N° 142 - Automne 2023

« L’ère de la Suisse neutre agente de la paix est close. »

Privat-docent à l’université de Lausanne, chargé de recherche au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) à Paris, Bernard Wicht est un expert reconnu en matière militaire. Auteur de plusieurs ouvrages, dont « Ce que l’Ukraine nous dit de la guerre qui vient » (Éd. Perspectives Libres), d’articles et de conférences en Suisse et à l’étranger, il jette un regard critique, mais non désespéré, sur la défense du pays après l’irruption d’un conflit en Europe.

Comment se porte l’armée suisse ?

Notre armée se trouve en quelque sorte dans la situation décrite par l’aphorisme attribué à Talleyrand : Quand je me regarde, je me désole ; quand je me compare, je me console. Cela, en tenant compte du désolant, justement, état militaire de nos voisins. Ajoutons que, malgré les oppositions acharnées qu’elle a connues ces dernières décennies de la part de la gauche et malgré l’absence de soutien politique efficace du côté de la droite ; en dépit également des propositions récurrentes d’en faire une armée de métier, elle reste aujourd’hui, envers et contre tout, une armée de citoyens-soldats, un élément incontournable de l’identité, de l’ADN de la Suisse. En outre, son matériel est adéquat et bien entretenu… jusqu’à aiguiser les appétits des membres de l’OTAN.

On vous sent peu disposé à suggérer l’abolition du service militaire…

Évidemment ! Ces dernières années, on a renforcé le service civil, et seul 30% des jeunes gens effectuent leur école de recrues. Ceux-là – et de plus en plus celles-là – restent motivés et motivées. C’est ainsi que ce que j’appelle, à dessein, « l’outil militaire » continue à assurer la stabilité et la cohésion du pays. D’ailleurs, la base de l’armée, des recrues aux commandants de compagnie, fait très bien son travail avec un engagement quasi imperturbable. En revanche, les jeunes Suisses issus des classes moyennes supérieures sont peu enclins à fournir cet effort et préfèrent le confort du service civil.

L’image de l’armée et de son utilité a-t-elle changé ?

Je pense que l’existence de l’armée est indissociable de la souveraineté populaire. Il n’est que de constater la popularité grandissante du tir ou la détention sereine de l’arme de service dans les foyers. Cela n’a pas changé, malgré l’adoption de la loi sur les armes, motivée principalement par crainte que la Suisse soit exclue de Schengen, avec les conséquences que cela entraînerait en matière de contrôle des migrations. À ce propos, je constate, comme beaucoup d’observateurs, qu’au-delà de quelques menus incidents, l’intégration des jeunes issus d’autres cultures se passe très bien. Ces soldats remplissent leurs obligations avec enthousiasme. À la Journée des parents, ce sont des familles entières qui sont fières de voir défiler leurs jeunes en uniforme suisse. La menace en Europe étant redevenue perceptible, je reste convaincu qu’aujourd’hui, l’armée est presque aussi populaire qu’en 1942, lorsque la gauche helvétique a cessé – un moment – d’être antimilitariste. L’armée est aussi un moyen de connaître et de comprendre le pays. Je suis frappé de voir qu’en quelques semaines, un groupe de recrues qui ne se connaissent pas et ne parlent pas la même langue réussissent, par exemple, à maîtriser la complexité d’un char Léopard II de 55 tonnes, bourré d’électronique.

La réduction des effectifs et des budgets dans le cadre des réformes successives de l’armée ont-elles compromis ou renforcé l’efficacité de la défense nationale ?

Depuis le 24 février 2022, date de l’entrée des Russes en Ukraine, on s’aperçoit que l’approche (en vigueur depuis plus de vingt ans) selon laquelle on obtient un budget et on se demande ensuite combien d’hommes (et de femmes) on peut équiper avec cela, n’a pas beaucoup de sens. On réalise soudain ce que signifie le retour de la guerre conventionnelle en Europe, à un moment où beaucoup croyaient que tout se résumait pour l’armée suisse à un appui aux douanes, aux autorités civiles en cas de catastrophe ou de pandémie, un peu de police aérienne et d’autres « opérations subsidiaires ». Or aujourd’hui, on en revient à la question première, la défense des frontières et du territoire, cependant non plus avec 700’000 soldats (effectifs lors de la guerre froide), mais avec 120’000. Cela implique de revoir complètement la doctrine d’engagement de l’armée… pour le dire cyniquement, le moment et particulièrement favorable, puisqu’elle n’en a aucune !

Pas de doctrine d’engagement ?

C’est là sans doute la plus grave faiblesse dont souffre actuellement notre outil militaire : l’absence de toute pensée stratégique. Cette dangereuse lacune a d’ailleurs été soulignée par certains parlementaires lors des débats sur la revente de vingt-cinq de nos Léopard II à l’Allemagne. L’indigence de la réflexion militaire est aussi apparue lors des référendums sur l’acquisition du nouvel avion de combat. Le seul argument avancé était alors: « Les anciens appareils sont à bout de souffle, il faut donc les remplacer » , sans aucune explication du pourquoi ni du comment. Une grande partie de la classe politique se désintéresse complètement du sujet, se satisfaisant des laborieux documents produits par le Département fédéral de la défense (DPPS). La plupart des officiers généraux n’ont pas la culture militaire et stratégique nécessaire à cette tâche. Un des précédents chefs de l’armée avouait ne pas connaître l’ouvrage L’Armée nouvelle, publié en 1910 par Jean Jaurès. L’emblématique penseur socialiste y proposait pour la France une organisation militaire sur le modèle suisse pour sauvegarder la liberté et la souveraineté du peuple. On aurait pu trouver là de quoi répondre aux attaques antimilitaristes du PS et de ses alliés. L’Académie militaire de l’EPFZ devrait être le lieu où l’on développe une telle culture, une réflexion stratégique. Mais ça ne semble pas être le cas. Enfin, la plupart des officiers de carrière sont formés à l’école d’état-major de Fort Leavenworth (États-Unis), à savoir dans un pays doté d’une armée au budget gigantesque et aux visées géopolitiques mondiales, très loin de nos préoccupations nationales. Et l’on entend certains officiers citer Clausewitz… en anglais !

Dans la perspective d’une guerre conventionnelle, quelle défense envisager ?

Pendant la guerre froide, la conception de défense de la Suisse reposait sur un damier de positions d’infanterie et de zones fortifiées couvrant l’ensemble du territoire. Une importante réserve blindée décentralisée se tenait prête à contre-attaquer en cas de percée ennemie. Actuellement, un tel dispositif n’est plus envisageable, faute d’effectifs suffisants. Il faut donc remplacer le maillage serré du terrain par la manœuvre et le feu. À première vue, ces deux concepts peuvent paraître un peu abstraits. Mais l’étude de l’histoire militaire récente montre combien ils sont adaptés au défenseur ne pouvant compter sur la masse. Schématiquement, il s’agit d’adapter l’arme blindée aux opérations défensives, en identifiant l’effort principal de l’adversaire et les principaux objectifs, pour ensuite lui opposer des coups d’arrêt en concentrant le feu et les blindés en quelques points clefs. Les chars israéliens ont pratiqué une telle manœuvre avec succès sur le plateau du Golan, face aux vagues de blindés syriens, pendant la guerre du Kippour (1973). Rappelons que c’est le maréchal Erich von Manstein qui a conceptualisé et pratiqué cette approche sous le terme d’« attaque en retour » (1942-43). Son limogeage par Hitler en bloqua le développement ultérieur.

Les effectifs de l’armée suisse.
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(DR)
Les effectifs de l’armée suisse sont passés de 700'000 soldats pendant la guerre froide à 120'000 aujourd’hui.

Quel rapport avec l’armée suisse d’aujourd’hui ?

Si les effectifs sont modestes, notre armée dispose tout de même d’une force blindée mécanisée non négligeable, dotée de matériels performants, permettant d’envisager l’adaptation d’une telle doctrine aux spécificités du territoire suisse. Ainsi, les Finlandais, également en sous-effectif et sur un relief très compartimenté, y sont parvenus face aux Soviétiques pendant la guerre de continuation (1944), en particulier lors de la bataille de Tali-Ihantala. Il y a donc là d’importantes sources d’inspiration pour la formulation et la mise en œuvre d’une doctrine cohérente. À deux conditions toutefois : l’une technologique, afin de tenir compte de l’action de saturation des drones en mesure de paralyser tout mouvement tactique, l’autre tenant à la formation des cadres et des états-majors, étant donné la complète réinterprétation de notre terrain et de la manœuvre à y conduire. Cette dernière tâche est évidemment la plus exigeante et la plus urgente.

N’existe-t-il pas d’autres méthodes que l’infanterie, l’aviation et les chars ?

Vous pensez à la « cyberguerre » ? C’est une rengaine qui sert surtout à contester les crédits militaires. Revenons à la réalité : un drone est bon marché, efficace, n’implique pas de perdre un pilote. Il est évident – la guerre d’Ukraine le montre – que l’armée suisse doit se préoccuper de cette menace, mais aussi savoir utiliser cette arme. Le conflit entre Arméniens et Azéris a prouvé que la capacité de reconnaissance des drones constituait un atout presque plus important que leur puissance destructrice. Bien meilleurs soldats, les Arméniens ont pourtant perdu parce que l’adversaire connaissait avec exactitude l’organisation de leur défense.

La neutralité suisse a-t-elle un sens après février 2022 et ce qui s’est ensuivi ?

L’ère de la Suisse neutre agente de la paix est close. À terme, il est question de savoir si notre pays adhérera à l’OTAN ou non. Comme beaucoup, je suis attaché à la neutralité et au statut unique de la Suisse, mais en adoptant les sanctions européennes contre la Russie, Berne a choisi son camp. Cette désacralisation de la neutralité répond aux mêmes causes que l’abandon du secret bancaire. Les grandes puissances, particulièrement les anglo-saxonnes, voulaient récupérer la gestion de fortune privée mondiale : elles ont réussi, avec l’aide empressée de la France. Les mêmes ne veulent plus de la spécificité neutre de la Suisse dans un monde globalisé néolibéral. Résister aux pressions était possible, même à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, car nous n’étions pas imbriqués à ce point dans le système économique et financier global. L’économie, qui a pris le premier rôle dans la conduite du pays, et les relations avec le monde occidental, nous ont apporté la richesse, mais aussi une dépendance.

L’Ukraine est quand même assez éloignée de nos frontières…

Vraiment ? Nous n’avons plus de glacis protecteur. À la lumière de la crise ukrainienne, il s’avère que l’Allemagne n’a plus aucune force militaire : la Bundeswehr est ex-sangue. Le seul rempart entre la frontière ukrainienne et nous reste la Pologne, suréquipée, mais dont l’efficacité militaire reste à prouver. D’ailleurs, la menace n’est pas uniquement conventionnelle. N’oublions pas les flux migratoires qui traversent l’Europe de part en part, et souvenons-nous que ce fut la principale cause de l’effondrement de l’Empire romain. Par ailleurs, dans plusieurs pays européens proches de nous, les zones contrôlées par les trafiquants de drogue s’étendent, au point qu’au nord de l’Europe, les élus sont menacés, violentés ou tués par ceux qui installent peu à peu à nos portes des narco-États.

NOUS N’AVONS PLUS DE GLACIS PROTECTEUR. LE SEUL REMPART ENTRE LA FRONTIÈRE UKRAINIENNE ET NOUS RESTE LA POLOGNE, SURÉQUIPÉE, MAIS DONT L’EFFICACITÉ MILITAIRE RESTE À PROUVER.

En cas de guerre en Europe, quel pourrait être le rôle de la Suisse ?

Historiquement, deux facteurs géostratégiques sont à la base de l’existence de la Suisse : 1) un marché au croisement de deux axes commerciaux, nord-sud (Gothard) et est-ouest (Plateau), et 2) l’outil militaire pour le protéger. Au cours des siècles, l’interaction de ces deux éléments a permis au pays de se maintenir et de se défendre. On retrouve cette interdépendance notamment pendant la Seconde Guerre mondiale : les nazis comme les Alliés ont utilisé notre pays comme place financière, tandis que l’armée organisait le Réduit national. Heureusement, le cours du conflit a fait que les forces de l’Axe ont eu d’autres priorités que de nous envahir. De nos jours, le creusement des transversales alpines vérifie le premier terme de cette équation, mais le second manque encore à l’appel. Dans ce contexte, osons donc une hypothèse iconoclaste : dans une Europe largement désarmée tant du point de vue militaire que citoyen, traversée par les flux migratoires comme à l’époque des grandes invasions, en proie à l’insécurité et aux gangs des banlieues, une Suisse bien armée pourrait « contester le scrutin » et affirmer une posture de safe haven, un espace de stabilité certes restreint géographiquement, mais économiquement solide – le second terme de l’équation ! Elle en a pleinement les moyens et une partie de la classe politique en garde la volonté.

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