N° 146 - Printemps 2025

« L’humanité n’aime pas la violence »

Vivons-nous dans un monde plus violent qu'autrefois ? Pourquoi le niveau diffère-t-il d'un pays à l'autre ? De quoi la violence est-elle le symptôme ? Rencontre avec Jean-David Zeitoun, docteur en médecine et épidémiologiste, dont le livre « les causes de la violence » porte un regard clinique sur le phénomène.

« La violence normale » : voilà une expression avec deux mots qu’on aimerait définitivement antinomiques. Mais si Jean-David Zeitoun, docteur en médecine et en épidémiologie clinique, l’emploie sans ciller, c’est bien parce qu’elle est, hélas ! cohérente : « Je dis ‹ normale ›, car c’est une violence qui revient chaque année avec régularité sur le plan mathématique », précise-t-il. Une violence physique personnelle qui vient ainsi définir les 400 à 450’000 homicides recensés chaque année dans le monde – la différence d’une année sur l’autre étant essentiellement due aux gangs d’Amérique latine, selon qu’ils sont en situation de monopole ou de concurrence.

À l’échelle française, c’est nettement plus doux : on compte entre 800 et 1000 homicides par an. C’est peu, très peu, on l’écrit sans cynisme aucun, si on compare aux 430 décès quotidiens dus au cancer, ou aux 400 liés à des problèmes cardiaques. Ou même aux 10’000 suicides recensés dans l’Hexagone chaque année, sur un total de 200’000 tentatives. Oui, mais voilà : chaque meurtre, chaque acte de barbarie marque les consciences et les sensibilités comme jamais. Une situation qui méritait bien un livre, pas pour invoquer la fatalité, la génétique ou la nature humaine que l’on prétend corrompue, mais un ouvrage qui compile les données scientifi ques pour mieux appréhender le phénomène. Les causes de la violence (Éd. Denoël) demande une attention constante dès qu’on s’y plonge, car il est riche, fouillé, voyage à travers le temps et aborde aussi bien les causes que les solutions potentielles. Entretien avec son auteur.

Pourquoi un tel livre ? Quel était votre objectif ?

De répondre à son titre : comprendre quelles sont les causes de la violence et prendre le phénomène comme quelque chose d’objectif, pour pouvoir en analyser les données. Il me semble que beaucoup de conversations privées ou publiques autour de la violence s’appuient sur des préjugés, des opinions ou des impressions, mais qu’elles manquent de factualité. La violence n’est pas une maladie, c’est un comportement ; mais elle peut être étudiée comme une maladie.

« La violence est un empire de croyances », écrivez-vous, comme si on voulait tous s’improviser sociologues…

Il existe des visions justes et intuitives, je n’en doute pas, mais aussi des gens qui croient vraiment n’importe quoi. Par exemple : la violence est intrinsèque, ou certains sont nés comme ça et sont incurables, parmi d’autres croyances tout aussi fortes.

Les études étaient-elles jusqu’ici trop subjectives et pas assez scientifiques, selon vous ?

Du tout. Les études scientifiques sont bonnes, mais elles restent encore très méconnues. Et je pense aussi qu’elles n’étaient pas rassemblées dans un même travail pour avoir une vision d’ensemble. Mais elles sont là : je n’ai rien inventé ni créé, j’ai repris ce que disent des données scientifiques dispersées un peu partout, car issues de différentes disciplines. Puis j’ai essayé de leur donner une cohérence. Mais ce n’était pas compliqué de les trouver.

Les chiffres cités plus haut montrent que le nombre d’homicides reste relativement faible. En revanche, l’émotion publique est inouïe à chaque drame, systématiquement.

C’est à mon avis beaucoup lié à ce que Norbert Elias (sociologue allemand du siècle dernier, ndlr) a appelé « le processus de civilisation » qui fait que, pour la majorité d’entre nous, nous sommes élevés dans une culture qui rejette la violence. Et nous ne la supportons pas. Même si l’impact est statistiquement minoritaire – en France, c’est mille morts par an sur 600’000 décès – nous avons l’impression que c’est mille morts de trop, aussi évitables qu’insupportables.

Une tendance qui semble de plus en plus instrumentalisée. Plus qu’il y a trois ou quatre décennies, selon vous ?

C’est difficile de comparer les époques, en revanche, les homicides sont instrumentalisés sur le plan politique, ça ne fait aucun doute, on l’observe tous. Surtout par les partis de droite, et d’extrême droite évidemment, avec des raccourcis vers des causes simplistes qui sont fausses. Quand on entend que la violence est liée à l’immigration, par exemple, eh bien, ça n’est pas vrai !

Le président français Emmanuel Macron a lui aussi utilisé le terme de « décivilisation » pour évoquer la violence générale du monde moderne. Ce contre-pied à Norbert Elias vous semble-t-il pertinent ? La société, au-delà des homicides, est-elle de plus en plus violente ?

C’est une question, je trouve, à laquelle il est pratiquement impossible de répondre. Les homicides sont faciles à quantifier, le reste, pas du tout. L’énorme limite des homicides, et je le reconnais, c’est de ne capter qu’une partie de la violence. Leurs données sont fiables, mais pour le halo de violence non mortelle autour de la violence mortelle, il y a moins d’études et moins de suivi, aussi. Car la violence en ligne, par exemple, est une vraie forme de violence qui participe d’une atmosphère. Et qui a probablement augmenté, oui.

Tout le début de votre ouvrage concerne les études sur la nature violente ou non de l’espèce humaine. Et vous êtes convaincu qu’elle ne l’est pas.

Oui, car c’est l’inverse qui est vrai. La nature humaine est déjà un concept discutable, mais si tant est qu’il y en ait une, elle possède une dominante non violente. La plupart d’entre nous passent leur vie dans la non-violence. Nous n’aimons pas la recevoir, c’est évident, mais nous n’aimons pas la donner ni même la regarder. Et quand nous la pratiquons, nous sommes nuls et nous sentons ensuite mal à l’aise. Notre espèce n’est pas faite pour la violence, beaucoup de critères objectifs le prouvent. De même que les études montrent qu’il n’existe pas une génétique de la violence. C’est une option minoritaire que nous portons tous en nous, mais que nous activons rarement, et uniquement en cas de confl it qui nous paraît être sans autre issue possible. En plus d’être une option rarement efficace…

On peut avoir cette idée bien ancrée des hommes préhistoriques qui se tapaient dessus à la première occasion, mais vos recherches semblent prouver le contraire.

On pense, sans en être totalement sûrs, que les chasseurs-cueilleurs ont été très peu violents. On pense également que la violence a augmenté au cours de la transition néolithique, quand les humains sont devenus plus sédentaires que nomades. Ce n’est pas l’espèce humaine qui a muté, mais les conditions de vie qui se sont modifiées. Les changements structurels ont été la cause de violence : des sociétés plus importantes, des tensions sur les ressources, des rapports inégalitaires avec instauration de hiérarchies… Plusieurs chercheurs ont également suggéré – attention, ça reste des sources anciennes et des traces fragiles – que les marginaux au tempérament agressif avaient eu tendance à être écartés ou éliminés du groupe, car les gens pressentaient que c’était là facteur de désordre et qu’il fallait préserver la cohésion de la petite société. La violence était déjà mise de côté.

Idem pour les actes de barbarie pendant les guerres : on pourrait penser qu’ils sont très fréquents lors des conflits, mais vous préférez insister sur « la peur généralisée, les désertions, le stress post-traumatique et les ‹ seulement › 2% de sociopathes ».

Ces deux réalités coexistent, mais dans des proportions qui me semblent très différentes. J’écoutais l’écrivain Jonathan Littell, il y a quelques mois, qui se disait persuadé que la seule raison pour laquelle on se comportait bien, c’est parce qu’il y avait des lois. J’ai un grand respect pour lui, mais je trouve sa vision trop négative – une vision noire de l’espèce, si on se concentre uniquement sur les actes de barbarie. Mais c’est le contraire qui arrive le plus souvent. Ces moments de cruauté folle pendant les guerres surviennent en général chez des gens qui sont sous pression depuis longtemps et qui soudain pètent un câble, pour le dire grossièrement. Ce qu’on voit beaucoup plus, ce sont des soldats qui n’ont pas envie de faire la guerre, qui tirent leurs munitions dans le vide, qui n’aiment pas tuer, qui reviennent traumatisés, car ils ont eu à infliger des dommages à des humains qu’ils ne connaissaient pas. Les guerres, loin de contredire la thèse de mon livre, sont plutôt la démonstration que les humains n’aiment pas ça. Car l’humanité a pris goût à la liberté et à la paix.

Parlons des causes de la violence, notamment des expériences négatives de début de vie. « L’enfance est un long moment de sensibilité, au cours duquel les événements vus ou vécus s’archivent dans les organismes », écrivez-vous. En donnant des statistiques effarantes.

Les enfants maltraités auront, à l’âge adulte, dix fois plus de chances de commettre un homicide, et trente fois plus de chances de se suicider. Car l’enfance est une période de vulnérabilités et de captations. C’est valable pour les traumatismes psychologiques et physiques, deux causes absolument majeures de comportements problématiques plus tard. On l’a vu dans le procès récent des viols de Mazan, en France : 70% des accusés avaient subi des expériences traumatiques infantiles. Ce n’est pas un hasard, c’est un fléau du sous-sol dont on ne s’occupe pas assez. Car les statistiques ne s’améliorent pas vraiment. C’est triste, et d’un point de vue plus cynique, ça coûte cher à l’économie.

Vous évoquez beaucoup l’alcool, également.

Voilà un fléau énormissime et complètement sous-traité. Il n’existe pas de politiques contre l’alcool dans beaucoup de pays, car c’est un facteur culturel certain et un secteur économique important – surtout en France. On paie ça très cher, non seulement en termes de maladies, mais aussi de violence, que ce soient des suicides ou des homicides, ou aussi les accidents. Il faudrait un élan politique. Je ne sais pas quel sera le déclic, mais je crois que ça reste possible. Même si on voit bien qu’aucune énergie n’est mise là-dedans aujourd’hui.

L’ALCOOL EST UN FLÉAU COMPLÈTEMENT SOUS˝TRAITÉ. IL N’EXISTE PAS DE POLITIQUES CONTRE CETTE CALAMITÉ DANS BEAUCOUP DE PAYS. ˙

Jean-David Zeitoun, docteur en médecine et épidémiologiste

Les armes comme facteur de protection ou au contraire de risque. La différence culturelle entre Europe et Amérique est-elle toujours aussi nette ?

Elle est évidente, oui. Les Américains pensent qu’une arme sert surtout à protéger, alors que les Européens vont la voir comme quelque chose d’avant tout dangereux. La réalité, c’est que c’est plus dangereux d’avoir une arme chez soi, car on a plus de chance de mourir de suicide, d’homicide ou d’accident en cas de manipulation récréative. C’est quand même bien documenté quand on regarde les enquêtes internationales, et les États-Unis paient ça très cher, leurs statistiques sont folles quand on les compare à n’importe quel pays d’Europe.

« La culture est tout ce qui reste quand on a éliminé les autres causes possibles de violence », écrivez-vous. C’est ce qui explique les différences incroyables de taux d’homicides d’un pays à l’autre ?

Ce n’est pas prouvé, mais on peut le supposer par déduction. En pratique, la culture est un déterminant très puissant. En tant que médecin, j’ai été amené à observer les différentes études menées au sujet des maladies cardio-vasculaires, par exemple. Quand il y a des différences d’un pays à l’autre, à chaque fois, c’est de l’ordre de quelques pourcent. Ça peut être un peu plus sur des maladies microbiennes, mais jamais on ne voit une maladie qui est trente fois plus fréquente dans un pays que dans un autre. Ça n’existe pas. Mais pour les homicides, si. Notamment entre pays qui ne paraissent pas si éloignés, géographiquement ou économiquement. Le Brésil a six fois plus d’homicides que la Bolivie, sa voisine, et le Nigéria cinq fois plus que le Cameroun. Et quand on élimine tous les facteurs objectifs, il ne reste qu’une chose : la culture.

Bon an mal an, la France comptabilisait environ 800 homicides par an. Les chiffres remontent depuis 2021, au point d’avoir franchi la barre des 1000 en 2023. Savez-vous pourquoi ?

Non, car c’est beaucoup trop tôt. J’ai suffisamment essayé d’être sérieux dans le livre pour ne pas l’être ici. Je ne sais pas, et je pense que personne ne le sait vraiment. Il faut être très prudent quand on entend une personne balancer une explication comme ça. Certaines hypothèses ne sont pas forcément stupides. Ensauvagement, ou décivilisation ? Peut-être, mais on n’a pas de données et on a besoin de temps pour savoir. On a déjà connu ça par le passé : des remontées, immédiatement suivies de redescentes, donc ça reste à voir.

Est-ce qu’un pouvoir législatif fort et contraignant peut avoir une infl uence sur les comportements instinctifs ?

On sait que la violence a historiquement commencé à baisser avant même qu’il y ait un système judiciaire ou policier punitif. Le changement de mentalités a précédé l’émergence du judiciaire, ce qui explique la baisse de la violence à la fin du Moyen Âge. Si les systèmes de répression étaient efficaces, les États-Unis n’auraient peut-être pas de violence. Ils ont certes développé ce système, car ils ont un problème, mais la réalité, c’est qu’il ne marche pas très bien. Je ne donne pas ici un argument pour ne pas développer le judiciaire et le répressif, car je n’ai pas de problème avec ça, mais je dis que ça ne suffira pas.

Vous évoquez le traitement des causes de la violence comme meilleures solutions : l’enfance, la pauvreté, les inégalités, et le ressenti de l’injustice. Des solutions qui demanderont forcément beaucoup de temps ?

Oui, on le sait tous, et c’est sans doute pour ça que les politiques jugent que ce n’est pas intéressant, car ils n’ont pas de gain électoral à espérer rapidement. Mais je veux dire deux choses. D’abord : les résultats sur l’alcool seront selon moi assez rapides si on s’en occupe vraiment. Quand la sécurité routière a été renforcée, il y a eu moins de morts dès les années suivantes, d’autres lois ont suivi à plus long terme, les mentalités ont commencé à changer. Ça peut faire la même chose pour l’alcool, notamment avec une tolérance zéro sur l’alcool au volant. Ensuite, sans démagogie : je pense que les gens sont complètement aptes à comprendre ce genre de calculs, et à favoriser un dirigeant qui aurait l’honnêteté de dire : « On va faire ça, ça et ça. Ça ne va pas marcher tout de suite, mais on doit le faire. » J’en suis intimement convaincu.

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