N° 141 - Été 2023

« Peu à peu, les SUV vont devenir obsolètes. »

Inéluctable pour faire face au réchauffement climatique, mais aussi accusée d’y participer, la voiture électrique soulève des questions. Face au défi écologique qu’elle est censée résoudre, ce sont des enjeux bien plus vastes qu’elle arbitre. L’économiste Emmanuel Hache* avertit : La géopolitique des hydrocarbures va céder la place à celle des métaux.

La première voiture électrique a été brevetée il y a un siècle et demi. Comment se fait-il qu’aujourd’hui on revienne avec autant d’enthousiasme à ce mode de motorisation ?

Au cours des dernières décennies, la dynamique internationale du développement des transports nous a menés, dès lors que nous étions confrontés à une surproduction massive de CO2 et à une dangereuse pollution de l’air, à envisager diverses solutions. L’électrification des transports est logiquement apparue comme la plus rationnelle et la plus socialement acceptable pour ne pas bouleverser nos comportements. Toutefois, cette logique de substitution technologique (du thermique vers l’électrique) n’est pas suffisante. Elle doit être conjuguée à d’autres mesures : promouvoir les transports collectifs, changer nos comportements en réexaminant les déplacements inutiles, favoriser le covoiturage, envisager de ne plus posséder un véhicule, mais de le louer en cas de besoin… À l’échelle mondiale, les transports produisent 24% des émissions de CO2 dues à la combustion ; en France, par exemple, c’est plus de 40% !

Un certain nombre de voix, y compris du côté des écologistes, s’élèvent pour clamer que la production d’une voiture électrique est polluante, qu’elle fait intervenir des métaux spécifiques et des éléments (terres rares) dont les méthodes d’extraction sont contestables et que le rendement réel d’un moteur électrique reste loin des 90% affichés, en raison des conditions météorologiques, du vieillissement de la batterie, etc.

Au stade de dérèglement climatique que nous connaissons, le seul rendement dont il faille tenir compte est environnemental. Si l’on considère l’ensemble du cycle de vie du véhicule et de la batterie, la voiture électrique permet de diviser par 3 les émissions de gaz à effet de serre par rapport à son homologue thermique. La réduction des émissions à l’usage surcompense largement celles dues à la production de la batterie. Cela se vérifie même dans des pays comme la Pologne, où l’on ne produit pas beaucoup d’électricité décarbonée. Les seules exceptions notables se situent dans certains pays insulaires ou en Inde en raison d’un mix électrique très carboné. Il faut surtout voir, en outre, que le système électrique va être profondément décarboné dans les décennies à venir. Déjà intéressant d’un point de vue environnemental aujourd’hui, le véhicule électrique le sera encore davantage ces prochaines années. La décarbonation des mix électriques est une vague structurelle portée par des objectifs ambitieux de politiques publiques, notamment en Europe. Lesquels ont été approfondis avec le plan « RepowerEU » suite à la guerre en Ukraine.

Il n’en reste pas moins que la substitution progressive des moteurs thermiques par leurs équivalents électriques va très logiquement placer les pays occidentaux  – et les autres – sous la dépendance non plus des pays de l’OPEP, mais de la Chine, qui domine le marché des terres rares, celui de la fabrication des batteries, et multiplie ses efforts pour contrôler celui des voitures électriques. N’est-ce pas un véritable danger ?

Vous avez raison : la géopolitique des hydrocarbures va céder la place à celle des métaux. Car en matière de dépendance de la Chine, il n’est pas seulement question de terres rares, mais de 95% des composants de nos batteries. La Chine ne se contente pas d’extraire des métaux, elle s’est aussi imposée comme la championne de leur traitement, de leur raffinage et de leur transformation. Cela vaut aussi bien pour les batteries ionlithium que pour les modèles dits NMC (nickel-manganèse-cobalt). L’Empire du Milieu raffine quelque 65% des métaux et produit le même pourcentage de l’ensemble mondial des batteries. C’est la raison pour laquelle les pays membres de l’Union européenne ont conclu dès 2017 une alliance visant à accroître la maîtrise occidentale de la chaîne de valeur complète permettant, dès 2025-2028, d’atteindre au moins 25% de production de batteries et moteurs électriques sur le Vieux-Continent. Outre-Atlantique, la préoccupation est la même et des moyens gigantesques sont mobilisés avec notamment l’Inflation Reduction Act voté en novembre 2022.

Est-il possible pour les constructeurs européens de produire suffisamment de véhicules pour qu’on puisse, dès 2035, renoncer à l’immatriculation de véhicules thermiques ?

Il y a en France, par exemple, quelque 38 millions de véhicules en circulation ; il est illusoire d’imaginer que l’on va pouvoir remplacer chacun d’entre eux. La première question à se poser est celle du type de modèle à privilégier : si l’industrie chinoise est axée sur le bas de gamme et les Américains plutôt sur les véhicules de luxe (comme certains fabricants automobiles européens), que doit choisir l’Europe, quelle logique industrielle doit-elle s’imposer ? Les délocalisations des années 90 pèsent encore fortement sur le secteur automobile européen et notre continent paraît en retard sur l’Asie en termes de moyen de production. Il paraît logique de privilégier la fabrication de voitures correspondant à nos usages, en faisant tout pour établir et maintenir un contrôle dans nos pays de toute la chaîne de production, allant de l’extraction et du raffinage des métaux à la production des véhicules.

Un ouvrier dans une usine de batteries à Nankin, dans l’est de la Chine.
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(STR / AFP)
Un ouvrier dans une usine de batteries à Nankin, dans l’est de la Chine. Le pays domine le marché des batteries et multiplie ses efforts pour contrôler celui des voitures électriques.

Les fabricants européens de véhicules vont-ils survivre à ce changement de cap historique ?

Il y a déjà eu de profonds bouleversements dans l’industrie automobile européenne et mondiale, avec de nombreuses fusions. Les groupes actuels sont puissants et ont rationalisé leur fonctionnement. Le défi de l’électrification est imposant et les choix stratégiques à opérer seront ardus. À mon sens, il faudra aller vers des véhicules de plus en plus légers, répondant aux usages du quotidien. Peu à peu, les SUV et autres tout-terrain, qui sont tellement à la mode, vont devenir obsolètes. Il n’y a plus de sens à rouler dans ce type de véhicule ; autrefois symbole de liberté, l’automobile ne séduit plus vraiment la jeunesse. Les générations actuelles ne voient pas le passage du permis de conduire comme un rite sociétal, une transition vers l’âge adulte et l’autonomie ; s’ils aiment toujours – en majorité – voyager, les jeunes privilégient le train, le car bon marché ou le covoiturage. Les signaux d’un changement de comportement par rapport à la mobilité motorisée sont nombreux : voyez le succès des plateformes comme Blablacar ou de partage de véhicules. Le passage des voitures individuelles à l’électrique, à moyen terme, ne concernera peut-être pas autant de monde qu’on l’imagine.

Au moment où la majorité des véhicules seront électriques, comment va-t-on gérer le problème de la recharge des batteries ? Lors de grands départs en vacances, ou en cas de froids intenses, la demande ne va-t-elle pas dépasser les capacités des stations de recharge, voire celles du réseau ?

À cet égard, je suis optimiste. L’image de centaines d’automobilistes cherchant tous en même temps à recharger leur batterie peut faire peur, mais c’est compter sans le développement progressif des infrastructures et l’évolution technologique rapide des batteries et des chargeurs. En outre, la multiplication des véhicules électriques représente aussi un outil de gestion intelligente du réseau, la question du stockage étant capitale pour celui-ci. Par exemple, un véhicule branché, mais non utilisé, constitue une réserve qui permet aux opérateurs de gérer les pics de demande.

LE SYSTÈME ÉLECTRIQUE VA ÊTRE PROFONDÉMENT DÉCARBONÉ DANS LES DÉCENNIES À VENIR.

Emmanuel Hache, économiste

Le coût des véhicules, sans parler de celui de l’électricité elle-même, ne constitue-t-il pas un obstacle au « grand remplacement » des moteurs thermiques par des moteurs électriques ?

L’Agence internationale de l’énergie, dans les différents scénarios qu’elle a élaborés, estime que le coût unitaire des véhicules électriques va baisser au cours des années. D’un autre côté, la pression sur la fourniture de métaux va probablement se poursuivre. La décennie que nous vivons sera celle de l’instabilité et de la volatilité des marchés. Ce qui me paraît évident, c’est que toute politique de transition énergétique qui négligerait la question sociale serait vouée à l’échec. Il est indispensable que les personnes qui ont besoin d’un véhicule individuel puissent passer à l’électrique; la solution est en partie dans une réduction des ambitions d’autonomie des voitures : la plupart des usages peuvent être assurés avec 120 ou 150 kilomètres d’autonomie par jour.

Et l’hydrogène ? Ne devrait-on pas miser sur cette technologie-là pour diminuer la taille et le poids des batteries ?

L’efficacité énergétique des moteurs à hydrogène est encore insuffisante, mais il ne fait pas de doute que nous aurons besoin de cette option, notamment pour les transports lourds. En fait, il sera nécessaire d’user de tous les leviers si nous voulons vraiment faire face à la crise climatique : l’accent sur le transport collectif, une réduction de la mobilité globale et une sobriété énergétique doivent se conjuguer à l’électrification. De bonnes nouvelles proviennent de l’industrie des batteries, puisqu’elles ont une durée de vie de plus en plus longue, avec des capacités s’érodant moins vite. Cela aura un effet positif sur le marché de l’occasion, notamment. Il est important, pour faciliter l’accession à un véhicule électrique, que l’acheteur dispose d’indicateurs fiables sur l’état exact des batteries.

La consommation d’électricité, même si des efforts ont été consentis et ont porté leurs fruits l’hiver dernier, est néanmoins appelée à rester considérable, une fois que le nombre de véhicules électriques aura progressé. Le recours au nucléaire est dès lors inévitable…

Tout doit être fait pour que l’électricité soit décarbonée et provienne au maximum de sources renouvelables. On parle beaucoup des centrales à charbon remises sporadiquement en route en Allemagne, mais moins des progrès impressionnants que ce pays a faits en matière d’énergies non carbonées. Tous les pays européens travaillent à limiter les émissions de gaz à effet de serre ; dans ce cadre, comme la technologie de fusion nucléaire, bien moins dangereuse que la fission, ne donnera pas de résultats probants avant de nombreuses années, un certain nombre de centrales devront continuer à fonctionner. Les projets d’EPR, réacteurs nucléaires de troisième génération, en France et dans plusieurs pays européens, devraient permettre d’assurer la fourniture de courant. Mais je le répète : rien ne sera possible sans des choix politiques fermes en faveur des énergies renouvelables, des investissements d’infrastructure, la prise en compte de la question sociale, la recherche de l’efficacité énergétique et une évolution individuelle et collective vers la sobriété systémique.

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