N° 136 - Automne 2021

Des embûches sur la route des Indes

Bombay, poumon économique de l’Inde.
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India,Mumbay City, Chowpatty Seaface, Marina Drive,skyline (Photo by Calle Montes / Photononstop / Photononstop via AFP)
Bombay, poumon économique de l’Inde. Le pays a beaucoup d’atouts économiques, mais il est gangrené par la corruption et la bureaucratie.

Jean-Joseph Boillot est l’un des spécialistes les plus écoutés des économies émergentes. Chercheur associé à l’institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris, il n’est pas convaincu que l’on puisse substituer l’Inde à la chine pour créer une « route de la soie » alternative.

La Chine fascine et inquiète. Certains considèrent qu’elle a des ambitions hégémoniques. Jusqu’à récemment, c’était plutôt l’Amérique qui donnait cette impression. Y a-t-il un « péril chinois » ?

Il est certain que la Chine n’a rien d’un « tigre de papier ». La puissance chinoise est une réalité indéniable ; il serait irresponsable de continuer à croire qu’il s’agit encore et seulement d’un pays de main-d’œuvre bon marché et de production à bas coût. Ce gigantesque pays est en moyenne beaucoup plus développé que certaines régions d’Occident : pour un Chinois, un métro européen fait figure d’antiquité pittoresque. Calculé en parité de pouvoir d’achat, c’est le premier PIB du monde (le double de celui des États-Unis) et un marché de masse de sorte que les entreprises chinoises – je dis bien chinoises, l’époque des entités mixtes est révolue – amortissent leur propre recherche et développement et bénéficient de marges confortables. Les percées technologiques se multiplient, les Chinois ne sont pas – ou plus – des copieurs : ils vont dans l’espace avec leurs propres technologies pour l’essentiel. Cet été, les sponsors de la Coupe d’Europe de football étaient chinois. Ce qui ne veut pas dire que ce géant n’a pas de points faibles, comme sa fermeture politique qui bride ses chercheurs, ou encore sa grande faiblesse monétaire et financière, nul besoin de l’expliquer à un média suisse ! En somme, comme l’Europe avait vu monter la puissance japonaise dans les années 80, elle est aujourd’hui fascinée par l’ascension de la puissance chinoise, avec une différence : le Japon n’avait pas le même poids géopolitique.

Quelle attitude les pays européens adoptent-ils face à cette montée en puissance ? Il semble que certains misent sur la collaboration.

Les pays européens, y compris la Suisse d’ailleurs, n’ont pas de position cohérente face à la Chine. Pékin, à l’égard de la trentaine de nations du Vieux-Continent, applique l’une des règles de son fameux « Art de la guerre » : diviser pour régner. Dès qu’un pays résiste, on traite avec son voisin. Cette méthode fonctionne : les Allemands fournissent les nœuds ferroviaires de la Route de la soie, les Pays-Bas les ports, la Grande-Bretagne la City de Londres, les pays de l’Est trouvent un allié compréhensif face à la condescendance de Bruxelles. Personne n’est prêt à perdre de l’argent pour se faire respecter !

La Russie ne pourrait-elle pas jouer un rôle de rééquilibrage au profit des Européens ?

On oublie en effet que la Russie représente 22 % des surfaces du globe, et que sa longue tradition diplomatique l’incite à se méfier de tous ses voisins, y compris des Chinois. Mais ce sont les intérêts et non les sentiments qui dominent le monde ; Moscou penche actuellement vers Pékin pour compenser les pressions du monde occidental. On verra si elle répondra favorablement à l’ouverture proposée par Emmanuel Macron et Angela Merkel pour rouvrir le dialogue avec la Russie. J’en doute tant la méfiance est grande à Moscou.

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(AFP PHOTO / ISSOUF SANOGO)
Des habitants de Monrovia, la capitale du Liberia, brandissent une pancarte à l’occasion de la visite du Président chinois Hu Jintao en 2007. La Chine investit massivement en Afrique d’où l’Europe s’est en grande partie retirée dans les années 90.

Le problème de fond n’est-il pas que la mondialisation forcenée a déroulé le tapis rouge à l’expansion chinoise ?

En 2001, lorsque les Occidentaux ont ouvert les portes de l’OMC à la Chine, j’étais en poste en Chine pour accompagner les négociations. Il ne s’agissait pas de promouvoir la paix ou la démocratie, mais d’accéder au site de production de masse le plus avantageux du monde, ainsi qu’à son milliard de consommateurs. Des ouvriers disciplinés par les méthodes maoïstes, une plateforme pour réexporter les produits finis, il y avait en effet de quoi séduire. En revanche, ceux qui ont cru pouvoir prospérer en imposant leur marque sur le marché chinois se sont progressivement cassé les dents. La solution ? Tendre à une meilleure symétrie des relations. Pékin a obtenu de l’OMC des clauses réservées aux pays en développement ; ses banques sont nationalisées et ses grandes entreprises peuvent accumuler des dettes sans limites, ce qui est bien une forme de dumping. L’Europe devrait réagir, mais les intérêts des pays membres divergent et Pékin joue dessus : la France veut par exemple réduire les taxes sur ses vins, l’Allemagne sur ses voitures, etc. Le meilleur moyen de pression incombe désormais aux consommateurs : cesser d’acheter du «made in China», y compris celui de nos entreprises délocalisées là-bas, revenir au local et au national, bref, se réindustrialiser. Certains pays, dont la Suisse, semblent préférer la qualité au bon marché, mais tous n’en ont pas les moyens ou la culture…

NÉGOCIER EN INDE EST TRÈS DIFFICILE, BIEN PLUS TORTUEUX QU’EN CHINE. LE PAYS NAGE TANT BIEN QUE MAL DANS UN CHAOS ADMINISTRATIF ET LOGISTIQUE.

Jean-Joseph Boillot, économiste

Et si l’on misait sur une autre puissance démographique et productive comme l’Inde ?

La thèse est à la mode depuis les années 2000. Néanmoins, négocier en Inde est très difficile, bien plus tortueux qu’en Chine. Un accord n’est jamais définitif ; en outre, le pays nage tant bien que mal dans un chaos administratif et logistique. D’ici 2030, sa population dépassera celle de la Chine. Mais, sans même parler des ravages du coronavirus, les réalités commerciales sont cruelles : Volkswagen a vendu 2186 voitures en Inde en février dernier contre… 250’000 en Chine. Cela ne veut pas dire que l’Inde ne serait pas une bonne cible de diversification. Sans être une alternative à la Chine, elle a des atouts, à commencer par la maîtrise de l’anglais. Dans le domaine des logiciels, deux ingénieurs sur trois dans le monde sont indiens ; presque pareil pour la production de médicaments génériques ; enfin, le téléconseil et le service après-vente se sont massivement développés avec la pandémie. Mais une démocratie gangrenée par la corruption et plongée dans la bureaucratie n’a pas la force d’action d’un pays où le parti unique impose sa volonté. Surtout quand le régime actuel tombe dans un nationalisme étriqué et violent.

L’Inde est championne des logiciels, mais l’électronique consomme des terres rares disséminées dans les sols. Or, la Chine en contrôle la majorité sur son territoire, possédant en outre la main-d’œuvre nécessaire pour les extraire en se souciant peu de la pollution engendrée. La partie est-elle perdue à terme pour l’Europe, voire pour les États-Unis ?

Les Chinois sont des joueurs de go. Pas à pas, ils mettent en œuvre la stratégie dite « de la Grande Muraille » conçue dès 1979 par Deng Xiao Ping, visant à ce que l’Empire du Milieu redevienne une puissance géopolitique capable de se faire respecter. On parle beaucoup du contrôle chinois de l’Afrique, mais Pékin est aussi le premier partenaire commercial de l’Inde et désormais des trois-quarts des pays dans le monde ! Des terres rares, on en trouve presque partout dans le monde. Investir pour les exploiter, c’est une autre paire de manches que seule la Chine a osé faire massivement et notamment en Afrique ; il est un peu tard pour l’Europe, comme pour les États-Unis, qui ont longtemps eu l’illusion d’être le centre du monde. Il faut se remettre à travailler tout simplement ! À mon sens, l’Europe doit bien se positionner au centre d’un triangle composé de la Chine, de l’Inde et de l’Afrique. Ces continents représentent les trois-quarts de la population et de la croissance économique du globe. Il s’agit alors d’équilibrer en permanence les relations avec ces trois partenaires, un peu comme la Chine le fait avec nous en ce moment. En outre, les Européens devraient tirer des leçons de la stratégie chinoise en Afrique. Il est stupide de dire que Pékin « pille » le continent noir : les Chinois passent des accords, concluent des contrats, troquent telle infrastructure contre tel marché de matières premières, etc. Certes, elle tente toujours de profiter de sa position de force pour imposer des relations asymétriques. Mais les Africains ne s’en plaignent pas trop, car la Chine leur apporte en moyenne plus que les pays occidentaux. Les Européens se sont en grande partie retirés d’Afrique dans les années 1990. La Chine en a profité. Aujourd’hui, l’Europe manque d’un grand dessein pour le développement de l’Afrique : la France ou la Belgique tentant de préserver ou de rétablir leur influence, l’Allemagne d’y implanter ses propres entreprises. Il est clair que l’avenir de la planète passe en grande partie par l’Afrique. Le mieux serait de trouver un cadre de coopération avec elle, plutôt que de laisser la Chine faire cavalier seul.

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