N° 127 - Automne 2018

L’agriculture 2 .0 part à la conquête des villes

De New York à Singapour en passant par Bâle, Zurich ou Genève, les projets d’agriculture urbaine essaiment partout, avec l’ambition de contribuer à nourrir la population des villes.

Au XXIe siècle, il n’y a plus forcément besoin de champs pour faire pousser des légumes et des fruits. Toits, cours intérieures, espaces publics, friches urbaines ou souterrains sont autant de surfaces qui peuvent s’avérer propices. Bien que le sens que l’on donne au concept d’agriculture urbaine varie fortement selon que l’on parle de parcelles potagères ou de véritables cultures pratiquées en ville, les objectifs sont souvent les mêmes : produire de la nourriture de qualité, soit grâce à des techniques de maraîchage traditionnelles ou plus innovantes, comme l’aquaponie ou l’hydroponie, qui permettent de réduire les quantités d’eau et d’intrants utilisés.

Si l’agriculture urbaine est vue comme une pratique récente, elle renvoie à des modes de faire autrefois largement répandus. Car durant des siècles et ce, jusqu’au début de la révolution industrielle, la production de légumes, de céréales voire de viande se faisait dans ou à proximité immédiate des villes. Ce sont la croissance démographique puis la généralisation du chemin de fer et des solutions frigorifiques qui ont contribué à éloigner ces activités des centres urbains, en créant une séparation nette entre ville et campagne, donc entre habitat et lieux de production.

Stade de foot transformé en potager

En Europe, ce sont les jardins ouvriers, appelés aussi jardins familiaux, qui ont permis à l’agriculture de garder un ancrage dans les villes malgré le développement rapide des zones urbaines. Fondés au XIXe siècle, organisés à l’origine par le patronat, ils ont évolué pour devenir des espaces collectifs et autogérés que les citoyens se sont réappropriés. Au cours des dernières décennies, avec un changement dans les politiques d’urbanisation mais aussi dans les habitudes de consommation, de nombreux projets ont fleuri un peu partout, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou encore en Asie.

En Suisse romande, Lausanne se pose en pionnière de l’agriculture urbaine. Depuis plus de vingt ans, ses plantages offrent aux habitants la possibilité de faire pousser leurs propres fruits et légumes dans des potagers installés au pied des immeubles – une démarche récompensée en 2015 par le Prix Schultess des jardins. La plupart des villes romandes ont suivi le mouvement, à l’instar de Genève, elle aussi très active en la matière. Une trentaine de projets peuvent y être répertoriés, la plupart lancés en partenariat avec l’association Equiterre. Mis en place par le service Agenda 21-Ville Durable, le programme Nourrir la ville, qui s’inscrit dans la feuille de route 2015-2020 du Conseil administratif, prévoit de donner un coup de boost supplémentaire à l’agriculture urbaine, l’un de ses axes de développement.

Outre-Sarine, Bâle est certainement l’une des villes les plus dynamiques dès lors que l’on parle d’agriculture urbaine. Fondée en 2010 sous l’impulsion du réseau Netz Soziale Okonomie Basel, l’association Urban Agriculture Basel coordonne aujourd’hui une cinquantaine de projets dans la cité rhénane. On lui doit notamment la reconversion de l’ancien terrain de football du club de la ville en potager géant, où sont cultivées quelque 300 variétés de fruits, de légumes et d’herbes aromatiques. Encore plus originale, l’opération Keinkaufswagen (contraction des mots « Kein », rien, et « Einkaufswagen », caddie) a vu 230 chariots de grande surface transformés en jardinières mobiles. Des opérations largement médiatisées qui ont ajouté à l’engouement des citoyens pour ce type d’agriculture.

Des fermes sur les toits

Ce terreau fertile a permis à des entreprises innovantes de voir le jour. Fondée à Zurich en 2011, la start-up Urban Farmers (UF), issue de la Haute école de sciences appliquées de Zurich, a développé une ferme aquaponique modèle pouvant être installée à peu près partout en ville. Leur premier essai, mené sur un toit de la zone industrielle bâloise, a permis de fournir 5 tonnes de légumes et 850 kilos de poisson, pour l’essentiel vendus à une grande surface partenaire et à divers restaurants. En 2015, la firme zurichoise a remporté l’appel d’offres lancé par la Ville de La Haye, aux Pays-Bas, pour construire une nouvelle ferme aquaponique sur le site d’une ancienne usine ayant appartenu au groupe Philipps. Présentée par UF comme le « Times Square of Urban Farming », elle verra croître poissons et plantes vertes sur plus de 1 500 mètres carrés, pour une production annuelle estimée à 70 tonnes.

L’AGRICULTURE URBAINE FOURNIT DES ALIMENTS FRAIS, GÉNÈRE DES EMPLOIS, RECYCLE LES DÉCHETS URBAINS, CRÉE DES CEINTURES VERTES.

Inaugurée durant la biennale d’architecture de Rotterdam, en 2012, The Dakakker est la plus grande ferme installée sur un toit d’Europe. Située en pleine ville, au sommet d’un immeuble de bureaux, elle bénéficie de conditions qui profitent en particulier aux herbes aromatiques, aux légumes racines et à des variétés rustiques comme les courges ou la rhubarbe. L’entretien des cultures est assuré par un spécialiste en environnement, qui s’occupe également des ruches installées sur le toit. Une association chapeaute toutes les activités de cette ferme pas comme les autres, incluant des visites, des ateliers éducatifs et des journées réservées aux volontaires désireux de mettre les mains dans la terre.

Projets XXL aux États-Unis

Mais comme dans bien d’autres domaines, c’est du côté de l’Amérique du Nord qu’il faut regarder pour voir jusqu’où les projets d’agriculture urbaine peuvent se développer. Les fermes Lufa se sont fait connaître au Québec en construisant une serre sur le toit d’un immeuble – une première mondiale –, pour démontrer le potentiel d’une production annuelle à haut rendement. La croissance de l’entreprise a été rapide. En 2017, huit ans après sa fondation, Lufa a inauguré sa dernière et plus grande serre, à Montréal. Sa superficie totale de culture a augmenté pour atteindre 13 000 mètres carrés, soit assez pour nourrir 10 000 familles par semaine.

À 1 000 kilomètres de là, à Chicago, The plant est un projet tout aussi novateur. Cette ferme zéro énergie occupant un ancien abattoir désaffecté est un incubateur de petits producteurs locaux, dont une microbrasserie, une boulangerie, des maraîchers, un élevage de poissons ou encore un torréfacteur. Au-delà de la production de denrées alimentaires hyper locales dans un espace urbain où les habitants n’ont pas accès à des aliments sains à un prix abordable, le but de ce laboratoire en perpétuelle évolution est de favoriser les collaborations, notamment au travers du recyclage de déchets.

Les promesses du vertical farming

S’il faut des surfaces relativement grandes pour la culture maraîchère pratiquée de manière traditionnelle, ce n’est pas le cas du « vertical farming », qui représente la forme la plus technologique de l’agriculture urbaine. Le microbiologiste Dickson Despommier, professeur de santé publique et environnementale à l’Université Columbia de New York, a été le premier à théoriser, dès 1999, les possibilités de ce type de production qui, comme son nom l’indique, consiste à tirer profit de l’espace vertical pour y faire pousser des légumes. D’après ses calculs, un « farmscraper », soit une ferme verticale de 30 à 40 étages pour une hauteur de 200 mètres, occupant la même surface au sol qu’un îlot urbain, pourrait alimenter plus de 10 000 personnes, en offrant un rende-ment moyen jusqu’à cinq fois supérieur à celui de l’agriculture traditionnelle.

Bien que peu de véritables gratte-ciel agricoles aient été construits à ce jour, des expériences de culture verticale émergent à New York, Montréal, Singapour, Paris ou Shanghai. Le concept inspire nombre de designers et d’architectes, dont Vincent Callebaut, qui dessine des tours à l’allure futuriste et bardées de technologies high-tech. Pour Dickson Despommier, qui aime répéter « We can if we want to », tout cela n’a rien d’une utopie. La révolution de l’agriculture urbaine, qu’elle se déploie à l’horizontale ou à la verticale, est bel et bien en marche.

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