N° 148 - Automne 2025

De quoi l’énergie est-elle le nom?

On la dit renouvelable. On parle d’elle en termes de transition. Mais tous ces mots créent en fait une grande confusion : l’énergie ne naît pas du néant et ne disparaît pas dans la nature. Elle se transforme.

Chacun le sait désormais : la transition dite énergétique
est une nécessité. Notre façon de produire
et d’utiliser l’énergie va devoir changer. Mais affirmer
cela n’est pas tout dire, car l’idée même de
changement charrie avec elle une ambiguïté qui
lui colle à la peau à la manière du sparadrap du
Capitaine Haddock.
Lorsque nous voyons une photographie de l’enfant
que nous fûmes jadis, nous nous exclamons : « C’est
moi ! » et non « C’était moi ! » Voilà un indice que
nous parvenons à nous reconnaître malgré tous les
changements qui nous ont transformés, comme si
la perception de notre moi conservait une certaine
continuité historique au sein de notre corps qui évolue
sans cesse. Que déduire d’un tel constat ? Que
changer, ce n’est pas être remplacé : c’est persister à
être soi, mais autrement.

RIEN NE CHANGE

En d’autres termes, nous ne parvenons à comprendre
un changement qu’au prix d’un saisissant tour de
passe-passe : dans notre bouche, le sujet du verbe
changer – cela dont nous disons qu’il change –, c’est
ce qui ne change pas au cours du changement en
question.
En clair, on ne dit d’une chose x qu’elle a changé que
si, en elle, quelque chose n’a pas changé, et c’est
parce que ce quelque chose n’a pas changé qu’on
s’autorise à dire de x qu’il a changé… À la fin du changement
de x, en effet, on a toujours affaire à… x ! Il n’a
pas été remplacé, au sens où il n’est pas devenu y. Il a
conservé le noyau dur de son identité.
Armés de ce constat, revenons à la transition énergétique.
Son appellation même implique que nous nous
posions les questions suivantes : que souhaitons-nous
conserver grâce à elle, c’est-à-dire ne pas changer ?
Notre mode de vie ? Le coût du kWh ? Le taux de CO2
dans l’atmosphère ? Et que devons-nous changer pour
ne pas changer ce que nous souhaitons conserver ?
Dès que les questions sont ainsi posées, les débats
s’enflamment vite, d’autant que nos façons de parler
de l’énergie ne rendent pas toujours justice aux
connaissances acquises à son sujet.

PROBLÈME DE SENS

Un peu d’histoire nous aidera à clarifier les choses. Le
mot energeia désigne en grec la force en tant qu’elle
est en action. Plus précisément, Aristote la concevait
comme le passage de ce qui est « en puissance » à ce
qui est « en acte ». En langage plus moderne, on dirait
plutôt que l’énergie jauge « la capacité à produire des
transformations », par exemple à créer du mouvement,
à modifier la température ou à changer l’état de la
matière. Mais dans le langage courant, le mot énergie
demeure victime d’une polysémie impressionnante :
il désigne tout aussi bien la force ou la puissance, la
vigueur ou l’élan, le dynamisme ou la volonté…
D’ailleurs, au motif que ce mot fleure bon le grec ancien,
on imagine volontiers qu’il a toujours fait partie
du vocabulaire scientifique. Or, il n’y a été introduit
qu’il y a à peine trois siècles par Jean Bernoulli, qui
définit l’énergie comme le produit de la force par
le déplacement qu’elle provoque (ce qu’aujourd’hui
nous appelons le travail mécanique). Mais cet te
première conception scientifique de l’énergie était
d’application trop limitée pour coloniser la physique
tout entière.
De fait, l’énergie n’a pu devenir un concept fondamental
de la physique qu’un siècle et demi plus tard, à partir
du moment où il a été établi qu’elle obéissait à une règle
implacable : une loi de conservation. Qu’est-ce à dire ?

« CHANGER, CE N’EST PAS ÊTRE REMPLACÉ : C’EST PERSISTER À ÊTRE SOI, MAIS AUTREMENT. »

Lorsque deux systèmes interagissent, ils échangent
de l’énergie : au cours de l’interaction, la somme des
variations d’énergie dans le premier système se trouve
toujours être l’opposée de la somme des variations
d’énergie dans le second, de sorte que l’énergie globale
est la même à la fin qu’au début.
Au début du XXe siècle, un théorème crucial est venu
encore renforcer et étendre la puissance conceptuelle
de cette loi de conservation de l’énergie. Au printemps
de l’année 1915, Emmy Noether, une jeune mathématicienne
allemande, est invitée par deux illustres professeurs,
David Hilbert et Felix Klein, à venir enseigner
au département de mathématiques de l’Université de
Göttingen. Les philosophes et les historiens s’y opposent
en avançant cet étrange argument : « Que penseront
nos soldats quand ils reviendront à l’université
et verront qu’ils doivent apprendre aux pieds d’une
femme ? » La réponse de David Hilbert est cinglante :
« Je ne vois pas pourquoi le sexe de la candidate serait
une raison contre son admission. Après tout, nous
sommes une université, pas des bains publics. » Mais
le maître n’eut pas tout à fait gain de cause, du moins
pas immédiatement : Emmy Noether dut enseigner
pendant quatre ans sous le nom de « David Hilbert » et sans recevoir la moindre rémunération… Cela ne
l’empêcha pas de démontrer, en 1918, un théorème
si fondamental pour la physique qu’il fit dire à Albert
Einstein qu’elle était « le génie mathématique créatif
le plus considérable produit depuis que les femmes
ont eu accès aux études supérieures ».

x
(DR)
Emmy Noether, mathématicienne géniale, saluée par Einstein, mais oubliée, est l’auteure d’un théorème fondamentale sur la conservation de l’énergie.

Le théorème dit « de Noether » démontre que la loi
de conservation de l’énergie découle directement du
fait que les lois physiques régissant un phénomène
physique, quel qu’il soit, ne sauraient dépendre du
moment par ticulier où ce phénomène se produit.
Elle acquiert ainsi une signification dépassant largement
sa formulation habituelle : elle n’exprime rien
de moins que l’invariance des lois physiques au cours
du temps.
Lorsque nous parlons de l’énergie, tenons-nous
compte de ce que Emmy Noether nous a appris ?
La question est d’importance, pour deux raisons. La
première est que si nous parlons de l’énergie sans
tenir compte de ce qu’elle est, il y a de fortes chances
que nous ne prenions pas les bonnes décisions. La seconde
est que la nature ne se laissera pas duper par
nos jeux de langage : si les solutions que nous formulons
dans nos phrases sont impossibles à réaliser en
pratique, ces solutions ne seront pas des solutions.
Ainsi, dès lors que l’énergie d’un système isolé demeure
constante, il devient trompeur de parler de
production d’énergie, car cette expression laisse entendre
que de l’énergie pourrait émerger du néant.
En réalité, la seule chose que nous pouvons faire,
c’est changer la forme que prend l’énergie – transformer
de l’énergie électrique en énergie thermique
par exemple –, ou bien la transférer d’un système
qui en a à un autre. Il ne s’agit jamais d’une création
ex nihilo. En somme : pour avoir de l’énergie, il n’y a
qu’une condition qui vaille, celle d’en avoir, ou bien
d’en recevoir.

ABUS DE LANGAGE

De même, on ne devrait pas non plus parler de
consommation d’énergie. Car consommer la totalité
d’un kilojoule, ce n’est nullement le faire disparaître :
c’est prendre un kilojoule sous une forme très ordonnée
(par exemple de l’électricité) et le convertir
en une quantité exactement égale d’énergie sous
une autre forme, en général moins ordonnée (de l’air
chaud). En bref, consommer de l’énergie, ce n’est
nullement consumer de l’énergie, mais créer de
l’entropie, une grandeur qui caractérise la capacité
d’un système physique à subir des transformations
spontanées : plus grande est sa valeur, plus faible est
la capacité du système à se transformer. Au cours de
ses transformations successives, son énergie devient
de moins en moins utilisable, jusqu’à ce qu’elle finisse
sa vie sous forme de chaleur.
Pour les mêmes raisons, il n’existe pas d’énergies
à proprement parler « renouvelables », car ce n’est
jamais l’énergie elle-même qui se renouvelle, seulement
le processus physique dont on l’extrait, par
exemple le vent, ou bien la lumière du soleil…

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