N° 139 - Automne

« La guerre contre la drogue est un échec »

Membre de la Commission Fédérale pour les questions liées aux addictions et responsable de l’Unité des Dépendances en médecine de premier recours aux Hôpitaux Universitaires de Genève, la professeure Barbara Broers prône une régulation légale encadrée de toutes les substances psychoactives. Et rappelle au passage que l’alcool figure parmi les plus dangereuses.

Faut-il légaliser le cannabis en Suisse ? La question peut sembler anachronique, car l’odeur caractéristique du joint ou du pétard se repère quotidiennement, dès que l’on sort dans la rue. Des expériences pilotes de vente légale – on parle ici de cannabis contenant du THC et non du modèle édulcoré déjà autorisé – sont sur le point de commencer, en Suisse alémanique comme en Romandie, où Lausanne prévoit une vente officielle via une association agréée.

Le projet lausannois, à savoir vendre du cannabis au prix du marché, mais de façon légale, est-il une bonne initiative ?

C’est certainement une expérience intéressante ; depuis un peu plus d’une année, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) a la compétence d’autoriser des projets de vente de cannabis dans le cadre de projets pilotes, toujours pour des personnes qui consomment actuellement du cannabis de rue. À Bâle, un projet passant par la vente en pharmacie a commencé. Elle évaluera surtout l’impact sur l’individu qui n’a pas besoin d’entrer en contact avec des dealers, mais qui peut discuter avec un pharmacien. L’expérience lausannoise a prévu d’inclure nettement plus de consommateurs et pourrait mesurer les conséquences sur le marché noir et les nuisances publiques. Les Suisses ont suivi de près l’expérience canadienne de vente légale et régulée de cannabis depuis 2018, avec des variations selon les États, qui a permis de constater que globalement, lorsque les consommateurs ont le choix entre un produit issu du marché noir et un autre présentant une certaine garantie de composition et de qualité, ils optent pour le second. Depuis de nombreuses années des personnalités, scientifiques et politiques – y compris des anciens chefs d’État réunis au sein de la Commission globale sur la politique des drogues – alertent sur les conséquences catastrophiques de la prohibition des drogues, non seulement sur la santé, mais aussi sur la démocratie : les gigantesques profits du marché clandestin font des cartels de trafiquants les vrais dirigeants de certains pays !

Doit-on donc cesser de criminaliser l’usage et la possession de drogues (et pas seulement le cannabis), voire autoriser leur commerce ?

Nous savons que l’interdiction totale et la « guerre contre la drogue » se sont avérées des échecs. Malgré les saisies, les arrestations et les gigantesques moyens consacrés, à travers le monde, à la lutte contre les trafics, que constate-t-on ? La consommation n’a pas baissé du tout, au contraire des prix. Les consommateurs se procurent des produits dont ils ignorent le vrai contenu, les trafiquants ayant tout intérêt à couper la substance pure avec des composants moins chers ou plus addictifs. Ce qui déclenche des catastrophes comme la vague de surdoses aux États-Unis, due à l’usage d’une héroïne mêlée de fentanyl, opioïde cinquante fois plus puissant. C’est un effet direct de la prohibition, car dans le cadre d’une régulation intelligente, il serait possible de garantir que la substance consommée est conforme à ce qui est annoncé. En outre, une information complète et des mesures de prévention pourraient être garanties, sans parler des mesures d’hygiène évitant les contaminations par le sida, notamment.

Peut-on faire une différence entre drogues « douces » et produits plus dangereux ?

Il n’y a pas de drogue « douce », ni de substance obligatoirement « dangereuse ». Tout dépend de l’usage qui en est fait. Chaque substance a deux effets, comme l’illustre le mot drug en anglais, ou « droguerie » en français : une action de médicament ou un effet désiré sans raison médicale. À ce titre, il est intéressant de réaliser que la morphine, que l’on donne à un malade hospitalisé, c’est comme de l’héroïne, ou encore que nombre de douleurs sont apaisées par la consommation raisonnable de cannabis. La substance la plus dangereuse pour le consommateur et pour son entourage, selon la classification publiée par le Dr David Nutt et ses confrères dans The Lancet, c’est l’alcool. Or il est en vente quasiment libre, facilement accessible aux mineurs, considéré comme un don de la nature et objet de publicité régulière. Va-t-on pour autant considérer que l’alcool est une « drogue dure » ? Je ne dis pas que consommer n’importe quelle drogue est anodin, mais boire un verre de vodka non plus. Il faudrait dans l’idéal que les gens soient conscients des effets de la consommation et du risque d’addiction de toute substance psychoactive.

La Suisse est-elle, à l’heure actuelle, un pays considéré comme répressif ou libéral vis-à-vis du trafic de drogue, et risque-t-on, comme on l’entend parfois, de susciter un « tourisme » des stupéfiants parce que les sanctions y seraient plus légères qu’en France, par exemple ?

La politique dite des « quatre piliers », acceptée en votation par le peuple suisse en 2008, est considérée comme un exemple positif. Le pilier « prévention » vise à éviter que les gens se mettent à consommer et, le cas échéant, développent une dépendance. Le statut légal ou illégal de la substance n’est ici pas relevant. Le pilier « thérapie » propose une aide aussi diversifiée et ciblée que possible pour aider les consommateurs à sortir de la dépendance et à ne pas se marginaliser. Le pilier « réduction des risques » a pour but de permettre aux consommateurs de subir le moins possible de dommages physiques, psychiques et sociaux. Enfin, le pilier « répression » vise au respect des prescriptions légales. Cela dit, je ne crois pas que les trafiquants voient la Suisse comme particulièrement attirante, à part peut-être pour le pouvoir d’achat moyen de ses habitants.

Le dernier des quatre piliers pourrait-il un jour se nommer « régulation » ?

J’y serais favorable, car les différents constats faits à travers le monde indiquent – c’est le fameux schéma publié par l’association anglaise Transform (voir ci-dessous) et repris par la Commission globale – que la prohibition totale, comme la libéralisation complète, aboutissent à un maximum de conséquences socio-sanitaires négatives. Si l’on veut réellement lutter contre la drogue, il faut déplacer le trafic de l’illégalité vers une légalité encadrée, contrôlée, maîtrisée. Dans l’attente d’une régulation légale, les mesures de réduction des méfaits peuvent aider à limiter les dégâts de la prohibition. À ce titre, je citerai l’expérience genevoise de drug checking, qui dure depuis deux ans ; des consommateurs peuvent apporter leur produit et le faire analyser, ils ont un entretien avec des conseillers, puis reviennent pour les résultats et recevoir des conseils de prévention. C’est très positif, car l’un des principaux dangers du marché clandestin est, comme on l’a dit, la qualité douteuse des substances.

N’y a-t-il pas un risque, en légalisant le cannabis, d’inciter par effet de mode des gens à « essayer », sans parler du fait que la consommation facilitée peut mener à l’utilisation d’autres drogues ?

Ce n’est pas ce que semble indiquer l’expérience canadienne. L’effet de mode existe naturellement, qu’il y ait marché noir ou distribution légale. La différence est qu’au lieu d’acheter n’importe quoi à un revendeur de rue qui risque de vous inciter à « passer à autre chose », vous avez affaire, dans un cadre rassurant et en toute confiance, à du personnel formé qui vous conseille et vous vend un produit précis. Rappelons aussi que dans le projet lausannois, les conditions sont strictes : 10  grammes de THC au maximum par mois, interdiction de partager avec d’autres personnes, engagement de ne pas consommer en public… Le consommateur (on vise évidemment les habitués) doit être majeur et exempt de maladie psychique. En outre, si les produits de la rue contiennent beaucoup de THC, ceux vendus légalement sont dosés précisément (10% et 20%), ce qui peut amener les consommateurs à opter pour un dosage moins fort.

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Source Transform

Il y a eu, aux Pays-Bas, le cas des coffee-shops où l’on pouvait fumer tranquillement son joint, mais les autorités y ont mis le holà. Et puis, nous avons déjà des boutiques à cannabis légal (sans THC). Y a-t-il des enseignements à en tirer ?

Le cas hollandais est en effet révélateur : par excès de tolérance, on a créé un attrait pour les touristes, mais surtout on a favorisé le développement d’une véritable mafia qui fournissait les produits, dont certains de nature douteuse car la production n’avait pas été régulée. Cela montre bien qu’il faut un encadrement strict et un contrôle de la production et de la qualité des substances, ainsi que des « opérateurs » agréés et compétents. Quant aux magasins de cannabis à CBD, ils n’ont pu que rendre service à des personnes, souvent âgées, qui n’entraient pas vraiment dans la catégorie des consommateurs en péril de dépendance ; c’est mieux que rien, mais ce n’est pas suffisant. Je pense qu’une légalisation régulée, dans un cadre bien précis, permettrait de lutter contre le trafic, mais aussi contre la violence et l’insécurité qu’il génère.

Peut-on imaginer une attitude cohérente et globale vis-à-vis des problèmes d’addiction à des substances, qui concerne aussi bien l’alcool que la cocaïne, par exemple ?

C’est en partie le cas avec le principe des « quatre piliers ». Il faut de la cohérence, mais aussi des thérapies et des approches ciblées. Ce qui est global, c’est le besoin ressenti par certains d’absorber des substances. Pour ceux qui perdent le contrôle sur cet usage, il y a très souvent un mal-être, un manque identifié, ou non, qui conduit à l’automédication. Il faudrait réussir à trouver, pour chaque patient, la raison de fond qui le pousse à boire ou à consommer une substance. Si ce malaise originel n’est pas traité, le corps risque de s’accoutumer ; le consommateur forcera la dose ou tentera un autre produit et cela enclenchera un cercle vicieux. Le marché illégal et ses acteurs favorisent évidemment cette triste évolution. Mais il est important de souligner que l’abus, la perte de contrôle, ne concerne heureusement pas tous les consommateurs (on les estime à 10%). L’analyse des eaux usées genevoises montre que la quantité de cocaïne consommée dans le canton est bien supérieure à ce que les statistiques de cas graves indiqueraient logiquement. Il y a donc des consommateurs de cocaïne « modérés ». Même si on ne peut que leur conseiller d’arrêter, force est de relever que la vraie dépendance à l’alcool est bien plus importante.

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