Le port d’Evdilos sur Ikaria. Une île de l’archipel des Sporades épargnée par le tourisme de masse.
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Le port d’Evdilos sur Ikaria. Une île de l’archipel des Sporades épargnée par le tourisme de masse.
N° 131 - Printemps 2020

Ikaria, l’île où l’on oublie de mourir

Ça s’est passé il y a soixante-dix  ans. Ou peut-être quatre-vingts.

À cette époque, l’auberge grecque de Karkinagri sur l’île d’Ikaria était le seul endroit de l’île éclairé tard la nuit. Les hommes s’y réunissaient pour jouer aux cartes ou pour discuter des affaires de la discrète communauté des Ikariens.

Depuis quelque temps, un intrus, un instituteur nommé par Athènes tentait en vain de participer aux jeux comme aux palabres. Mais les hommes du village tenaient à l’écart ce trop beau jeune homme qui ne manquait aucune occasion de faire tourner les têtes des femmes de l’île.

Une nuit, les maris et les amants outragés décident de donner une leçon au séducteur. À l’auberge, ils font semblant de se disputer. L’unique ampoule de la grande salle est brisée dès les premiers instants de la fausse bagarre. L’obscurité est totale. Un des hommes se met alors à crier dans le noir que l’instituteur n’est pas concerné par le différent et qu’il serait injuste qu’il prenne un mauvais coup destiné à un autre. On demande à l’intellectuel de dire où il se trouve dans la pièce pour que les gros bras ne s’en prennent pas à lui. L’instituteur tombe dans le piège. Il dit où il s’est réfugié et aussitôt tous les hommes présents dans l’auberge lui tombent dessus à bras raccourcis pour lui administrer une sévère correction. Le lendemain, l’instituteur reprenait le premier bateau pour Athènes.

Les maladies liées au grand âge sont rares parmi les très vieux habitants d’Ikaria. Ils restent souvent actifs et alertes jusqu’à leur dernière heure.
Les maladies liées au grand âge sont rares parmi les très vieux habitants d’Ikaria. Ils restent souvent actifs et alertes jusqu’à leur dernière heure.
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Les maladies liées au grand âge sont rares parmi les très vieux habitants d’Ikaria. Ils restent souvent actifs et alertes jusqu’à leur dernière heure.
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Les maladies liées au grand âge sont rares parmi les très vieux habitants d’Ikaria. Ils restent souvent actifs et alertes jusqu’à leur dernière heure.
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Soixante-dix ans plus tard, à l’auberge de Karkinagri, ils sont encore au moins cinq à jurer, en pleurant de rire, qu’ils ont participé à cette mémorable bagarre. L’un a 98  ans, l’autre 103  et celui-là deviendra centenaire dans quelques mois. Le plus jeune a 85 ans. Il était encore un morveux la nuit où les hommes de Karkinagri se sont fait justice. Et il reste un gamin aux yeux des autres. Il aura voix au chapitre quand il sera centenaire. Ce qui lui arrivera très certainement parce qu’il n’a jamais quitté Ikaria.

Il y a exactement dix ans, l’île située dans l’archipel des Sporades, à une quarantaine de kilomètres des côtes turques, a été inscrite sur la liste des « zones bleues », ces endroits où l’on a le plus de chances de vivre infiniment plus vieux, plus heureux et en bien meilleure santé que le commun des mortels. En dehors d’Ikaria, quatre zones bleues ont été identifiées dans le monde. La Sardaigne, la communauté de Loma Linda en Californie, Okinawa au Japon et la péninsule de Nicoya partagent avec Ikaria la flatteuse réputation d’être des endroits où la Mort semble rechigner à faire sa moisson de vivants. Les habitants, les femmes aussi bien que les hommes, ont quatre fois plus de chances d’arriver à 90 ans que les autres Européens ou les Nord-Américains. Mais le nombre d’années volées à la mort importe moins que leur qualité. Les vieux d’Ikaria ne connaissent pas la dépression. Ils courent quatre fois moins de risques d’être happés par la démence sénile ou la maladie d’Alzheimer. Et comme il faut bien mourir de quelque chose, ils ne seront emportés par un cancer ou une maladie cardio-vasculaire qu’après avoir vécu dix années de plus en parfaite santé que les vieux Américains ou les vieillards Européens.

Le démographe Michel Poulain, professeur à l’Université catholique de Louvain a inventé le terme « zone bleue ». C’est lui qui, le premier, s’est intéressé aux communautés humaines où la proportion de centenaires était anormalement élevée. »Selon Michel Poulain : « Nous possédons tous un gène de longévité mais seuls certains groupes humains très restreints et très rares ont la faculté de le déclencher. Qu’est ce qui réveille ce gène ? Toute la question est là ! » Pour le docteur Leriades, qui exerce sur Ikaria, l’alimentation joue un rôle indéniable dans la longévité exceptionnelle et la santé rayonnante des vieux Ikariens. Mais le régime alimentaire n’explique pas tout : « Les habitants de notre île consomment beaucoup de légumes, peu de mauvaises graisses, peu de viande. C’est exactement le même régime que sur Samos, une île qui n’est qu’à trente kilomètres d’ici. Pourtant, on trouve très peu de centenaires chez nos voisins, et les très vieux y sont en bien moins bonne forme qu’ici. Alors, quel est le secret d’Ikaria ? »

Le patrimoine génétique des Ikariens constitue certainement une part de la solution de l’énigme. Les habitants de l’île, aussi pauvre qu’elle est belle, se sont adaptés siècle après siècle à la rudesse de leurs conditions de vie. Il a suffi que la situation sanitaire et la ressource alimentaire s’améliorent pour que la constitution robuste des Ikariens leur permette d’atteindre un âge canonique tout en conservant une forme éblouissante.

Mais la génétique n’explique pas tout. Pour les Ikariens, le secret de leur vitalité hors norme se trouve dans leur philosophie de la vie. Pendant des siècles, ils ont vécu dans la terreur des incursions de pirates turcs. Pour échapper à l’égorgement ou à l’esclavage, les Ikariens sont passés maîtres dans l’art de construire de petites maisons invisibles dans l’enchevêtrement végétal du maquis. Celui qui, plus riche ou plus orgueilleux aurait voulu s’offrir une maison plus haute ou plus belle que celle de ses voisins aurait immanquablement attiré la furie des pirates sur sa famille. Ainsi, à l’écart du monde, Ikaria est devenue une microsociété égalitaire fondée sur le sens du partage et l’entraide. « Ici, expliquent avec fierté les joueurs de cartes de l’auberge de Karkinagri, tu ne peux pas rester seul avec tes problèmes. Tes difficultés, si tu en parles, deviennent celles de tous les habitants du village, puis de l’île toute entière. On va tous chercher une solution. Tu ne perdras pas ta maison. Tu ne mourras pas de faim. Tes enfants auront toujours des habits décents pour aller à l’école. Si tu sais te contenter de l’essentiel, tu te fais moins de soucis, alors tu vis bien mieux et plus longtemps. »

Pour vivre heureux, il faut perdre sa montre.
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Aleksos Koufadikis, 90, village Kosikia, Ile d'IKARIA Grece
Pour vivre heureux, il faut perdre sa montre.

Cette tradition de l’entraide s’est renforcée avec l’arrivée de nombreux déportés politiques à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Alekos Koufalidis était un militant communiste quand il est arrivé sur Ikaria avec des centaines d’autres relégués : « Dans les premiers temps, les autochtones se méfiaient de nous, mais ils ont fini par comprendre que nous voulions vivre selon des règles d’égalité et de fraternité qui n’étaient pas différentes de celles qu’ils respectaient déjà. Alors, la greffe a pris et tout le monde y a trouvé une meilleure qualité de vie. »

Cette version de l’histoire est confirmée par Michalis Gerakis, le pope à la figure de dieu grec du village d’Evdilos. Le saint homme annonce ses 98 ans, ce que dément une poigne incroyablement vigoureuse. Le père Michalis n’a jamais été dérangé par l’influence des communistes sur l’île : « Bien sûr, notre vin, notre miel, nos plantes sauvages sont des élixirs de longue vie. Mais je crois, moi aussi, que ce qui nous préserve, c’est notre habileté à ne pas nous laisser emporter par la spirale des événements. Nos anciens nous ont appris à ne pas être submergés par l’anxiété. Quand un problème se présente à nous en tant qu’individu ou en tant que communauté, nous l’affrontons en comptant les uns sur les autres. Que les gens d’Ikaria gardent cet état d’esprit en venant dans mon église ou en participant à des réunions politiques, cela n’a finalement guère d’importance. »

Le voilà donc le secret de la longue et bonne vie : une saine gestion du stress associée à un fort sentiment d’appartenance. Jean-Marc Lemaire, chercheur à l’Inserm, est un spécialiste du rajeunissement des cellules. Ses travaux confirment par l’expérimentation scientifique ce que les Ikariens savent d’intuition : « Si on arrive à mettre en place des conditions où les stress sont au minimum, on va pouvoir augmenter la longévité. Et on en connaît la raison ; des espèces de capuchons protègent nos chromosomes et, avec l’âge, ils diminuent en fonction des stress. Des stratégies existent, par exemple la méditation, qui est bien connue pour maintenir nos capuchons télomériques fonctionnels. »

« Avez vous remarqué que peu de gens sur Ikaria portent une montre, interroge le docteur Leriades. Ce n’est pas seulement à cause de notre tradition égalitaire. La vraie raison de cette modestie est que les gens vivent ici au rythme de la nature et de la collectivité. Ils ne se battent pas contre le temps. Ils ne le mesurent pas. Ils dansent avec lui. Et le temps s’offre à eux, très longtemps. »

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