Edwards, des photographies de Diane Arbus et de Priscilla Rattazzi. Ces œuvres vous appartiennent-elles ?

J’expose environ 200 œuvres de ma collection qui compte plus d’un millier de pièces. Alors oui, je suis riche en œuvres d’art, mais pauvre en argent, comme on dit, et cela m’est égal. Ma philosophie est de profiter de la vie et de ma famille en étant entouré des plus belles choses. Pour moi, l’argent est très abstrait, alors que l’art est très réel. Tout ce que je gagne, je le dépense dans l’art. Notamment dans l’art africain. Ma collection dans ce domaine ne cesse de s’agrandir, avec des artistes comme Sanford Biggers, qui associent l’art africain à l’art occidental. Cette fusion est le signal, le meilleur et le plus sain selon moi, pour prouver que deux cultures peuvent s’unir au point de ne plus se différencier.

Lorsque vous collectionnez, par exemple, des œuvres d’art et des meubles des Lalanne, comment cela se passe-t-il ? Vous découvrez des artistes et vous en tombez amoureux ?

C’est une belle façon de le décrire. Les artistes sont mes amis et mes invités. Dernièrement, j’ai dîné avec Julian Schnabel que je connais depuis plus de quarante ans et je lui ai dit : « Julian, pourrais-tu faire quelques assiettes pour Tiffany ? » Et il a fait une série de céramiques, chacune portant la signature d’un poète qui lui tenait à cœur.

Schnabel était l’une des icônes de la scène artistique new-yorkaise foisonnante des années 70-80. Étiez-vous aussi ami avec Jean-Michel Basquiat, l’autre star du moment ?

Nous n’étions pas amis, mais je le connaissais et j’ai assisté à sa toute première exposition avec Andy Warhol. Je trouvais que ce qu’il faisait ressemblait à du gribouillage. Je me posais beaucoup de questions au sujet de son œuvre. J’ai longtemps regretté de n’avoir rien acheté à l’époque. Il m’a fallu plusieurs années avant que Peter Brant, qui collectionne beaucoup, ne me dise : « Peter, ne rate pas le coche. » J’en ai alors acheté deux ou trois.

New York était-elle différente à l’époque ?

Oui, très. L’université Cornell proposait un programme d’enseignement à distance en quatrième année, dans le cadre duquel j’ai vécu toute l’année à New York. Cela se passait sur la 17e rue, à l’endroit même où Andy Warhol avait installé sa Factory. Les professeurs nous emmenaient visiter son atelier, mais aussi ceux de Roy Lichtenstein, de Jasper Johns… C’est ainsi que j’ai rencontré tous les acteurs de la scène artistique new-yorkaise des années 60. J’ai compris très tôt la valeur de Warhol. J’ai toujours pensé que l’art devait être fondé sur la réalité et refléter l’époque dans laquelle nous vivons. Lui justement, avait parfaitement saisi cette société américaine, consumériste et fascinée par la célébrité. La preuve c’est qu’aujourd’hui encore, un portrait de Marilyn peut atteindre 60 ou 80 millions de dollars aux enchères.

Que pensez-vous de ce qui se passe aux États-Unis aujourd’hui ?

En ce moment, nous ne sommes pas au meilleur de notre forme. Le pays dans lequel je vis n’est plus celui dans lequel j’ai grandi. On pourrait peut-être dire cela de n’importe quel endroit du monde, mais ici, je ressens très fortement une fracture et je regrette qu’il y ait partout tant de négativité. Je fais partie de ces Américains démodés des années 60, 70 et 80 dont les opinions politiques se situent au centre et qui sont complètement ignorées par l’extrême droite ou l’extrême gauche.

Vous travaillez également beaucoup en Asie. Existe-t-il d’importantes différences culturelles entre les pays ?

Le Japon, la Corée et la Chine sont trois « continents » qui n’ont vraiment rien à voir les uns avec les autres. C’est aussi différent que l’Angleterre, la France et l’Italie. À la fin des années 80, les Japonais avaient tout l’argent du monde. Ils achetaient le Rockefeller Center, le Waldorf Astoria à New York, tous les monuments de Paris et de Londres. Ils sont devenus immensément riches. Pour eux, engager un architecte américain symbolisait cette victoire. J’ai construit sept bâtiments dans ce pays entre 1987 et 1991, au moment de la grande crise financière. J’ai travaillé pour Isetan et la marque de maquillage Shiseido, ainsi que pour les magasins Barneys au Japon. Kimiko, ma petite amie japonaise de l’époque, m’avait donné un conseil très précieux au moment de signer mon premier contrat avec une société japonaise : « Tu es un artiste. N’essaie pas d’être un homme d’affaires et de négocier ton contrat, car leurs hommes d’affaires ont une mentalité de samouraï. Ils doivent gagner. Et toi, tu seras frustré et tu n’obtiendras rien. »

La boutique Chanel construite à Séoul en 2019.
x
(Manolo Yllera)
La boutique Chanel construite à Séoul en 2019.

Pour un Occidental, est-ce compliqué de travailler là-bas ?

Le Japon et la Corée sont des endroits de rêve pour un architecte. Les Japonais, notamment, ont énormément de respect pour les architectes. Je me souviens avoir demandé : « Quel est votre pays préféré pour travailler ? » à cinq ou six architectes très connus. Ils m’ont tous répondu : « Le Japon ». Là-bas, les grandes entreprises de construction sont plus que centenaires. Elles forgent des relations très longues avec leur clientèle. Ce n’est pas la même chose en Occident où il n’y a pas cette forme « d’amabilité » entre les entrepreneurs et les clients. C’est quelque chose d’assez extraordinaire. Au Japon, chaque projet démarre par une cérémonie shintoïste qui implore les esprits du lieu de bien vouloir être bienveillants.

La passion est ce qui vous anime ?

Je préfère parler d’obsession. J’adore être obsédé par une œuvre d’art, un projet… ou même une rose. Cette année, j’ai remporté une énorme coupe d’argent de l’American Rose Society pour la rose que j’ai créée. Elle est divinement pâle et s’appelle Heritage. La beauté m’obsède. Je pense que l’obsession est la base de tout grand art.

x
(Stéphane Muratet. Courstesy Louis Vuitton)
Peter Marino fait rayonner la façade de la boutique Louis Vuitton place Vendôme à Paris.

Quel nouveau projet rallume, en ce moment, cette flamme ?

En architecture on dit que le meilleur jour, sur n’importe quel projet, est celui où vous êtes embauché, et qu’à partir de là, c’est la dégringolade, parce que c’est à ce moment-là que les difficultés commencent. C’est donc toujours au début que l’on est le plus heureux, puis à la fin, lorsque tout se termine. J’adore le bâtiment que j’ai fait pour Tiffany. Mais le fait que LVMH m’ait demandé d’en construire quatre autres, ailleurs dans le monde, m’excite encore plus. Le projet le plus euphorisant que j’ai en ce moment est celui de Louis Vuitton qui vient d’acheter un immeuble sur les Champs-Élysées, juste à côté de sa boutique historique. L’espace y sera deux fois plus grand et on y trouvera tout l’univers de la marque avec des restaurants, un club de sport, un service hôtelier et deux musées… Je ne suis pas quelqu’un qui regarde en arrière. Récemment, un client voulait quelque chose d’un peu rétro. Je lui ai répondu que ce n’était pas pour moi. Je veux être comme Warhol et marquer mon époque. La boutique Tiffany a ouvert ses portes l’année dernière. Dans soixante ans, je voudrais que les gens disent : « Elle a défini un style. C’est très 2023. »

Footnotes

Rubriques
Design

Continuer votre lecture