N° 143 - Printemps 2024

« L’assuré suisse est le dindon de la farce. »

Pourquoi, en Suisse, les assurances maladie augmentent-elles chaque année ? À cause des coûts de la santé qui explosent ? Ou parce que le Conseil Fédéral néglige son travail de contrôle sur les caisses maladie ? Conseiller national genevois et pharmacien indépendant, Thomas Bläsi apporte son éclairage.

Une étude de l’École polytechnique de Zurich, reprise par la presse romande à la fin de l’année passée, a révélé que la hausse continue des dépenses de santé en Suisse provenait à 15% du vieillissement de la population, mais que l’augmentation du montant consacré à chaque patient était la cause principale de cette ascension inquiétante des coûts. La facture globale annuelle devrait s’établir à 93 milliards de francs pour l’année 2023. Parallèlement, les primes maladie pèsent toujours plus lourd dans le budget des ménages, dont les revenus n’augmentent pas dans les mêmes proportions. Résultat : le pouvoir d’achat de la population fond comme neige au soleil. En 2023, la prime moyenne a fait un bond de 6,6% par rapport à 2022 et une nouvelle hausse de 6% est prévue pour 2024. Tour d’horizon avec le conseiller national genevois Thomas Bläsi, lui-même pharmacien indépendant.

Le coût de la santé (ou de la maladie) semble croître chaque année en Suisse et les primes d’assurance augmentent malgré les promesses et les tentatives du monde politique. Quelles en sont les raisons ?

Les coûts de la maladie grimpent chaque année et vont continuer à le faire. Les progrès médico-techniques, la croissance de la population et les prestations toujours plus nombreuses en sont les causes principales. La résistance des lobbies de l’assurance maladie à l’introspection ne permet pas d’imaginer aujourd’hui une solution politique rapide.

ll ne manque pas de spécialistes autoproclamés pour expliquer que la santé, les soins et les médicaments sont beaucoup moins chers à l’étranger. Les systèmes sont-ils meilleurs ailleurs que chez nous ?

À Genève, il est facile de le constater pour pratiquement tous les biens de consommation et de services, en passant simplement la frontière. Dans le domaine de la santé, qui ne fait pas exception, c’est plus marquant, car cela touche à l’essentiel. Est-ce à dire, que notre système de santé est moins bon ? Il n’est, en tout cas, plus économiquement supportable. Quant au coût des médicaments, il s’explique par le fait que les prix en Suisse, ainsi que ceux d’un panel de pays européens, participent à l’établissement d’une moyenne pondérée pour fixer les prix à l’exportation. Le prix « vitrine » des médicaments en Suisse est très élevé dans le but d’améliorer les résultats à l’exportation de notre industrie pharmaceutique. L’assuré suisse reste ainsi le dindon de la farce…

L’attitude des Suisses par rapport aux soins a-t-elle changé au cours des dernières années, et sous quelles influences ?

Les contrats de nos assurances maladie ne cessent d’évoluer. Il ne se passe pas une année sans recevoir une adaptation proposant une « petite » concession de nos droits pour une « toute petite » économie sur notre prime. Économie devenue vitale vu la courbe des prix. Entre cela et le délicat choix de la bonne franchise, je ne sais quelle part d’autonomie il reste en Suisse pour développer une attitude par rapport aux soins !

Dans votre activité parlementaire, vous vous attaquez également au problème de la franchise annuelle prévue par les contrats d’assurance maladie.

J’ai en effet déposé une motion au Conseil national, visant à ce que les périodes concernées par la franchise deviennent mensuelles ou au moins trimestrielles. C’est une question de bon sens : actuellement, lorsque les gens ont atteint leur montant de franchise, c’est-à-dire dans la plupart des cas en fin d’année, ils se ruent littéralement sur les soins, consultent plus de médecins, font des stocks de cachets… Et l’on se retrouve face à une difficulté d’obtenir un rendez-vous médical, voire à une pénurie de personnel soignant et de médicaments. Il faut donc réformer la loi sur l’assurance maladie sur ce point. Cela ne devrait pas entraîner de grandes dépenses pour les caisses. En effet, les patients chroniques – qui représentent un enjeu majeur en matière de coûts – ne verraient pas foncièrement changer leur situation, étant habitués à opter pour les franchises les plus basses. Cela améliorerait en revanche sensiblement ce que vit la classe moyenne inférieure, abonnée aux franchises élevées. Au-delà, je pense que l’étouffoir administratif du système de santé doit être allégé ; dès lors, il y aura un meilleur service aux patients et on pourra espérer une baisse des dépenses de fonctionnement.

Qui est responsable du coût élevé de la santé : médecins, pharmaciens, industrie, hôpitaux et cliniques ?

Les professionnels de la santé appliquent des tarifications négociées avec l’État. Le contrôle des finances des caisses maladie procède, quant à lui, du Conseil fédéral. La responsabilité des coûts élevés de la santé est donc éminemment politique. Par exemple, le prix des médicaments à un impact de 22% sur l’assurance obligatoire de soins, mais celui des pharmacies est de 2,2%. Cela revient à dire que pour assurer la sécurité de la délivrance des médicaments dans le pays entier, les pharmacies génèrent 2,2% des primes quand les caisses maladie absorbent 5% uniquement pour envoyer des factures aux assurés !

Au Conseil national, j’ai interpellé par écrit le Conseil fédéral, afin d’obtenir un tableau précis des rétrocessions attribuées aux différents prestataires. Les caisses maladie ne doivent pas réaliser de profit, il faut donc savoir quels sont les montants qu’elles ont reçus de tiers, dans le champ de l’assurance de base, et s’ils sont bien déduits des primes. Les caisses souscrivent des conventions, reçoivent des rétrocessions ou des participations d’acteurs de la santé. Pour une seule convention (RPB IV), les assureurs perçoivent 60  millions de francs par année, soit la coquette somme de 1,2 milliard sur les vingt ans de la durée de la convention.

J’AI PARFOIS L’IMPRESSION QUE NOTRE SANTÉ A ÉTÉ CONFIÉE À DES ASSUREURS POUR VOITURES.

Thomas Bläsi, pharmacien indépendant

Et quelle a été sa réponse ?

Elle a été rapide : le Conseil fédéral estime impossible de dresser un tel tableau. « En raison du grand nombre d’acteurs impliqués et des motifs de paiement, le Conseil fédéral n’est actuellement pas en mesure d’indiquer le montant total que les assureurs maladie ont reçu », explique le gouvernement. Il me reste à préparer une motion ou une initiative parlementaire. En fait, la question est de savoir si l’attribution de ces montants poursuit d’autres buts que la diminution des primes (par exemple la formation continue de médecins ou de pharmaciens), le Conseil fédéral ayant confirmé dans sa réponse qu’aucune autre affectation ne serait légalement possible. J’ai parfois l’impression que l’on a confié notre santé à des assureurs pour voitures, et qu’ils fonctionnent avec les mêmes réflexes. D’autres secteurs, par exemple la banque ou le courtage d’assurances précisément, doivent suivre des règles de transparence bien plus strictes. En matière de primes, il n’y a pas seulement besoin de transparence, il faut que l’argent aille à la réduction de la facture pour les assurés.

On cite çà et là les pays du Nord comme des exemples en matière de santé, le Royaume-Uni faisant au contraire figure de repoussoir. Est-ce vrai ?

Les pays du Nord ont recours à l’impôt pour financer leur système de santé et ont misé sur une décentralisation décisionnelle laissée aux régions. Ils n’ont donc pas de problèmes liés à la maîtrise des dépenses, mais rencontrent d’importantes difficultés de coordination. L’attente pour l’accès aux soins hospitaliers en est un exemple criant. En Angleterre, un système d’assurances privées cohabite avec un système public largement financé par l’impôt, l’impression d’une médecine à deux vitesses se dégageant de l’ensemble. Il n’y a nulle part de système parfait auquel on pourrait se référer. Notre système devrait fonctionner si l’organe de contrôle des caisses maladie, c’est-à-dire le Conseil fédéral, remplissait son mandat. Comme je l’ai dit, les rétrocessions devraient suffire à éviter les pertes et les augmentations de primes.

Court-on le risque de voir s’instaurer en Suisse aussi – si ce n’est pas déjà le cas – une médecine à deux vitesses : cliniques et soins de pointe pour les riches, attente et soins standards pour les assurés au minimum de la LaMal ?

En Suisse, nous disposons à la fois d’hôpitaux universitaires publics et d’établissements ou cliniques de type privé. La répartition des cas à la charge de l’assurance obligatoire des soins se fait dans le cadre de la planification hospitalière cantonale. On peut regretter un manque de planification des besoins et de coordination sur le plan fédéral, mais nous sommes encore bien lotis en comparaison internationale. L’enjeu sera de conserver cette qualité, tout en baissant inévitablement les tarifications.

Les limitations à l’ouverture de cabinets médicaux ou aux autorisations d’exercer sont-elles néfastes ? À Genève, par exemple, il semble qu’obtenir un rendez-vous de médecin puisse parfois prendre des mois. Quelles solutions préconisez-vous ?

La régulation des ouvertures de cabinets peut être vue comme un levier valable pour restreindre la montée des coûts en diminuant l’offre, mais cet outil est à manier avec prudence. En effet, les habitudes de travail des médecins ont changé ; les heures d’ouverture des cabinets se réduisent et les possibilités de rendez-vous également. Le plus important est de soutenir les intervenants de premiers recours, en assurant leur formation et leur recrutement.

Les décisions les plus cruciales appartiennent-elles à Berne ou aux Cantons ?

La Confédération assure le financement du système de santé, la qualité et la sécurité des médicaments et des dispositifs médicaux, la santé publique et l’enseignement supérieur. Le Conseil fédéral rédige également les lois et règlements portant sur l’assurance maladie. Les Cantons assurent la disponibilité de l’infrastructure de santé, en particulier des hôpitaux. Ils financent environ la moitié des coûts des soins hospitaliers. Les municipalités jouent également un rôle important dans le domaine des soins de longue durée et offrent des prestations complémentaires pour les personnes en situation précaire. Des décisions cruciales se prennent à tous les niveaux. La concordance et la cohérence de ces décisions sont l’élément déterminant du bon fonctionnement de l’ensemble.

Si vous disposiez des pleins pouvoirs, que feriez-vous de la LaMal, que bâtiriez-vous comme système de santé en Suisse ?

Sans davantage d’information crédible et de transparence, il sera difficile d’envisager des réformes fiables et pérennes. C’est pourquoi – sans parler de pleins pouvoirs ! – je serais déjà heureux d’obtenir des réponses claires du Conseil fédéral aux interpellations et questions qui peuvent lui être adressées, en particulier sur les montants des rétrocessions des prestataires de soins aux caisses maladie et également sur la bonne attribution de ces rétrocessions à la diminution des primes.

La Suisse est-elle toujours à la pointe en matière médecine et de soins ou est-elle dépassée par d’autres pays ?

La Suisse reste à la pointe en matière de médecine et de soins ; elle a vocation à le rester. L’enjeu sera de conserver un accès équitable et économiquement supportable pour les assurés.

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