N° 148 - Automne 2025

« À l’échelle de l’évolution, l’humain est complètement idiot »

Directrice de recherche au CNRS et au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, Emmanuelle Pouydebat a passé sa vie à étudier le comportement animal. Et aussi celui de l’homme, qui se déclare, ou se persuade, d’être supérieur aux autres espèces.

Bientôt une dizaine de livres au compteur pour Emmanuelle
Pouydebat, avec les animaux comme socle commun
et leurs compétences protéiformes : capacités à utiliser
des outils, création d’oeuvres d’art, génie génétique
pour mieux survivre, émotions bouleversantes… Son dernier
en date s’intitule Animaux artistes (Éd. Odile Jacob),
mais on recommandera de commencer par le précédent
(Mes plus belles rencontres animales, chez le même éditeur),
pour mieux s’imprégner de son exceptionnel parcours
de vie. La chercheuse possède cette délicieuse
vertu de savoir se mettre au niveau du grand public, pour
des pages remplies d’une plume touchante, directe et
toujours accessible. Il ne faut pas se tromper pour autant :
à 52 ans, Emmanuelle Pouydebat est une scientifique très
haut de gamme, directrice de recherche au CNRS et au
Muséum national d’histoire naturelle de Paris, et médaillée
d’argent du CNRS en 2019. Une interlocutrice idéale
pour prendre une piqûre de magie animale..

C’est quoi, au juste, le travail quotidien d’une directrice
de recherche au CNRS ?

Il y a plusieurs facettes. Je dois déjà jongler entre les
projets et les écritures de recherche, leurs financements,
l’encadrement de doctorants, la coordination entre les
services, les congrès et les publications. Et il y a cette
autre partie à laquelle je consacre de plus en plus de
temps : la diffusion scientifique. Ça me paraît désormais
vital, alors qu’au tout début, c’était essentiellement un
plaisir égoïste. J’ai écrit un premier livre il y a huit ans,
puis enchaîné avec une première conférence grand public,
et ça devait plus ou moins s’arrêter là. Alors qu’aujourd’hui,
je dois en être à huit livres et près de trois cents
conférences, sans compter les émissions de radio et de
télévision. J’interviens de plus en plus dans les écoles.
Il y a le troisième grand volet aussi, qui concerne tout
ce qui est lié à l’éthique et au bien-être animal et à leurs
émotions : on se rend compte qu’il y a tout à découvrir
quand on travaille dessus. C’est un vrai questionnement
scientifique, avec une volonté de s’attaquer à tout ce qui
entoure le problème de la maltraitance.

Estimez-vous que les émotions animales sont encore
trop niées ou ignorées ?

Elles sont largement sous-estimées, oui. À commencer
par cette suprématie humaine qu’on a toujours mise en
avant et qui existe encore, même si le discours a un peu
évolué depuis quinze ou vingt ans. On reconnaît qu’il y a
des émotions animales, mais on ne peut pas s’empêcher
de les minimiser, de dire qu’elles ne sont pas aussi complexes
que les nôtres. Ça reste très caricatural, du genre
stressé/pas stressé, content/pas content et rien de plus,
alors qu’en fait, c’est surtout qu’on ne les comprend pas.
Le panel d’émotions animales est sans doute aussi large
que chez les humains.

Vous avez un amour inconditionnel de tous les animaux ou il y en a
certains qui vous rebutent un peu, quand même ?

Non, aucun, même si j’avoue : je tue des moustiques, c’est la seule bestiole
qui me gêne. Mais ils sont intéressants malgré tout : le décollage
et l’atterrissage d’un moustique, c’est fascinant en termes de biomécanique.
Et leur capacité à survivre alors qu’on s’acharne à tenter de les
faire disparaître, en termes d’adaptation, c’est fascinant là aussi.

Même pas le coucou ? Outre son insupportable musique binaire,
c’est quand même infâme ce qu’il fait subir aux autres espèces d’oiseaux,
à virer leurs oeufs en douce pour les obliger à couver les siens sans qu’ils
s’en rendent compte ?

D’un point de vue humain, ce n’est pas terrible, c’est sûr. Si on faisait la
même chose, ce ne serait pas très bien vu… Je voulais justement
faire un livre sur les « horreurs » dans le monde animal, mais j’ai eu peur
que ce soit utilisé à contresens ou à mauvais escient. Et énormément de
documentaires animaliers n’ont montré que ça pendant longtemps, aussi.
Je mets des guillemets à « horreurs », car même s’il y en a un paquet, je
n’arrive pas à les voir comme telles.C’est de la survie, ils doivent trouver
des solutions.

L’utilisation des outils chez les animaux est de mieux en mieux documentée. Quel est votre coup de coeur dans ce domaine ?
C’est celui mis au point par les alligators dans leur milieu naturel.
À une certaine période de l’année, les aigrettes sélectionnent des végétaux
et des branches spécifiques pour construire leur nid. Visiblement,
les alligators ont bien observé et se sont mis à installer lesdites branches
sur leur crâne, juste à la surface de l’eau. L’aigrette arrive pour piocher,
et hop, elle se fait choper ! C’est une utilisation d’un outil comme appât.
Ce qui est très intéressant, c’est que ça se diffuse : on en voyait peu au
début, et beaucoup plus maintenant. Il y a probablement eu une sorte de
contagion sociale. Une transmission des connaissances par l’observation.

Dans votre livre « Quand les animaux et les végétaux nous inspirent »,
vous donnez beaucoup d’exemples de compétences animales
et la façon dont elles motivent nos recherches technologiques.
Comme la salamandre et la régénération de ses membres
grâce à un amas cellulaire sur la zone d’amputation.
Ce serait une piste potentielle pour l’évolution humaine ?

C’est tout sauf de la science-fiction, en tout cas. Il existe beaucoup de
mécanismes de division cellulaire qu’on ne maîtrise pas et qu’on ne
sait pas reproduire, mais on peut avoir de l’espoir. Je connais pas mal
de confrères qui travaillent encore dessus, et c’est probablement une
question de temps et de découvertes technologiques. Je me rends
de plus en plus compte que rien n’est impossible. Et la salamandre
est un amphibien, mais aussi un vertébré, ce qui signifie qu’il est à
la fois proche et loin de nous. Rien à voir avec certaines méduses qui
arrivent à rajeunir leurs cellules dans une forme relative d’immortalité
biologique.

Toutes les mutations sont-elles, selon
vous, envisageables chez l’être humain ?

D’un point de vue purement technologique,
on sera peut-être capables de tout faire à l’avenir. Mais la nature
reste tellement complexe… C’est pour ça que je préfère le terme de
bioinspiration à celui de biomimétisme. Prenons un exemple très
concret comme la soie des araignées. Ça fait cinquante ans qu’elle est étudiée
et il existe des applications géniales comme les gilets pare-balles
ou les fils de suture en chirurgie. On connaît les matériaux, mais il est toujours
impossible de produire de la soie à l’échelle industrielle ou même
en grande quantité. Les limites sont toujours là, et j’espère même qu’on
ne sera jamais capables de tout refaire
non plus.

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Le kakapo. Le perroquet, qui ne sait pas voler, a été préservé de ses prédateurs et d’une extinction
certaine. Mais trop nourrie par les humains, l’espèce n'engendre presque que des mâles. (DR)
Le kakapo. Le perroquet, qui ne sait pas voler, a été préservé de ses prédateurs et d’une extinction certaine. Mais trop nourrie par les humains, l’espèce n'engendre presque que des mâles. (DR)

Certaines choses nous resteront à
jamais inaccessibles ?

Probablement, oui, et ce n’est pas plus mal comme ça. C’est cette
part de mystère qui est belle et qui fait rêver. Des espèces resteront
totalement inaccessibles, dans les océans, par exemple, et puis d’autres
disparaîtront avant même qu’on les ait trouvées… Mais les découvertes
et les progrès restent fascinants, comme avec la canopée par
exemple, qu’on commence à mieux comprendre grâce aux nouveaux
systèmes d’observation.

Il y aurait environ 8 millions d’espèces
animales. Certains disent vingt, d’autres poussent même à
soixante, mais vous jugez qu’il y en a seulement 10’000 qui sont bien
décrites.

Alors attention : je dis « bien décrites », mais parfois, elles le sont
sur le plan physiologique et pas forcément comportemental, ou bien
l’inverse. Le rat-taupe, par exemple, l’un de mes mammifères préférés,
est bien décrit, mais on ne connaît pas tous ses secrets.

Certains mouvements radicaux chez les écologistes ont développé
une haine de l’espèce humaine face aux ravages qu’elle commet
dans la biodiversité. Vous pouvez la comprendre ?

Je ne sais pas si je la comprends, mais je ne la juge pas. C’est un
ressenti qui se respecte, forcément, puisque c’est justement un
ressenti. À titre personnel, je suis une passionnée du monde animal et
de la nature en général, mais ça ne m’empêche pas d’admirer l’espèce
humaine tant elle est capable de grandes choses, dans plein de domaines
comme l’art et les sciences par exemple. Au CNRS et au Muséum
national d’histoire naturelle à Paris, on consulte les données de
la biodiversité en permanence ; et c’est triste, pour le dire poliment.
Donc oui, finalement, je peux comprendre qu’il y ait cette forme de
dégoût parce que l’espèce humaine n’arrive pas à avoir une intelligence
collective et émotionnelle. On est tellement destructeurs…

Vous en appelez beaucoup à notre « humilité collective », dans vos
livres. Mais si nous étions simplement incapables, par nature, de
nous comporter ainsi ? Pour des tonnes de raisons diverses, qu’on
retrouve ici et là au fil de l’histoire ?

Je suis de nature optimiste, mais peut-être bien. Pourtant, il serait tellement
temps d’arrêter de se placer au sommet de la pyramide.À l’échelle de l’évolution, on est complètement
idiots. Nuls, même. On a bousillé des centaines de millions
d’années d’évolution en à peine cent ans. Quand on voit l’altruisme dont
sont capables certaines espèces… Nous aussi nous y parvenons, mais
uniquement à des échelles locales, ici et là. Ce qui donne tout de même
de l’espoir.

Protéger la biodiversité semble complexe. Vous évoquiez
voilà quelques années l’exemple du perroquet kakapo,
incapable de voler, qui avait été protégé de ses
prédateurs et d’une extinction probable dans des îles refuges, mais
que les humains avaient trop nourri pour finalement
entraîner un surnombre
de mâles…

C’est un vrai sujet en soi, oui. C’est très compliqué de vouloir protéger
une espèce, car elle va proliférer à certains endroits et se montrer totalement
absente à d’autres – je pense notamment aux éléphants et aux
rhinocéros en Afrique. La gestion des parcs naturels n’est pas évidente : on crée
des déséquilibres quand on surprotège une espèce, dans
le monde animal comme dans l’écologie en général.
Certains villages sont ravagés par les éléphants. Un autre
exemple que je cite parfois est celui des grands pandas
qui ont survécu uniquement grâce aux humains. Leur
régime avec une seule ressource alimentaire les rend si
fragiles que c’est typiquement le genre d’espèce qui aurait
eu du mal à survivre de manière naturelle. Tant mieux
pour eux, mais s’ils avaient disparu, ça aurait peut-être
laissé la place à d’autres, non ? Alors, où faut-il mettre le
curseur ? Il y a de vraies questions éthiques derrière la
conservation.

Les animaux semblent transmettre leurs instincts millénaires
sans les altérer au fil des générations. Une vraie
différence avec l’être humain, quand on constate notre
incapacité grandissante à reconnaître les plantes ou à
mémoriser des numéros de téléphone ?

Des travaux ont été faits là-dessus, avec des résultats
clairs : on constate des pertes cognitives chez l’être humain
liées aux évolutions technologiques, parce qu’on se
repose trop sur nos outils. C’est parfois ridicule, comme
quand notre GPS nous demande de tourner à gauche et
qu’on y va, alors que l’on connaît la route par coeur et
qu’on sait bien que ce n’est pas par là… L’assistanat technologique
nous handicape et fait moins marcher notre
mémoire. C’est plus difficile pour nos enfants que pour
nos grands-parents du point de vue de la cognition spatiale,
dans nos sociétés industrielles en tout cas.

Il y a aussi cette spécificité humaine : une nouvelle génération
se construit quasi systématiquement en réaction
ou en opposition à la précédente. Mais pas chez les animaux,
semble-t-il ?

Il est difficile de répondre à votre question. Par exemple,
on ne sait toujours pas pourquoi il y a des renouvellements
dans la hiérarchie d’un groupe. Quand il y a un
putsch des plus jeunes qui virent les vieux, c’est souvent
pour la maîtrise des territoires et des femelles. Pour le
pouvoir, d’une manière plus générale. Alors un éventuel
rejet des méthodes de la génération précédente ? Je ne
sais pas. Ce serait un vrai défi de chercher à l’identifier, en
lien avec la personnalité des individus.

Pour revenir à votre thème préféré : on trouve de plus
en plus d’animaux de soutien émotionnel – même des
canards – comme si on admettait plus facilement, enfin,
leur rôle essentiel chez certaines personnes.

Il y a encore un vrai travail à faire dans ce domaine. Je
pense notamment à certaines maisons de retraite qui refusaient
systématiquement les animaux domestiques pour,
paraît-il, des questions d’hygiène, alors que c’était essentiellement
une histoire de budget. Pareil pour l’enfance,
qu’il y ait trouble autistique ou pas. Il se passe quelque
chose entre l’humain et l’animal, sur les plans émotionnel
et communicationnel. Et même si c’est « juste » de la
tendresse, un simple échange, et bien c’est déjà énorme.
Cela étant, il faut quand même réfléchir un minimum, car
on peut se planter. Je repense à ceux qui avaient voulu
aider les handicapés avec des singes capucins. Quand
j’avais appris ça, je m’étais tout de suite dit qu’ils allaient
dans le mur. Ils sont tout mignons les capucins, mais ils
manipulent beaucoup, dans tous les sens du terme. Je
les imaginais bien ne faire que des catastrophes, tout le
temps ! Ce singe vous démonte un appartement en un
quart d’heure…

Vous diriez quoi à ceux qui hésitent à prendre un animal
de compagnie, notamment parce qu’ils craignent de
trop souffrir au moment de leur disparition ?

Après la mort de mon premier animal de compagnie,
quand j’étais enfant, je me suis dit : « Plus jamais ça ».

« LES GRANDS PANDAS ONT SURVÉCU UNIQUEMENT GRÂCE AUX HUMAINS. TANT MIEUX POUR EUX, MAIS S’ILS AVAIENT DISPARU, ÇA AURAIT PEUT-ÊTRE PU LAISSER DE LA PLACE À D’AUTRES, NON ? »

Emmanuelle Pouydebat, Directrice de recherche au CNRS

Et aujourd’hui, je n’arrive même plus à compter tellement
j’en ai eu… Il faut franchir le pas, car c’est un bonheur
absolu au quotidien, quel que soit notre âge. Bon, il
ne faut pas se tromper d’animal quand même, ce n’est
pas toujours une bonne idée de prendre un perroquet
du Gabon. Tous les animaux que j’ai eus à la maison –
hamster, rat, lapin, chat, chien – m’ont tous transformée.
Le dernier en date, un petit chien, ce ne sont que des
ondes positives, de la joie, de la tendresse, ça maintient
une vie émotionnelle. C’est une tragédie quand il meurt,
mais la vie et la mort sont liées – je sais que c’est un cliché,
mais c’est comme ça. Ce sont des deuils qu’on surmonte
et qui nous construisent, qui nous invitent à profiter de
tout, à considérer le quotidien comme jubilatoire. Un animal
apporte plus de bonheur que de tristesse, et il ne faut
pas se priver du bonheur.

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