N° 132 - ÉTÉ 2020

Une virgule de sable posée en mer

Battues par le vent, elles trônent au cœur du golfe du Saint-Laurent, fragiles gardiennes d’un paysage en sursis, où des navigateurs ont trouvé refuge depuis des siècles. Chapelet de sable accroché en mer à 255 kilomètres des côtes du Québec, les îles de la Madeleine demeurent un secret bien gardé. Un écrin recelant de paysages à la beauté lunaire, serti de 800 kilomètres de plages infinies et de caps échancrés.

Vue aérienne des caps de l’Anse-de-la-Cabane et des îles de la Madeleine.
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© Michel Bonato
Vue aérienne des caps de l’Anse-de-la-Cabane et des îles de la Madeleine.

Il faut plus de cinq heures de bateau depuis la côte la plus proche pour joindre ce petit coin de paradis ensablé que la distance a préservé du tourisme de masse et de la modernité. Une distance qui a aussi laissé intouchés la culture et le patrimoine des 13’000 habitants de cet archipel, longtemps coupés du continent par l’absence de traversiers réguliers, de téléphones et de réseaux électriques.

Comme une sentinelle gardant l’archipel, les falaises de l’île d’Entrée, premiers reliefs visibles, annoncent l’arrivée prochaine. Seule île détachée des autres, cette butte verdoyante au relief montagneux est encore habitée par une cinquantaine des descendants des premiers commerçants protestants anglophones. Du haut de la Big Hill, les vaches broutent à l’air libre le long des falaises, donnant un petit d’air d’Écosse à cet îlot de roc rouge perdu en mer.

La Big Hill, sommet dominant l’île d’Entrée, îles de la Madeleine
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© Michel Bonato
Ascension de la Big Hill, sommet dominant l’île d’Entrée.

PARADIS ENSABLÉ

L’arrivée aux îles se fait à Cap-aux-Meules, seul port en eaux profondes de cet ensemble de sept îlots, aujourd’hui reliés les uns aux autres par des dunes de sable et des ponts. Tout au sud, l’île du Havre-Aubert, premier port de pêche fondé en 1765 par les vingt-deux premiers colons français venus des îles Saint-Pierre-et-Miquelon, conserve encore aujourd’hui ses paysages bucoliques ponctués de collines et de langues de sable allant se noyer dans l’océan.

Sur le dos arrondi de buttes nues et le long des caps, les maisonnettes traditionnelles des pêcheurs, colorées de teintes vives pour servir de repères depuis le large, semblent jetées dans le paysage comme les pièces d’un jeu d’enfant. Près des maisons s’alignent en rangées des cages faites de bois et des filets tissés par les marins en attendant le retour du printemps, début de la saison de la pêche au homard et au crabe des neiges. Avec le tourisme, la pêche de ces crustacés demeure la principale activité économique des îles.

Une échappée du côté de Havre-aux-Maisons puis de la Pointe-au-Loup révèle le vaste paysage lagunaire des îles, ces petites mers intérieures protégées de l’assaut des vagues par l’onde des bandes infinies de dunes. À l’intérieur de ces lagons salés peu profonds, pullulent coquillages, cormorans et échassiers, le cou tendu en attente d’un pique-nique bien mérité. Plus au nord, les villages anglais de Grosse-Île et de Old Harry sont rattachés à l’archipel par une fine bandelette de sable, tout juste assez large pour faire passer la route et les poteaux des lignes téléphoniques, alignés comme de drôles de cactus hérissés dans l’horizon.

Les phoques
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© Michel Bonato
Curieux, les phoques des îles, attirés par le bruit des baigneurs ou des kayaks, font partie des visiteurs quotidiens des caps et des plages.

TERRE DE TEMPÊTES

L’archipel va ensuite mourir dans la mer, au bout d’une jetée de dizaines de kilomètres de plages désertées, appelée l’Échouerie, où prospérait il y a deux cents ans la plus vaste colonie de morses d’Amérique, avant que la chasse abusive ne signe la disparition de troupeaux qui comptaient des centaines de milliers de bêtes.

Une des plages les plus reculées, autrefois choyée par les morses venus s’y prélasser au soleil, porte d’ailleurs le nom de Sea Cow Path, rappelant le sentier qu’empruntaient les chasseurs pour abattre ces bêtes aux longues défenses, alors surnommées « vaches marines ».

La plage de l’Échouerie doit aussi son nom aux nombreux navires – entre 400 et 500 – qui ont sombré au large des îles au fil des siècles, en raison des hauts-fonds et des tempêtes qui secouent les eaux du golfe. Plusieurs des charpentes des maisons ancestrales sont d’ailleurs faites « du bois de naufrage » récolté depuis toujours par les habitants, qui se portaient au secours des équipages de tous horizons venus pêcher dans leurs eaux poissonneuses. Plusieurs villages abritent encore aujourd’hui les descendants des nombreux pêcheurs basques qui furent parmi les premiers à sillonner les eaux des îles, en quête de morue et de hareng.

Les chemins de Compost’îles, îles de la Madeleine
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© Michel Bonato
Randonnée sur les buttes de l’île d’Entrée. L’archipel est quadrillé de sentiers totalisant 230 kilomètres, que les habitants ont ironiquement surnommé les chemins de Compost’îles.
Les cages à homards, îles de la Madeleine
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© Michel Bonato
Les cages à homards traditionnelles sont toujours utilisées pour faire la pêche à ce crustacé, principale activité économique de l’archipel.

TERRAIN DE JEU GRANDEUR NATURE

Aujourd’hui, les îles de la Madeleine sont le refuge des amoureux de nature, de grands espaces et de quiétude. Les vents qui balaient constamment ses côtes et ses lagons protégés en ont fait un des paradis du kitesurf et d’autres sports de voile. Les jours de grand vent, le ballet des voiles colorées anime les lagons très peu profonds qui permettent aux surfeurs de filer sur l’onde à toute vitesse dans à peine 1,5 mètre d’eau. Dans les baies et le long des bras de mer, les adeptes de kayak de mer et de plongée se livrent à l’exploration des arches et des cavités façonnées par les vagues dans les sculpturales falaises de sable rouge qui tiennent tête à la mer.

Le relief accidenté des côtes, perforées comme un emmental, a également donné naissance dans l’archipel à un sport singulier. Celui de la flottaison dans les grottes de grès rouge, un sport unique, pratiqué en combinaison isothermique, avec casque et veste de sauvetage, permettant de pénétrer les anfractuosités et rondeurs creusées dans la roche typique des îles par l’action de la mer et des glaces. Baignade sportive, l’activité peut virer au sport extrême quand le vent se lève pour gonfler la houle ! Cette exploration immersive permet aux nageurs aguerris d’entrer en communion avec la mer et d’accéder à la beauté secrète de grottes autrement inaccessibles.

Sur la terre ferme, tout un réseau de sentiers pédestres quadrille l’île, au détour de collines et de caps, d’où il n’est pas rare d’apercevoir l’une des quatre espèces de phoques qui cohabitent dans l’archipel. Attirés par le bruit, les curieux phoques à capuchon pointent souvent leur nez le long des plages, se laissant doucement bercer par les vagues.

Pour pousser plus loin l’exploration, il est aussi possible de monter à bord de zodiacs épier les colonies d’oiseaux qui pépient, accrochés aux falaises de l’île d’Entrée où guillemots, petits pingouins, macareux moines, fous de Bassan et cormorans ont trouvé refuge. À 15 kilomètres des côtes, le périlleux Rocher aux Oiseaux, où plusieurs gardiens de phare ont trouvé la mort au XIXe et au XXe siècle, surgit de nulle part aux limites d’un chenal emprunté par navires et cargos. Aujourd’hui sanctuaire protégé d’oiseaux, ce plateau massif de plusieurs dizaines de mètres de hauteur, près duquel plusieurs navires ont sombré, a pendant longtemps été la hantise des marins.

Une des beautés de ce monde insulaire est l’accès libre à la quasi-totalité des côtes, tant sur les plages que les caps, les Madelinots ayant pour coutume d’autoriser le libre accès à la plupart des sentiers. Sauf exceptions, la propriété privée n’a pas la même saveur que sur le continent. Seuls les résidents étrangers et les habitants inquiets de l’érosion des berges et de la protection d’espèces fragiles s’offusquent de voir les marcheurs emprunter certains terrains longeant les caps. Car chaque année, la mer reprend à la terre des dizaines de centimètres, en refaçonne le visage, faisant de ces îles un territoire en sursis, de plus en plus fragilisé par les changements climatiques.

Les maisons des îles sont peintes de couleurs vives, îles de la Madeleine
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© Michel Bonato
Les maisons des îles sont peintes de couleurs vives pour aider les pêcheurs à les repérer depuis la mer. Encore aujourd’hui, certaines se parent des mêmes couleurs de génération en génération.

J’AI TROUVÉ ICI DES PAYSAGES, DES COULEURS, UNE LUMIÈRE UNIQUE AINSI QU’UNE FAMILLE D’ADOPTION.

UN PASSÉ CHARGÉ D’HISTOIRE

Il y a des millénaires que les îles de la Madeleine sont recherchées pour leurs eaux poissonneuses. Bien avant l’arrivée des premiers navigateurs européens, des tribus amérindiennes, notamment les Micmacs, défiaient la mer en immenses canoës d’écorce, l’été venu, pour y pêcher la morue et chasser le morse, recherché tant pour sa graisse que ses défenses.

Il ne fait aujourd’hui plus aucun doute que les pêcheurs basques et bretons connaissaient l’existence de cet archipel riche en ressources, dont les havres et lagunes servaient de refuge en cas de tempête. Et cela, bien avant que les premiers grands explorateurs en fassent mention. Lors de son premier voyage en « Nouvelle-France », le navigateur breton Jacques Cartier fut le premier à évoquer la présence de ces îles sablonneuses qu’il appela les « Araynes ».

Près d’un siècle plus tard, Samuel de Champlain cartographia les îles de la Madeleine, terres royales cédées à François Houblet de Honfleur, qui obtint le droit exclusif d’y chasser le phoque et les « vaches marines ». Après la guerre de Sept Ans, le territoire devint possession britannique et, en quelques décennies, le commerce du morse, fort lucratif, eut raison de la totalité des troupeaux.

En 1765, des colons français, déportés à Saint-Pierre-et-Miquelon par les Britanniques, trouveront refuge aux îles de la Madeleine, toujours propriété de la couronne d’Angleterre. Quand le territoire sera rétrocédé à la province de Québec, les îles se peupleront lentement. L’isolement contribuera à garder intactes les traditions acadiennes et la langue, encore aujourd’hui enjolivée de plusieurs expressions héritées du vieux français.

Pendant des siècles, quelques milliers de Madelinots ont réussi à tirer subsistance de la pêche et, l’hiver, de la chasse aux phoques pratiquée sur les banquises, survivant dans des conditions extrêmes, isolés de tout lien avec le continent. La mise en service d’un bateau à vapeur régulier brisera le confinement de ces habitants en 1876 et un premier avion se posera à marée basse sur les vastes plateaux de sable en 1929, pour assurer le ravitaillement et l’accès aux services médicaux d’urgence. Aujourd’hui ha-bité par 13’000 habitants, cette petite oasis en pleine mer, restée à l’abri du développement, a conservé un écosystème unique, désormais tourné vers l’écotourisme et la pratique des activités de plein air.

Les cormorans
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© Michel Bonato
Les cormorans font partie des quelque 300 espèces d’oiseaux qui trouvent refuge aux îles de la Madeleine.

UNE LANGUE OÙ L’ON ENTEND LA MER

Il est peu d’endroits où la vie maritime, au fil des siècles, a autant laissé son empreinte que dans la langue française des Madelinots, où l’on entend chanter la mer en sourdine. Dans ce collier d’îlots, on ne tient guère son chien en laisse, on l’« amarre » plutôt, comme un bateau. Comme on « amarre » aussi ses lacets ou ses cheveux. Chantal Naud, auteure qui a colligé tous les particularismes et les expressions colorées des habitants, a retracé aussi loin que dans l’ancien français de l’île de Jersey ou de la Normandie l’origine de plusieurs mots hérités des premiers marins venus jeter leur ancre dans le golfe du Saint-Laurent.

Écrivains, explorateurs et artistes à la douzaine ont depuis succombé au charme de cette sirène voilée de brumes, qui met les sens en ébullition et la matière grise en mode découverte. « J’ai trouvé ici des paysages, des couleurs, une lumière unique ainsi qu’une famille d’adoption » , assure Patrick Leblond, artiste et potier, depuis son atelier perché dans le petit village de Bassin. Celui qui compare « ses îles » à la « Corse du Québec » y a déniché, outre des kilomètres de dunes et d’inspiration, une communauté tissée serré, habituée à en découdre avec l’adversité comme avec la houle.

Dans cet archipel comme dans d’autres, l’insularité est la mère de la solidarité. «I ci, les énormes contraintes de la météo et de l’isolement ont forgé le caractère des gens. Il n’y aurait pas eu de survie sans cette entraide et cette ouverture à tous ceux qui y ont jeté l’ancre », insiste Jeannot Gagnon, Madelinot d’adoption, qui a craqué pour ce coin de pays et sa culture.

Ici, le temps, élastique, prend une autre dimension. Plusieurs locaux comptent les journées en marées, plutôt qu’en heures ou en minutes. Encore aujourd’hui, c’est la mer qui bat la mesure et continue de dicter ses lois. « Ce n’est pas l’heure qui prime, c’est le vent, l’état de la mer, ajoute J. Gagnon. C’est ce qui décide si le traversier sera là ou pas, si l’avion pourra décoller… La météo est au cœur de tout ! » Avec le vent pour boussole et la marée pour horloge, les Madelinots ont fini par cultiver un rapport plus que débonnaire avec la vie. Plus collés à la rose des vents qu’à la tyrannie des aiguilles, ils s’accommodent fort bien, sur la mer comme au sol, des vents de travers et des virements de bord inattendus.

C’est peut-être là un des trésors cachés de ces îles. Fleur de sel à la boutonnière et surplus d’humour en poche, la plupart de ces fiers habitants affichent une résilience et une candeur peu communes, vouant une affection sans bornes à leurs îles natales. Une affection contagieuse pour qui pose pour la première fois le pied sur cette parenthèse de sable posée au large, suspendue hors du temps et du continent.

Les traditions accompagnent depuis plus de deux cents ans la vie des Madelinots, îles de la Madeleine
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© L’Île Imagin’Air
Les traditions accompagnent depuis plus de deux cents ans la vie des Madelinots, notamment lors de la fête du Grand Tintamarre qui culmine le 15 août par le défilé des bateaux, des tracteurs et des véhicules parés des couleurs de l’Acadie.

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