La ruelle des Arbalétriers. Entrée du Centre culturel suisse.
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La ruelle des Arbalétriers. Entrée du Centre culturel suisse. © Sébastien Borda/CCS
N° 118 - Automne 2015

Le Centre culturel suisse vient de fêter ses 30 ans

Implanté à Paris depuis 1985, le Centre culturel suisse est la première vitrine de la création contemporaine suisse en France. Un lieu d’expositions, mais aussi d’échanges, de rencontres et de dialogues, repensé par un duo de curateurs « à la page » qui a su insuffler au centre d’art une nouvelle dynamique dont le maître mot est pluridisciplinarité.

Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser. Codirecteurs du Centre culturel suisse de Paris.
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© Eddy Mottaz
Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser. Codirecteurs du Centre culturel suisse de Paris.

Lorsqu’on lui demande d’où il vient, Olivier Kaeser répond qu’il est « un historien et un praticien de l’art contemporain », à l’instar de Jean-Paul Felley, son compagnon de travail depuis plus de vingt ans. Le praticien, c’est celui qui a la connaissance de la pratique de son art, c’est l’artisan qui a expérimenté, senti, observé, avant de théoriser. Une définition précise qui tient à cœur à Olivier Kaeser au regard de son parcours. Olivier, le Genevois, et Jean-Paul, le Valaisan, se sont rencontrés sur les bancs de l’Université de Genève, en cours d’histoire de l’art, et ne se sont plus jamais quittés. Après des entrées et des passages différents au sein de lieux d’art ou d’éditions d’art – à une époque où la notion de commissariat d’exposition n’en était qu’à ses balbutiements, sans formation professionnelle adaptée –, ils se sont bientôt mis à marcher de concert, à s’interroger sur la manière de montrer les artistes vivants tout en mettant à profit leurs expériences respectives sur le terrain, jusqu’au jour où ils décident de créer ensemble, en 1994, la structure indépendante « attitudes », dédiée à la promotion de l’art contemporain à Genève. C’était dans la continuité de leur cheminement artistique commun, mais c’était aussi un brin osé, un brin visionnaire, à l’heure où l’Europe voit l’explosion de lieux d’exposition d’art contemporain, à l’heure où se dessine une réflexion poussée sur la place de l’art vivant dans la société et sur la question épineuse de sa médiation auprès du grand public. Existant aujourd’hui sous la forme d’une association, cette structure a toujours son bureau à Genève, tandis que son espace d’exposition a été investi par la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD) sous le nom de « Live in your Head ».

Ainsi, lorsqu’ils sont choisis en 2008 comme codirecteurs à la tête du Centre culturel suisse de Paris (CCS), les deux hommes sont déjà des professionnels chevronnés de l’organisation d’expositions, dotés d’une solide connaissance de la richesse culturelle helvétique, aussi bien romande qu’alémanique. Deux têtes pensantes valent mieux qu’une. Ce pourrait être leur devise ! En tout cas, le duo tient son défi, celui de renouveler une machine culturelle un peu essoufflée et aux contours trop indécis. Avant eux en effet, l’activité du centre d’art parisien est passée par des hauts et des bas, malgré des directions successives de qualité. Nul doute qu’aujourd’hui le défi est relevé puisque Olivier Kaeser et Jean-Paul Felley ont su lui donner un nouveau visage, autant dans son architecture que dans sa programmation, et signent en 2015, selon les termes d’Olivier Kaeser, « la plus grande exposition qu’ils aient jamais organisée, pour la célébration des 30 ans du Centre ».

La librairie du CCS. Rue des Francs-Bourgeois. L’intérieur a été dessiné par le bureau d’architectes Jakob + MacFarlane.
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© Sébastien Borda / CCS
La librairie du CCS. Rue des Francs-Bourgeois. L’intérieur a été dessiné par le bureau d’architectes Jakob + MacFarlane.
La librairie du CCS. Rue des Francs-Bourgeois. L’intérieur a été dessiné par le bureau d’architectes Jakob + MacFarlane.
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© Sébastien Borda / CCS
La librairie du CCS. Rue des Francs-Bourgeois. L’intérieur a été dessiné par le bureau d’architectes Jakob + MacFarlane.
Festival Extra Ball 2014. Festival dédié aux spectacles vivants et aux projets hybrides et transdisciplinaires.
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© Simon Letellier / CCS
Festival Extra Ball 2014. Festival dédié aux spectacles vivants et aux projets hybrides et transdisciplinaires.

A l’origine, la Fondation Pro Helvetia

Historiquement, le CCS a été voulu et mis en place par la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, puissant instrument culturel de la Confédération suisse basé à Zurich, dont l’objet est l’encouragement de la création artistique au niveau national, en apportant un soutien subsidiaire aux cantons et en favorisant les échanges artistiques entre ces derniers, et au niveau international, en soutenant la diffusion de la culture suisse à l’étranger. A ce titre, le CCS de Paris est la première antenne créée à l’étranger et constitue toujours la tête de proue de la fondation avec un budget alloué annuellement d’environ 2 millions de francs suisses. En effet, contrairement aux autres instances de Pro Helvetia installées à l’étranger (les bureaux de liaison de Johannesburg, du Caire, de New Delhi et de Shanghai et les autres centres d’art situés à New York, San Francisco, Rome, Milan et Venise), le CCS est le seul à être géré et financé en totalité par la fondation et le seul bénéficiant de locaux permettant de concevoir plusieurs expositions en même temps, dans des domaines artistiques diversifiés. Il a donc tout d’un lieu unique dont l’emplacement ajoute à sa singularité.

Exposition de Pierre Vadi, 2015.
Exposition de Pierre Vadi, 2015. © Marc Domage / CCS
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Exposition « Point de Fuite » de Marc-Antoine Fehr, 2015.
Exposition « Point de Fuite » de Marc-Antoine Fehr, 2015. © Marc Domage / CCS
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Exposition de Miriam Cahn, 2014.
Exposition de Miriam Cahn, 2014. © Marc Domage / CCS
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Nicolas Party. Exposition « Pastel et nu » (janvier-février 2015). Dans cette œuvre de grand format, l’artiste, dont la culture visuelle s’inspire à la fois du graffiti et de sujets classiques (portraits, nus, natures mortes,…), réinterprète des nus de Félix Vallotton sur lesquels il superpose des paysages colorés et encadrés.
Nicolas Party. Exposition « Pastel et nu » (janvier-février 2015). Dans cette œuvre de grand format, l’artiste, dont la culture visuelle s’inspire à la fois du graffiti et de sujets classiques (portraits, nus, natures mortes,…), réinterprète des nus de Félix Vallotton sur lesquels il superpose des paysages colorés et encadrés. © Marc Domage / CCS
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Un lieu suisse dans le Paris artistique

Situé au cœur du quartier du Marais, logé dans l’hôtel particulier Poussepin au 32-38 de la rue des Francs-Bourgeois, le centre d’art attend le visiteur au bout de l’étroit passage des Arbalétriers, bordé de pittoresques corps de logis anciens qui ont gardé leurs façades en encorbellement du XVIIe siècle. Sur les murs, des graffitis, décorum et traces de vie modernes, laissés en liberté du trait, semblent être l’antichambre d’un espace underground, cédé entièrement à la création et ses possibles. Pour l’anecdote, c’est dans cette ruelle que Jean sans Peur fit assassiner en 1407 son cousin et rival le duc Louis d’Orléans, frère du roi. Si l’histoire de France a marqué ces lieux, c’est l’esprit suisse qui y est installé désormais, imprégné du bouillonnement de la vie artistique du Marais qui accueille aujourd’hui les plus grandes galeries d’art contemporain, entre le Centre Pompidou et la place des Vosges. Et pourtant, les débuts de l’enclave culturelle helvétique ne furent pas simples. Rappelons que sa naissance n’est due qu’à un seul homme, Jacques Pilet, le fondateur du journal L’Hebdo, qui fait de la création du CCS à Paris son cheval de bataille, alors que d’autres critiquent une dépense et une énergie inutiles. Quel intérêt pour la culture suisse d’être à Paris ? Elle pourrait aussi bien être à Rome ou à Madrid… Mais lorsque les colonnes de ce fervent défenseur ironisent sur un centre culturel qui ne vaudrait finalement pas beaucoup plus cher qu’un luxueux tapis destiné à l’ambassade suisse à Paris, la comparaison fait mouche, les soutiens se rassemblent et une souscription est même lancée. L’aventure du CCS naît ainsi, dans la dissonance et la cacophonie, avant de tisser une toile artistique franco-suisse, fragile au début, prête à craquer parfois, mais qui va malgré tout se solidifier d’année en année. A la création, une direction collégiale réunissait sept personnes. Puis, en 1988, la première direction autonome est incarnée par la figure du metteur en scène Werner Düggelin (1988-1991), suivie par celle du journaliste Daniel Jeannet (1991-2002) qui expose de grandes personnalités de l’art suisse comme la surréaliste Meret Oppenheim, le couple de peintre et écrivain voyageurs Thierry Vernet-Nicolas Bouvier, les peintres Emilienne Farny et Alexandre Mairet, le graphiste Pierre Keller, ou encore les célèbres Jean-François Comment, Rodolphe Töpffer, Louis Soutter, Daniel Spoerri ou le plasticien Thomas Hirschhorn. Au CCS, il faut être suisse avant tout, que l’on soit surréaliste, nouveau réaliste, vidéaste, écrivain, metteur en scène, poète, chorégraphe ou musicien. La scène helvète se montre, s’embrase, ose, brave les frontières des arts, s’ancre dans le contemporain à tel point que le journal Libération s’enthousiasme à propos d’une exposition sur Robert Frank en 1996 : « Il faut absolument se rendre ce soir au Centre culturel suisse pour y découvrir une vidéo magnifique de Robert Frank dans un paysage de campagne en hiver intitulée The Present, soit 26 minutes de pures douleurs fulgurantes. »

Couvertures du journal « Le Phare » Nos 9, 15 et 20.
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© CCS
Couvertures du journal « Le Phare » Nos 9, 15 et 20.

Enjeux et décloisonnement

Les années 2000 resserreront la tendance autour des arts visuels sous la direction controversée de l’artiste Michel Ritter (qui avait été auparavant à la tête du centre d’art contemporain Fri art à Fribourg). Trop contemporain peut-être ? Une chose est sûre, le CCS cherchait sa place dans un Paris lui aussi de plus en plus « arty ». Mais le public d’une exposition n’est pas le même que celui d’une performance. Or, l’enjeu est bien d’attirer tous les publics, de ne pas s’enfermer dans un seul registre. La scène artistique suisse, polymorphe, doit être déployée au public français. Au décès de Michel Ritter en 2007, une inévitable question se pose : le CCS a-t-il toujours lieu d’être ? Une consultation internationale commandée par Pro Helvetia y répondra positivement. Le CCS est un pont vital entre la Suisse et la France, pourvu qu’il sache se renouveler et adopter un positionnement clair. Ce fut la mission première d’Olivier Kaeser et Jean-Paul Felley, tandem salvateur pour une programmation élargie : « Décloisonner les axes limités à une seule discipline, trouver une position de chemins de traverse entre les disciplines », explique Olivier Kaeser, la parole à la fois posée et abondante. On sent chez lui un véritable engagement à sa mission, allié à sa passion de l’art. Renouveler les critères d’approche de l’art contemporain, accorder notamment une plus grande place à la danse, au théâtre et à la musique, mais aussi comprendre des démarches qui s’inscrivent sur d’autres fondements, au sein d’autres univers, c’est probablement ce qui fait l’ADN du centre d’art aujourd’hui et son succès. Olivier Kaeser et Jean-Paul Felley ont ainsi créé des « cartes blanches concertées » données à des structures culturelles suisses (le Montreux Jazz Festival, le Kilbi Festival, la revue Parkett…) ou à des personnalités artistiques en leur permettant d’inviter d’autres artistes qui ont influencé leur travail, leur imaginaire, leurs inspirations. Il s’agit d’essayer de proposer des familles artistiques, comme ce fut le cas avec la carte blanche donnée à Ursula Meier, l’une des figures emblématiques de la scène cinématographique suisse. La toile artistique est surtout faite d’échanges. De fait, l’invitation d’une créatrice comme Ursula Meier donne lieu à plusieurs soirées habillées de lumière photographique, animées d’un ciné-concert, traversées par une voix d’écrivain, électrisées par le corps d’une danseuse… Des histoires de frontières qui s’entremêlent, de mouvances qui se bordent et se recouvrent. Le spectateur peut cheminer d’un art à un autre, emprunter des routes qui lui font découvrir les facettes insoupçonnées d’un artiste. Sortir des sentiers battus. Des partenariats avec d’autres institutions culturelles comme le Centre Pompidou, par exemple, permettent aussi au CCS de proposer des conférences de graphisme et d’architecture hors les murs pour toucher un autre public. Pour Olivier Kaeser et Jean-Paul Felley, le choix de la programmation est donc décisif, toujours très réfléchi, très cadré. Pour le mettre en œuvre dans les meilleures conditions, ils ont demandé au réputé bureau d’architectes Jakob + MacFarlane (connu notamment pour le restaurant du Centre Pompidou et l’architecture de la Cité de la Mode et du Design à Paris) de repenser les espaces intérieurs en transformant la bibliothèque en librairie (avec une entrée directe sur la rue des Francs-Bourgeois) et en reconfigurant une salle d’exposition et les bureaux.

Festival Extra Ball 2014. En scène, la chorégraphe-danseuse Marthe Krummenacher.
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© Simon Letellier / CCS
Festival Extra Ball 2014. En scène, la chorégraphe-danseuse Marthe Krummenacher.

Une passerelle culturelle franco-suisse

Miracle de l’architecture, les espaces semblent plus grands, baignés d’une clarté presque impensable dans un lieu si cloisonné. La cour, puits de lumière, inonde les bureaux. L’accès aux deux salles d’exposition et à la salle de spectacle est fluide. Récemment, ces espaces ont été investis par les artistes Pierre Vadi, Nicolas Party, Dominique Koch et Marc-Antoine Fehr, les architectes Charles Pictet et Philippe Rahm et bien d’autres encore. Le CCS est une plateforme d’expression pour la jeune génération mais aussi un lieu de mémoire pour ceux qui sont passés par là auparavant. C’est notamment la mission du Journal Le Phare, la revue du CCS depuis 2009 (tirée à 10 000 exemplaires et distribuée dans 40 lieux en France et près de 90 lieux en Suisse), qui chaque trimestre invite des journalistes spécialisés dans le domaine culturel à écrire des articles de qualité sur la programmation du Centre. Entre performances éphémères et travail d’analyse et d’archive, le CCS montre et préserve la création suisse en même temps qu’il s’assure de son ancrage en France. Plus de 40 000 visiteurs passent la porte au bout de la ruelle chaque année (près de 100 000 visiteurs en comptant les projets hors les murs) pour assister à neuf expositions et plus de soixante soirées consacrées à toutes les disciplines. Un véritable bouillon de culture qui dure depuis 30 ans !

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