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Affaires d’interprétation

Une théorie, mais mille façons de la comprendre. De la même manière que les versions françaises des livres de Kafka dépendent de ceux qui les traduisent, l’équation de Schrödinger fut sujette à interprétation.

L’équation dite « de Schrödinger » est une pièce fondamentale de la physique quantique, celle qui permet de comprendre la matière à toute petite échelle, autrement dit le monde de l’infiniment petit. Elle décrit entre autres choses le comportement des électrons au sein des atomes. Or, figurez-vous qu’elle s’apprête à fêter cette année son premier centenaire ! En d’autres termes, elle a un an de moins que la mort de Franz Kafka.

Elle fut couchée sur le papier pour la première fois un soir de l’année 1925 par le physicien autrichien Erwin Schrödinger, à l’issue, confiera-t-il, d’un « épisode érotique fulgurant et tardif » : ayant tout juste renoué avec l’une de ses anciennes maîtresses, il l’avait emmenée en Suisse, à la Villa Herwig dans les Grisons, où il fait peu de doute que les deux amants – en cela respectueux d’une grande leçon de la physique quantique – s’activèrent de façon à la fois corpusculaire et ondulatoire.

La publication de l’équation de Schrödinger constitue l’acte fondateur du formalisme mathématique de la physique quantique. Elle ne tarda pas à faire surgir des questions à la fois inédites et vertigineuses : comment se relie-t-elle aux expériences ? Quel statut conférer au hasard qui semble intervenir dans les résultats de mesure dont elle permet de calculer les probabilités respectives ? Quels types de discours sur la réalité tiendrait-elle si elle pouvait en dire un mot ? Décrit-elle le fond ultime des choses ou seulement notre interaction avec le monde ?

INTERPRÉTER K AFKA

Les réponses des physiciens à ces questions furent tout sauf consensuelles. Certes, tous faisaient les mêmes calculs à partir de cette équation de Schrödinger, mais ils ne les interprétaient pas de la même manière. Le débat fit donc rage. Certains, derrière le Danois Niels Bohr, clamaient que les objets microscopiques ne possèdent pas une existence indépendante des instruments qui mesurent leurs propriétés physiques. D’autres, derrière Albert Einstein, persuadés que les objets physiques existent objectivement, ne pouvaient concevoir une telle façon de considérer les choses. D’autres encore avançaient toutes sortes de positions intermédiaires.

Morale provisoire de cette histoire : la traduction d’une équation fondamentale de la physique en un discours précis sur le monde ne va pas de soi, chaque physicien ayant tendance à l’interpréter selon sa propre grille de lecture épistémologique.

Par effet d’analogie, elle me fait repenser à Kafka, que je citais plus haut, à la façon dont son œuvre, au moment où elle se fit connaître, a été lue, reçue, plus ou moins bien comprise. Car comme l’a brillamment montré Maïa Hruska dans Dix versions de Kafka (Éd. Grasset, 2024), ses tout premiers traducteurs (qui n’étaient pas n’importe qui : Celan, Borges, Primo Levi, Vialatte…) eurent chacun leur manière de ressentir et d’interpréter l’univers kafkaïen, un peu comme les physiciens avec l’équation de Schrödinger. Ils engagèrent dans ce travail leur propre existence, au point de projeter parfois des bouts d’eux-mêmes dans leur façon de lire – puis de traduire – les écrits de l’auteur de la Métamorphose (par exemple, l’Auvergnat Alexandre Vialatte fut le seul à saisir son humour). En lisant Dix versions de Kafka, on comprend tout le sens de ce propos du critique russe Mikhaïl Bakhtine : « Une bonne traduction a un seul auteur qui porte deux noms : celui de l’auteur et celui de son traducteur. »

Le physicien Erwin Schrödinger.
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(DR)
Le physicien Erwin Schrödinger, auteur du paradoxe du chat et d’une célèbre équation.

EXPÉRIENCE GÉNIALE

Pouvons-nous en conclure qu’au moment où on les découvre, les grandes œuvres littéraires se présenteraient pour leurs lecteurs à la manière des nouvelles équations pour les savants ? Il semble qu’on ne puisse pas « coïncider » d’emblée avec elles, mais seulement leur « tourner autour », comme font les électrons orbitant autour des noyaux d’atomes sans jamais les percuter, et qui ne les perçoivent que depuis leur propre niveau d’énergie (ce qui, ironiquement, nous ramène à l’équation de Schrödinger…).

Il y a toutefois une différence fondamentale entre les interprétations des œuvres littéraires et celles des équations physiques : elle tient en ce que ces dernières finissent par être invalidées par des résultats d’expériences. C’est justement ce qui s’est passé avec la physique quantique.

UNE BONNE TRADUCTION A UN SEUL AUTEUR QUI PORTE DEUX NOMS : CELUI DE L’AUTEUR ET CELUI DE SON TRADUCTEUR.

On se souvient qu’en 2022, le physicien Alain Aspect a reçu le Prix Nobel de physique « pour ses expériences faites avec des photons intriqués établissant les violations des inégalités de Bell et ouvrant une voie pionnière vers l’informatique quantique ». Soyons honnêtes : nous sommes presque tous d’accord pour dire que cette phrase n’est pas claire. Mais heureusement, notre physicien vient de publier un livre passionnant – Si Einstein avait su (Ed. Odile Jacob, 2025) – dans lequel il explicite le sens qu’il faut lui donner : il est parvenu à trancher en laboratoire, grâce à une expérience géniale, le débat, au départ purement philosophique, qui avait opposé Einstein à Bohr à propos de l’interprétation la plus convenable qu’on puisse proposer de la physique quantique. Au passage, il raconte en détail l’histoire de sa longue quête, qui fut quasi obsessionnelle, les nuits innombrables passées au laboratoire, les moments de joie, les phases de découragement et, bien sûr, la délivrance lorsque le résultat tant désiré a fini par surgir.

L’ouvrage a pour sujet principal les photons, autrement dit les particules de lumière, et il se lit comme un polar dont les héros sont des « polariseurs » (sic), ces instruments d’optique qui sélectionnent dans une onde lumineuse incidente une direction de polarisation préférentielle. Il donne aussi, et surtout, à voir l’étrangeté stupéfiante du monde quantique. Rendez-vous compte : la physique quantique va jusqu’à changer la manière de composer les choses. Autrement dit, de les compter. Dans notre monde ordinaire, 1 + 1 donne toujours 2. Or, dans celui de l’infiniment petit, où les lois quantiques sont maîtresses, il existe des cas où 1 + 1 donne autre chose que ce que prévoient les règles classiques de l’addition.

LA THÉORIE DE LA PLUME

C’est précisément cela qui fut expérimentalement démontré par Alain Aspect au début des années 80. Il s’agissait pour lui de tester la validité d’un raisonnement étonnant établi par Einstein en 1935. Le père de la relativité avait entrevu que, selon la physique quantique, dans certaines conditions, deux photons combinés l’un à l’autre devraient se comporter comme s’ils ne constituaient qu’un unique photon : quelle que soit la distance qui les sépare, deux centimètres comme cent kilomètres, ce qui arrive à l’un des deux produira sur l’autre un effet instantané – comme si une plume venue vous chatouiller le nez à Lausanne faisait éternuer en même temps que vous votre frère jumeau resté à Genève.

Tout se passe comme si une connexion étrange, sans équivalent dans le monde ordinaire, transformait deux entités a priori autonomes en un seul système. Einstein ne croyait pas du tout qu’une telle chose fût possible. Il en déduisit donc que la physique quantique devait nécessairement être « incomplète », en ce sens qu’elle ne rendait pas compte de l’intégralité de la réalité. Et pourtant, l’« intrication quantique » qu’il avait entrevue, mais rejetée, fut bel et bien démontrée par l’expérience d’Alain Aspect : dans certaines circonstances, un photon plus un photon ne font plus vraiment deux photons… Les tables d’addition deviendraient-elles, elles aussi, affaire d’interprétation ?

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