N° 117 - Été 2015

Genève : « Transformer des bureaux en logements ; un choix de société pour juguler la crise »

Transformer les dizaines de milliers de mètres carrés de bureaux inoccupés qui s’y prêtent en logements de toutes catégories. Voilà le projet soumis au peuple genevois le 14 juin 2015. Ce texte a priori pragmatique est issu d’une proposition signée du député MCG Ronald Zacharias. Même si le Parlement a modifié son texte, le bouillant avocat et acteur du marché immobilier estime qu’il s’agit là d’un vrai choix de société. Tel n’est pas du tout l’avis de son confrère de l’Asloca, Christian Dandrès, qui évoque « un projet à deux francs six sous » et se félicite que le peuple genevois ait bientôt l’occasion de rejeter cette idée, pourtant agréée par le Conseil d’Etat.

Fait inhabituel dans L’INFORMATION IMMOBILIÈRE, nous avons résolu de mettre en présence et sans filet les deux protagonistes, qui ont débattu à bâtons rompus et avec fougue. Après quelques envolées sur les motifs inavouables qu’ils prêtaient respectivement à leur adversaire, les deux députés ont chacun convenu de la sincérité de l’autre. Tous deux estiment aussi que la situation de pénurie est malsaine, admettent que l’immense majorité des propriétaires et des locataires sont des gens parfaitement corrects et paraissent rêver d’une situation harmonieuse où il n’y aurait plus besoin d’avocats…

L’administration, ils en sont convaincus, doit être surveillée pour que ses pratiques ne favorisent pas l’autre camp – ce qui est naturellement le cas pour le moment. Chacun rend l’autre solidaire et coresponsable des dérives ou des obsessions de son parti. Mais dans l’ensemble, le dialogue paraît possible et le respect reste présent. C’est toujours cela de pris pour celles et ceux qui espèrent, qu’un jour, les Genevois disposeront de logements correspondant à leurs vœux, et que l’énergie déployée par les défenseurs de l’économie immobilière et les gardiens du temple de la LDTR pourra être investie dans des combats moins idéologiques, afin de construire un meilleur cadre de vie pour tous.

Débat entre Christian Dandrès, avocat Asloca et député PS, et Ronald Zacharias, professionnel de l’immobilier et député MCG, à Genève.

Christian Dandrès et Ronald Zacharias
Débat entre Christian Dandrès et Ronald Zacharias

– L’idée de transformer des bureaux en logements n’est pas neuve. En quoi la loi projetée et soumise au vote populaire le 14 juin s’avère-t-elle plus décisive que les tentatives précédentes ?

Ronald Zacharias : La loi 11394, modifiant la LDTR, permet une conversion définitive d’un bureau en logement, alors que la situation juridique actuelle ne permet qu’une conversion temporaire. Or, aucun bailleur ne procédera aux investissements liés à la conversion d’un local d’activité en logement (création de cuisine, de locaux sanitaires, etc.) pour une période provisoire ou limitée dans le temps. Malgré les tentatives du DALE pour rassurer les propriétaires de locaux commerciaux en précisant que le terme « temporairement » contenu à l’art. 3 al. 4 LDTR est appliqué de manière extensive et qu’une période de plus de dix ans n’a pas été considérée comme arbitraire par notre Haute Cour, il n’empêche qu’il est ressenti comme par trop précaire de devoir dépendre d’une simple pratique administrative qui peut évidemment évoluer dans le temps, dans un sens ou dans l’autre. La sécurité juridique en la matière commandait un changement législatif et c’est précisément l’objet de la loi 11394.

Christian Dandrès : La possibilité de créer des logements en transformant des bureaux existe depuis longtemps. Les propriétaires ne l’ont cependant pas utilisée puisque le développement économique que Genève a connu depuis le début des années 2000 leur a permis de louer ces locaux commerciaux sans difficulté et moyennant d’importants rendements pécuniaires. Ceux-ci ont fait office d’aiguillon aux promoteurs qui ont construit des bureaux en surnombre. Le marché est saturé et ne permet donc plus des rendements aussi importants qu’espéré. C’est ainsi que Ronald Zacharias, propriétaire et député MCG, a souhaité libéraliser totalement cette pratique pour permettre de rétablir les profits des propriétaires de ce type de locaux. Car, en effet, les lois de protection des locataires, si elles permettent déjà aujourd’hui de transformer des bureaux en logements, n’autorisent pas de louer ces appartements à n’importe quel prix. La loi prévoit que les loyers doivent correspondre aux revenus de la classe moyenne.

Ronald Zacharias : Le but premier est de mettre à disposition des logements, ici et maintenant, pas d’accroître le rendement ! On ne veut pas faire du luxe, mais contribuer à diminuer la pénurie. La protection des locataires prévue par le bail (CO) et la LGL reste en place.

La loi prévoit que les loyers doivent correspondre aux revenus de la classe moyenne.

– Quelles sont, selon vous, les conditions minimales dans lesquelles une opération de conversion de bureaux ou de surfaces commerciales en logements serait souhaitable ?

Christian Dandrès : Comme locataire, je m’intéresse surtout aux conditions maximales auxquelles ces conversions se feraient. Il faut garantir que les logements créés répondent aux besoins de la majorité de la population. La loi actuelle (LDTR) plafonne les loyers selon le revenu médian. C’est ce plafond que Ronald Zacharias et les milieux immobiliers veulent supprimer avec la loi 11394 que l’Asloca combat par référendum et sur laquelle les Genevois se prononceront le 14 juin 2015. Les intérêts des locataires et des propriétaires sont antinomiques sur la question du loyer. Depuis dix ans, les loyers augmentent en moyenne de 2 % par année, contrairement aux salaires de la majorité des Genevois et aux rentes des personnes à la retraite. Il est donc plus que jamais nécessaire de lutter contre les loyers élevés. Les locataires ont assez donné. Or, si la loi 11394 était acceptée par le peuple, les loyers de ces nouveaux logements ne seraient soumis à aucun contrôle et atteindraient des sommets.

Ronald Zacharias : Les conditions minimales pour qu’une conversion de locaux d’activité en logements puisse s’opérer sont liées à la logique économique des transformations envisagées, elles-mêmes reliées aux qualités constructives des-dits locaux. Typiquement, ces conversions seront entreprises au sein d’immeubles dits mixtes, situés en ville, ou dans la première ceinture suburbaine. La raison en est que ces immeubles présentent des surfaces aisément convertibles sur le plan technique et donc à faible coût, ce qui permettra de pratiquer des loyers abordables. Un immeuble mixte offre en général des arcades ou un restaurant au rez-de-chaussée, un ou plusieurs étages de bureaux et un ou plusieurs niveaux de logements au-dessus. Il est donc aisé de se raccorder et de créer des logements en utilisant les surfaces précédemment affectées à une activité commerciale ou professionnelle. Tout local est convertible en logement, mais c’est la raison économique qui aura le dernier mot quant à l’opportunité de la conversion.

En dix ans, les loyers ont augmenté de près de 20 %.

– Le fait que des surfaces d’affectation administrative, industrielle ou commerciale soient muées en logements doit-il être irréversible ou provisoire ? Imaginez-vous possible de reconvertir en bureaux les logements créés, en fonction des désirs du propriétaire ou des besoins du marché ?

Ronald Zacharias : A ce propos, la gauche a en effet émis la crainte « qu’une fois la pénurie de logements résorbée ( ! ), les bailleurs ne se mettent à résilier des baux afin de procéder à une conversion inverse, soit un retour vers une affectation commerciale ». Notons qu’il est quand même piquant de constater que la gauche semble craindre la fin de la pénurie de logements (par peur de perdre son influence politique ?), au motif que certains appartements pourraient être éventuellement reconvertis ! L’argument est évidemment entaché de mauvaise foi vu la difficulté, voire l’impossibilité, liée à toute résiliation de bail pour des motifs purement économiques. En fait, le « retour » est réservé uniquement aux locaux convertis en logements selon la nouvelle loi. Tout logement ne saurait donc être converti en local commercial du fait de modifications des conditions du marché. De plus, pour ces logements, pareille « reconversion » ne pourrait être envisagée que dans les cas d’un départ volontaire du locataire en place.

Christian Dandrès : La loi actuelle (LDTR) permet déjà de convertir des bureaux en logements. Elle prévoit cependant deux mesures pour protéger les locataires : un contrôle et un plafonnement des loyers, ainsi qu’une restriction de la possibilité de retransformer, dans un futur lointain, ces logements en bureaux. La LDTR n’empêche donc pas un propriétaire de reconvertir ces nouveaux logements en bureaux, tant qu’il le fait dans un délai de vingt-cinq ans. Ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est d’aggraver la pénurie de logements dans le futur en réduisant le nombre d’appartements en les convertissant en bureaux. Ronald Zacharias et les milieux immobiliers souhaitent en effet administrer la pénurie de logements ou de bureaux pour garantir des rendements abusifs. Ils souhaitent être libres de convertir des bureaux en logements lorsque les loyers sont plus élevés sur le marché des appartements locatifs, et reconvertir ces logements en bureaux dès que ce dernier marché permettra des profits plus importants.

– Y a-t-il selon vous trop d’appartements bien situés, au cœur de la ville, qui soient utilisés actuellement par des études d’avocats ou des cabinets médicaux ?

Christian Dandrès : Je ne dispose pas de statistiques sur le nombre de logements utilisés comme bureaux en ville. Et pour cause, la loi actuelle (LDTR) vise à protéger contre les effets de la spéculation les locataires et le parc immobilier locatif. Elle instaure un mécanisme qui a fait ses preuves. Le propriétaire d’un logement qui souhaite transformer celui-ci, de manière définitive, en bureau, doit offrir en compensation un bureau qu’il aura transformé en logement. Le Gouvernement genevois a fait le bilan de ce mécanisme et a constaté que ce dernier avait permis d’éviter des dérives rencontrées dans d’autres villes qui avaient vu disparaître les logements de leurs centres, au profit de bureaux, en général plus rentables pour les propriétaires. Ce dispositif est aujourd’hui menacé par la loi 11394 du propriétaire et député MCG Ronald Zacharias. En effet, cette loi aurait pour effet de supprimer cette obligation de compensation pour les logements issus de la conversion définitive de bureaux en appartements.

Ronald Zacharias : Je ne pense pas que le problème se situe à ce niveau. Il y a à Genève plus de 200 000 mètres carrés de locaux vacants ou vides et plus de 165 000 m2 en cours de construction, l’équivalent de plus de 4 200 logements de 4 pièces, soit plus de trois fois la production annuelle de logements ! Alors, bien sûr, tous ne seront pas convertis, mais parmi les unités possibles, bon nombre se trouvent précisément au centre de la ville, dont une partie pourrait être convertie en logements. Mais parlons des loyers qui seront pratiqués. La gauche, qui souhaiterait généraliser une économie immobilière planifiée, prétend que les loyers ne seront pas contrôlés. Cela est faux, car d’une part la loi prévoit expressément que le contrôle préexistant prévu pour les logements sociaux (LGL) continuera à s’appliquer après conversion, et d’autre part dans la mesure où tout loyer pratiqué après conversion reste bien évidemment soumis au contrôle initial, qui peut être mis en œuvre en application du droit du bail. Cet arsenal législatif évitera très largement tout abus.

– Une mixité entre activités commerciales/libérales et logements est-elle souhaitable ? L’exemple du médecin, du psychologue ou du notaire habitant au-dessus de son cabinet ne présente-t-il pas des intérêts, notamment en matière de développement durable ?

Ronald Zacharias : Oui, bien évidemment, en limitant les déplacements, on respecte davantage l’environnement. Il y a, par ailleurs, également des cas où la profession est exercée au sein même du logement dont une partie est affectée à cet effet. Cette mixité, évoquée dans votre question, est souhaitable car le modèle urbain avec un centre-ville dédié à l’activité commerciale, et/ou tertiaire, avec du logement en périphérie, de type « cité-dortoir », n’est pas vraiment ce à quoi Genève doit commencer à ressembler. Dans ce sens-là, une planification d’autorité est manifestement nécessaire et la bienvenue. Relevons que la nouvelle loi va précisément dans le sens d’une variation du rapport bureaux / logements, à la faveur du logement. Cela sera particulièrement appréciable en centre-ville. Et surtout, il n’y a aucun bon sens à laisser ces surfaces vides alors que sévit une sévère pénurie de logements. Des centaines d’appartements pourront ainsi être convertis, disponibles quasi immédiatement, les bâtiments existant déjà !

Christian Dandrès : Une telle mixité est absolument nécessaire et permet d’assurer une certaine qualité de vie pour les habitants. Certaines communes ont pris des mesures pour assurer ce principe. La Ville de Genève a adopté un plan d’utilisation du sol (PUS) qui garantit la construction de logements au centre-ville et permet de maintenir des commerces de proximité. Cette planification est un succès. Elle a permis de placer la ville de Genève dans le peloton de tête des communes sur le territoire desquelles se construit du logement. Elle a également permis d’éviter que le centre-ville ne soit exclusivement destiné aux commerces de luxe. Il est donc regrettable que la Chambre genevoise immobilière, le syndicat des propriétaires, ait combattu ce plan et ces principes jusqu’au Tribunal fédéral, qui lui a heureusement donné tort.

– N’y a-t-il pas un intérêt, sur le plan de la qualité de vie, sur le plan fiscal, sur le plan économique et sur le plan de l’animation des quartiers, à ce que davantage de locataires deviennent propriétaires ?

Ronald Zacharias : Bien sûr ! Le projet de loi 11408, si voté, et il le sera, très probablement, permettra aux locataires qui le souhaitent, d’acquérir leur logement au terme d’un délai d’occupation de trois ans et de réaliser, vu la configuration des taux d’intérêt, des économies de loyer pouvant parfois aller au-delà de 60 % de leur loyer courant. Devenir propriétaire, ne plus payer « dans le vide », pouvoir transmettre son logement à ses enfants et réaliser des économies, pourquoi priver les locataires de pareille aubaine ? Et si le bailleur-vendeur réalise une plus-value, l’Etat ne viendra pas s’en plaindre. Or, la gauche est contre. Pourquoi ? Parce que l’on touche à son vivier électoral constitué de 83 % de locataires. L’argument du maintien du parc locatif correspondant au besoin prépondérant est largement insuffisant : aucun logement n’est supprimé, seul le titre d’occupation change, et le « loyer » postacquisition sera très sensiblement inférieur. De plus, l’acquéreur peut, bien évidemment, relouer son bien.

Christian Dandrès : L’accession à la propriété n’est possible que pour à peine un cinquième de la population. Le prix de vente des appartements en propriété par étages (PPE) s’élève à CHF 8952.– par mètre carré (selon l’OCSTAT). Ainsi, une famille désireuse d’acheter un logement de 5 pièces doit s’acquitter d’un montant oscillant entre CHF 800 000.– et CHF 1 000 000.–. Même avec des taux d’intérêt historiquement bas, l’achat est inaccessible pour l’écrasante majorité des Genevois. Ceci d’autant plus que, depuis 2014, les autorités fédérales ont restreint l’accès au crédit hypothécaire (volant anticyclique de fonds propres). Il faut donc prendre acte que la PPE ne permet pas de répondre au besoin de la population à se loger. Pour y parvenir, il faut mener une politique du logement reposant sur des promoteurs et des propriétaires publics ou des institutions privées n’ayant pas vocation à maximiser leurs profits. Je pense notamment aux fondations municipales et aux caisses de prévoyance professionnelles.

Ronald Zacharias : Actuellement, avec des taux à 1,5 % sur quinze ans, on voit mal pourquoi un candidat à l’accession, qui disposerait de fonds propres, aurait plus de mal à payer une traite qu’un loyer, d’autant que la première serait inférieure au second !

– L’encouragement de l’accession à la propriété est un objectif constitutionnel. Pensez-vous que l’Etat en fasse trop ou pas assez dans ce domaine ?

Christian Dandrès : Je crois qu’il faut sortir de l’idéologie et cesser de considérer que l’accession à la propriété est une vertu en soi. L’objectif essentiel est de permettre à la population de se loger selon ses capacités financières. Comme je l’ai relevé tout à l’heure, la PPE n’est pas une solution. L’achat de villas est pire encore puisque le prix de vente médian de celles-ci se monte à CHF 1 663 000.– (toujours selon l’OCSTAT). L’Etat dispose d’instruments juridiques pour lutter contre la spéculation foncière et immobilière, pour assurer des logements de qualité et à des prix abordables pour tous. Ces outils doivent être utilisés, résolument, afin d’atteindre les objectifs prévus dans le Plan directeur cantonal. Il faut cesser de gloser, comme le font les milieux immobiliers, sur des concepts d’urbanisme ou d’architecture, et aller de l’avant dans la réalisation des nouveaux quartiers en zone de développement, en mettant la priorité sur les logements locatifs à loyer libre au plus proche des prix de revient.

Ronald Zacharias : L’accession à la propriété par les classes moyennes fait partie des invites constitutionnelles fédérales et cantonales. Cela étant, l’Etat est quasiment absent du champ des incitations en faveur de l’accession à la propriété. Il n’y a, tout d’abord, pas assez d’offre de logements en PPE, parce qu’on n’en construit pas assez. Par ailleurs, on pourrait songer à une fiscalité plus clémente en matière immobilière et à des prestations positives de l’Etat plus étendues. Quant à la construction, il y a trop de lenteurs, d’inertie, de complexité décisionnelle et trop de droits démocratiques. On a dépassé la mesure. Nous ne vivons plus, en la matière, sous un régime démocratique, mais bel et bien sous un régime de tyrannie de la minorité. Il n’y a qu’à consulter la Feuille d’avis officielle pour se rendre compte qu’il suffit d’alléguer n’importe quel motif pour être en mesure de bloquer d’importants projets de création de logements, et cela sans encourir la moindre responsabilité qui soit. Ce système se doit d’être réformé.

– Peut-on imaginer que l’Asloca ait besoin d’un maximum de locataires pour « nourrir » son action et favoriser l’élection de femmes et d’hommes proches de ses buts ?

Ronald Zacharias : C’est le problème. D’où son opposition farouche à tout projet qui touche à sa base électorale, même s’il est en faveur des locataires. La conversion de bureaux en logements, hormis le fait qu’elle implique « plus de liberté et un peu moins d’Etat », aura pour effet d’atténuer la pénurie en rajoutant des unités locatives sur le marché. Cela est dans l’intérêt des locataires, mais va à l’encontre des intérêts de ceux qui se nourrissent de la crise. Idem pour la loi qui autorisera les locataires à devenir propriétaires. Aujourd’hui, malgré un discours qui continue de faire illusion pour certains, la gauche et l’Asloca ont des intérêts qui entrent en contradiction avec ceux de leurs prétendus protégés. Et à chaque votation, pour maintenir leur emprise, on a droit au même argumentaire « inoxydable » : « ils s’en mettent plein les poches » ; « retour de la spéculation et des congés-ventes », et j’en passe, et ce quel que soit l’objet soumis à votation. Le message implicite étant : « Pas touche à mes électeurs ! »

Christian Dandrès : Je ferai remarquer à M. Zacharias que je pourrais tout aussi bien répéter à l’envi que son engagement politique consiste à défendre ses intérêts professionnels de propriétaire immobilier ! L’Asloca est une association créée par des locataires pour les locataires. Son action vise à développer et défendre les droits des locataires. Ils en ont bien besoin, compte tenu de l’état du marché locatif. En dix ans, les loyers ont augmenté de près de 20 %. L’Asloca poursuit son objectif de défense des locataires dans les parlements fédéraux, cantonaux et municipaux, par ses initiatives et ses référendums, ainsi que par ses services juridiques fournis par un secrétariat indépendant composés de spécialistes du droit du bail. L’action parlementaire est nécessaire pour faire barrage aux nombreux projets de lois déposés par les députés issus des milieux immobiliers et qui visent tous un même objectif : démanteler les droits des locataires pour augmenter les profits des bailleurs. J’espère que les locataires seront de plus en plus nombreux à rejoindre l’Asloca pour que le droit au logement inscrit dans la Constitution cantonale ne demeure pas lettre morte.

Nous ne vivons plus sous un régime démocratique, mais bel et bien sous un régime de tyrannie de la minorité.

– Les surélévations, créatrices de logements supplémentaires, sont souvent combattues par l’Asloca. Parfois, comme ce fut le cas l’an passé, des critères architecturaux sont invoqués. N’est-ce pas contraire à la vocation d’une association dont le but est de défendre les locataires ?

–  Christian Dandrès : L’Asloca a négocié avec le Conseil d’Etat un accord pour créer des logements en surélevant certains immeubles. Cet accord contient des principes destinés à s’assurer que les surélévations servent à la construction de logements et que celles-là ne nuisent pas à la qualité de vie des habitants des immeubles et quartiers concernés. Cet accord a été soumis au Parlement cantonal qui l’a accepté à une très large majorité. Malheureusement, il n’a pas été respecté, à plusieurs reprises, par l’administration. Par exemple, quand Christian Lüscher, conseiller national PLR, a obtenu une autorisation illégale pour surélever un immeuble dont il était propriétaire, l’Asloca a dû saisir le juge et ainsi permis que les logements créés aient un loyer contrôlé et répondent au besoin de la majorité de la population. Grâce à cette action, qui a beaucoup déplu aux propriétaires, le droit des locataires a été étendu à ceux qui loueront des logements dans la partie surélevée des immeubles.

Ronald Zacharias : Bien évidemment. Comme je l’ai déjà fait remarquer, engluées dans une logique de surenchère électorale, souvent en exigeant sciemment le « bien » au détriment du « possible », l’Asloca et la gauche, aux fins de la défense de leurs intérêts propres, trahissent ouvertement ceux et celles qu’elles prétendent protéger. Il est grand temps que cette imposture soit dénoncée et le pourquoi de leur action étalé au grand jour. Reconnaissons-leur une rhétorique structurée et séduisante car bien-pensante, mais il s’agit là de la partie émergée de l’iceberg. C’est dans la partie immergée qu’il faut chercher les réelles motivations qui riment avec pouvoir et privilèges. On pourrait objecter que toutes les formations politiques cherchent à dominer. Cela est vrai, mais cette recherche de dominance, ou d’influence, doit être en ligne avec les intérêts de ceux que l’on représente. Cette grille de lecture permet de distinguer aujourd’hui la gauche de la droite sous bien des aspects et en bien des domaines.

Christian Dandrès : Je constate en tout cas que dans plusieurs votations, par exemple sur la densité minimale ou l’urbanisation des Cherpines, on trouvait d’un côté l’Asloca et la Chambre immobilière, partisanes de construire, et de l’autre le MCG et ses alliés.

– Une « paix du logement » est-elle imaginable à Genève, et sous quelles conditions ?

Ronald Zacharias : Oui, elle est possible. En s’appuyant sur l’analyse marxienne, on pourrait prétendre qu’une modification significative de la proportion propriétaires / locataires, en faveur de l’accession à la propriété, ferait nécessairement évoluer la manière dont il convient de penser le rapport entre bailleur et locataire, Etat et constructeur, etc. La notion actuelle du « bien » en la matière serait revisitée dans la mesure où le rapport de force ou d’influence aurait évolué. Il me semble que nous touchons là à l’explication véritable du problème : Genève manque de propriétaires en proportion. Cela doit changer afin de renforcer leur poids politique, et cela est particulièrement vrai à l’occasion de consultations populaires. En faisant évoluer le pourcentage de propriétaires, au final, l’acte de construction serait moins entravé, la pénurie diminuerait et les tensions entre bailleurs et locataires s’atténueraient, condition de toute paix du logement possible et durable. Mais tout cela prendra du temps.

Christian Dandrès : Sous l’impulsion du Conseil d’Etat, un accord avait été conclu pour définir les principes de la politique du logement. L’Etat devait agir pour constituer un parc de logements sociaux représentant 15 % de tous les logements. L’Asloca est parvenue à rehausser cet objectif à 20 % et à doter cette politique d’un fonds (CHF 35 000 000.– par an). Cet accord repose sur un principe cardinal : les terrains destinés à la construction doivent être déclassés en zone de développement. Celle-ci permet de réguler les prix de vente des terrains, d’assurer que les logements construits répondent aux besoins de la majorité de la population et qu’ils ne fassent pas l’objet de spéculations. Or, depuis deux ans, les milieux immobiliers attaquent : suppression du fonds mentionné ci-dessus en 2024, déclassement en zone ordinaire du périmètre des Corbillettes à Vernier, remaniement de la « loi Longchamp » destinée à lutter contre les abus pour les PPE. Dans ce contexte, il est difficile d’envisager une paix du logement.

Nous touchons là à l’explication véritable du problème : Genève manque de propriétaires.

– La LDTR, qui avait aussi pour but de favoriser la relance de l’économie et la construction de logements, a-t-elle atteint son but ? Est-elle par ailleurs taboue ?

Christian Dandrès : La LDTR sert à protéger les locataires et le parc immobilier locatif. Elle ne s’applique qu’aux logements existants. Elle n’a donc pas d’effet sur la construction. En revanche, elle prévoit un mécanisme de protection des locataires de logements qui font l’objet de travaux. Elle stipule que la hausse de loyer subséquente est contrôlée par l’Etat, afin d’éviter les abus, et que les loyers sont plafonnés à CHF 3405.– par pièce et par an. Pour les loyers déjà plus élevés avant travaux, le locataire échappera à la hausse durant trois à cinq ans. Pour favoriser les rénovations, la LDTR prévoit des subventions, qui sont aujourd’hui insuffisantes. Bon nombre de locataires ont pu apprécier la protection de la LDTR. Aussi, certains bailleurs souhaitent qu’elle disparaisse. C’est pourquoi, ils l’attaquent sans retenue. En revanche, ils se gardent bien de faire état des profits que la pénurie de logements leur permet d’obtenir. C’est là que se situe le véritable tabou.

Ronald Zacharias : La LDTR est un instrument de domination, conçu principalement afin de maintenir le poids politique de la gauche au travers des divers aspects de la crise du logement. C’est son objectif réel, mais inavoué. Elle étend son emprise sur l’économie immobilière dite « libre » en s’appuyant essentiellement sur trois piliers fondateurs : contrôle du construit et de son affectation, contrôle des loyers ensuite de travaux et contrôle du parc locatif. La LDTR a réussi ainsi à étatiser une importante partie de l’activité économique immobilière en décourageant notamment tous les travaux, car impossibles à rentabiliser. Elle constitue, dès lors, un sérieux frein à l’emploi. Il est par ailleurs absurde de faire figurer des loyers admissibles en chiffres absolus dans une loi. Par conséquent, une réforme de cette loi se doit d’être entreprise, en profondeur. Divers projets de loi, allant dans ce sens, sont actuellement soit en cours de traitement, soit déjà à l’ordre du jour du Grand Conseil.

– Lorsqu’un locataire a les moyens et l’envie d’acquérir son appartement, et que le propriétaire est d’accord, pour quelles raisons juridiques et morales les défenseurs des locataires s’y opposent-ils ?

Ronald Zacharias : Nous touchons là au côté « tabou » de la LDTR. L’Asloca et la gauche s’opposent bec et ongles à toute acquisition d’appartement par le locataire en place. Lorsque le DCTI, ou aujourd’hui le DALE, délivrait une autorisation d’aliéner, l’Asloca déposait systématiquement un recours afin de bloquer toute vente, la plupart du temps pour une période de plusieurs années. Bon nombre de candidats finissaient d’ailleurs par abandonner leur rêve de devenir propriétaire en cours de route. Comme je l’ai déjà relevé, pour la gauche et son bras armé, l’Asloca, la proportion anormalement élevée de 83 % de locataires à Genève (alors qu’elle est de 30 % à 35 % environ dans la plupart des pays voisins) lui assure une clientèle captive et pérenne, son « vivier électoral » en quelque sorte. Mais attention : le système ne fonctionne que dans un environnement de pénurie. D’où l’attachement viscéral de la gauche au maintien de la pénurie, en opposition, bien sûr, avec l’intérêt bien compris des locataires.

Christian Dandrès : La pénurie nourrit la spéculation. Les promoteurs privilégient des logements à vendre et, jusqu’à peu, des bureaux. Trop peu d’appartements à loyer libre ont été construits alors que la demande est allée croissant, générant une hausse des loyers. Dans ce contexte, des locataires disposant de moyens conséquents jugent que, plutôt que de payer des loyers délirants à un bailleur, ils pourraient acheter. Or, l’intérêt général commande que le locataire désireux d’acheter choisisse un logement en PPE et non son logement destiné à la location. Il libérera ainsi un appartement locatif pour un locataire qui, lui, ne peut pas acheter, étant rappelé que seule une minorité dispose de revenus ou d’une fortune suffisants pour acquérir un bien immobilier. Les loyers abusifs ne sont pas une fatalité. Les locataires peuvent solliciter une baisse de loyer lorsque le taux hypothécaire diminue comme aujourd’hui. Ils peuvent surtout contester le loyer initial dans les 30 jours après la remise des clefs.

Il y a à Genève plus de 200 000 mètres carrés de locaux vacants ou vides et plus de 165 000 mètres carrés en cours de construction.

– Quels sont les effets de la loi du 10 mars 1985 sur la proportion de propriétaires et de locataires à Genève et doit-on s’en féliciter ?

Ronald Zacharias : Il n’y a pas eu plus grande victoire pour la gauche et l’Asloca que l’adoption de la loi du 10 mars 1985. Alors, oui, la gauche peut effectivement s’en féliciter. Le gel du parc locatif lui était finalement acquis, avec 83 % de locataires sur le dos desquels la gauche capitalise son emprise impériale sur le logement genevois depuis plusieurs décennies, et ce grâce à une pénurie savamment orchestrée. Pour s’affranchir de ce « fonds de commerce » funeste, il n’existe que deux remèdes : 1. Augmenter l’offre de logements afin de sortir de la crise, et 2. Permettre aux locataires d’acquérir leur logement.

La L 11394, soumise au vote référendaire le 14 juin 2015, répond partiellement au premier remède et le PL 11408 répond intégralement au second. Puisse la population genevoise avoir l’esprit critique nécessaire aux fins de déjouer les propos manipulateurs de la gauche et réserver un bon accueil à ces textes législatifs qui l’aideront à surmonter la situation actuelle !

Christian Dandrès : La LDTR a permis d’éviter le démantèlement du parc locatif et protégé les locataires contre les congés-ventes. Il faut s’en féliciter. Mais son application souffre de lacunes. Par exemple, pour contourner la loi, certains propriétaires ont conclu des baux fictifs avec des personnes choisies parce qu’elles souhaitaient acheter un logement. Après trois ans de pseudo-location, le propriétaire demandait l’autorisation de vendre. L’administration a fait preuve de complaisance en fermant les yeux, notamment sur ces pratiques illégales. L’Asloca a dû saisir les juges pour faire respecter la LDTR. Le Tribunal fédéral a rappelé, à ces occasions, qu’il était important de protéger le parc locatif, surtout avec la pénurie. Ce rappel est d’autant plus nécessaire que les promoteurs ont beaucoup construit de PPE depuis dix ans. Il n’est donc pas injuste de demander à celui qui veut accéder à la propriété de le faire en achetant une PPE plutôt qu’en participant à aggraver la pénurie de logements locatifs.

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