Par nature, la neige glacée est matière à réflexion: savoir bien vivre ces moments fugaces de grimpe marquante © iStockphoto /AlexSava
x
Par nature, la neige glacée est matière à réflexion: savoir bien vivre ces moments fugaces de grimpe marquante © iStockphoto /AlexSava
N° 128 - Printemps 2019

L’alpinisme ou la gravité du vide

Sylvain Tesson aime répéter que « l’alpinisme est une manière de régler le problème de l’absurdité de la vie en lui opposant un comportement d’une absurdité supérieure ». Plus concrètement, cette pratique sportive et sociale « consiste à partir d’un point bas, souvent confortable, pour gagner un autre point idéalement plus haut, plutôt blanc, habituellement plus froid tendance hostile mais jugé plus beau pour revenir au point bas un jour si possible, le tout via un itinéraire esthétique et si possible un poil merdique1 ».

Aux yeux de ceux qui s’y adonnent, tout sommet peut devenir l’objet d’un certain désir obscur, un enjeu quasi libidinal. Il aimante alors leur regard, qui y distingue un irrésistible prétexte au tutoiement du vide radical. Dès lors, pour qui a ressenti cet appel magnétique, il devient psychiquement impératif d’y aller physiquement voir.

Étienne Klein, physicien
Étienne Klein, physicien

Les alpinistes sont gens étranges. Inconfortablement perchés sur une paroi, ils considèrent que le vide n’est que le petit espace qu’ils surplombent alors qu’un vide bien plus vaste et bien moins dense s’étend tranquillement au-dessus d’eux, depuis la pointe de leur casque jusqu’aux plus hautes couches de l’atmosphère (sans même parler du vide intersidéral qui, au-dessus d’elles, s’étend jusqu’à ce qui ressemble par temps clair à des orgies d’étoiles…). Leur vide, celui d’en bas et qu’ils surnomment « le gaz », n’est en somme que ce dans quoi ils pourraient, par malheur, chuter. Or ce prétendu vide-là, même lorsqu’il paraît abyssal, est en un sens moins vide que l’espace qui est au-dessus d’eux, puisque la pression de l’atmosphère décroît avec l’altitude et finit par s’annuler tout à fait. Mais l’origine de cette inversion est aisée à comprendre : luttant à chaque pas contre la gravité et sa loi sévère, ils font spontanément d’elle l’arbitre de l’orientation de l’espace qui les entoure. C’est en somme la direction de leur poids qui polarise le vide dans lequel ils évoluent.

La gravité oriente également leur propre corps, car on ne sent pas son poids de la même façon selon qu’on a les pieds posés sur quelque prise offerte par la paroi ou selon qu’on est suspendu dans le vide : « Un homme suspendu a certes le même aspect qu’un homme debout, faisait remarquer Wittgenstein, mais le jeu de forces en lui est tout autre, ce qui lui permet d’agir tout autrement que celui qui est debout2. »

Les alpinistes qui s’élèvent avec une grande aisance donnent l’impression de marcher à quatre pattes dans un univers renversé, comme si leur mouvement ascensionnel inclinait la paroi verticale d’un angle presque droit. Le vide sous eux, plus dense, semble agir dynamiquement, participer à l’avancement de leur corps : il devient une force élévatrice, l’équivalent d’une pression les poussant vers le vide de moins en moins dense qui s’étale au-dessus d’eux.

Grimper, c’est en somme aller là où le vide est encore plus vide et moins encombré. Les alpinistes accordent à ce vide plein d’air qui les attire une certaine ambivalence. S’affrontant aux parois les plus raides, ils le recherchent, le dominent, s’amusent avec lui, en plaisantent, s’en imprègnent, mais veillent scrupuleusement à le tenir à distance. Tout leur jeu consiste en effet à s’approcher du risque de chuter tout en s’interdisant la chute. Car « si tu tombes, c’est la chute, si tu chutes, c’est la tombe », comme disent ces « professionnels du vide » que sont les guides de haute montagne. Les alpinistes flirtent avec le vide le long des parois les plus raides, mais cette relation, bien que passionnelle, a pour intention de n’être jamais consommée. C’est une drague a priori gratuite, sans autre finalité qu’elle-même, qui consiste essentiellement en l’organisation réfléchie et prudente de frissons ayant vocation à devenir mémorables.

Le drame – l’accident – est ce qui advient quand les échanges de séduction entre la vie et le vide cessent d’être platoniques. Un authentique baiser avec le vide peut se transmuter rapidement en un baiser de la mort.

C’est pourquoi la peur du vide n’est pas étrangère aux alpinistes. Elle est même souvent leur compagne de cordée. Pour eux, elle fait office de garde-fou dans les situations critiques. Car l’alpinisme se distingue notoirement de la pétanque ou du golf en ce que sa pratique peut donner l’occasion de parcourir le chemin qui relie la vie à la mort à une vitesse proprement vertigineuse. Il convient donc d’être en permanence sur ses gardes afin d’éviter le grand plongeon. C’est pourquoi, dans Le Mont Analogue, René Daumal avait bien raison de définir l’alpinisme comme « l’art de parcourir les montagnes en affrontant les plus grands dangers avec la plus grande prudence. » J’ajouterais qu’il est aussi une manière d’être, de mettre sans tricher son petit soi en vis-à-vis des choses, et de se retrouver, à la descente, avec un esprit dépoussiéré.

Pourtant, beaucoup disent que gravir des montagnes, au risque de mourir ou de passer le reste de sa vie sur un fauteuil roulant, procède de la folie douce ou de l’extravagance inutile. Ce point de vue, qui prône implicitement un rapport tranquille au fait d’être vivant, est défendable et respectable. Il ignore toutefois que les expériences que l’on vit aux abords du vide font exister plus intensément : elles permettent de vérifier magistralement, parfois en conclusion d’un épuisement colossal ou de grandes frayeurs, qu’on n’est pas mort.

En août 1955, au moment de vaincre en solitaire le pilier sud-ouest du Dru après six jours d’ascension, Walter Bonatti ressent une émotion aussi soudaine que singulière, qu’il rapportera en des termes joliment énigmatiques : « Je sais que j’ai franchi la barrière qui me séparait de mon âme. »

La peur que le vide inspire peut toutefois traumatiser, provoquer même des « chaos spirituels » analogues à ceux que raconte l’alpiniste australien Greg Child dans son livre Théorème de la peur3. Et toute chute, lorsqu’on s’en sort en ayant « frisé la correctionnelle », marque les nerfs au fer rouge, les angoisses qu’elle a engendrées revenant comme des boomerangs sous forme de cauchemars ou d’idées sombres. Quant à certaines montagnes particulièrement dangereuses, elles agissent psychiquement, avant même qu’on y ait posé le premier pied, comme des sortes de « personnifications géologiques de l’angoisse »4.

x
© iStockphoto / DieterMeyrl
"Les possibilités errante de l'infini du vide". Grimper ou l'art d'aller là où le vide est encore plus vide et moins encombré.

La peur du vide ne se ressemble pas selon qu’on est dans le vide ou qu’on n’y est pas. Considérons une falaise avec une plaine au sommet. Si l’on s’approche du bord du précipice, par exemple pour entamer une descente en rappel, on éprouve un type d’appréhension très particulier : il faut appuyer ses pieds contre la paroi et se pencher en arrière, jambes tendues à l’horizontale, au-dessus de ce qui ressemble d’assez près à l’idée la plus grossière que l’on puisse se faire du néant terrestre ; mais dès qu’on est installé (et assuré, donc à peu près rassuré) dans le vide même, on ressent un sentiment de confort relatif, et même une sorte de jouissance. Le vide s’est trouvé en somme apprivoisé lors de la transition qui a fait passer du mouvement horizontal (debout sur la falaise) au mouvement vertical (le long de la paroi). Comme pour l’eau froide, y pénétrer est plus difficile qu’y séjourner ensuite.

L’alpinisme est par essence porteur de ciel. Personne n’a su mieux dire qu’Antonin Artaud ce qui féconde la psyché des véritables pèlerins des cimes : « Le corps humain est une pile électrique chez qui on a châtré et refoulé les décharges, dont on a orienté la vie sexuelle, les capacités et les accents, alors qu’il est fait justement pour absorber par ses déplacements photovoltaïques toutes les possibilités errantes de l’infini du vide. […] Faites danser enfin l’anatomie humaine de haut en bas et de bas en haut5. »

Les possibilités errantes de l’infini du vide… Voilà bien une perspective qui peut mettre du vertige – un vertige positif – dans l’existence, la faire rayonner, en plus de lui donner une certaine allure.

Footnotes

Rubriques
Horizons

Continuer votre lecture