N° 139 - Automne

À 20 ans, j’ai hésité entre le journalisme et l’immobilier

Cette double vocation devait s’expliquer par un commun dénominateur. Je veux parler d’une prédisposition à mettre son nez dans les affaires des autres. La réflexion puis l’observation, préludant à la décision m’ont été facilitées par un entourage presque également constitué par des aînés qui avaient réussi dans la presse ou qui s’étaient installés aux premières loges du logement.

Pendant plusieurs semaines, j’ai accompagné les uns et les autres. J’ai ainsi découvert très tôt qu’une transaction qui dure plus qu’une interview exigeait un surcroît de psychologie. Ne serait-ce que parce qu’avant de proposer à un contemporain un refuge compatible avec ses souhaits et ses moyens, il est indispensable de l’interroger plus longuement qu’une vedette avec laquelle on ne passera guère plus d’une heure.

D’abord, avec une grille très fournie de questions au sujet de son cursus professionnel et affectif, sur ses précédentes acquisitions, ou à défaut, sur les caractéristiques de ses locations. Enfin, sur son train de vie et ses habitudes quotidiennes. Sans oublier les montants de son salaire, de ses économies et du prêt qu’il est capable d’obtenir de son banquier pour écarter la menace d’une condition suspensive.

 

COMÉDIE EN TROIS VISITES

A-t-on affaire à un solitaire qui supportera difficilement les promiscuités d’un grand immeuble ? À un amoureux de la campagne dont, en l’absence de jardin, le premier soin consistera à agencer quelques décimètres carrés de gazon sur son balcon ? À un maniaque de la propreté pour lequel la pièce la plus importante est la salle de bains ? À un amateur de petits plats qui privilégiera la cuisine ? Tout renseignement dont il faudra prendre note ou garder en mémoire avec pour unique finalité de dénicher le bien idéal. Dieu merci un vendeur de pièces (d’habitation) dispose d’autant d’actes qu’un auteur dramatique. On les appelle des visites. Trois en général dans le meilleur des cas.

– La première se résume à une prise de contact, souvent assez courte, durant laquelle l’acheteur potentiel regarde plus les recoins de l’appartement que le visage du négociateur.

– À la deuxième, si elle a lieu, une conversation s’instaure, aidant l’un et l’autre à se situer. L’acheteur évoque sa famille, ses amis, ses diplômes, ses passe-temps. Le vendeur parle de ses clients, si possible connus, et de la façon dont il a amélioré leurs existences avec quelques mètres de terrasse, six porte-manteaux ou un ascenseur plus rapide que le précédent.

– La troisième visite peut être décisive, sachant que le banquier a déjà fait connaître les limites d’une générosité diminuée par l’augmentation des taux d’emprunt. L’acheteur revenu avec son conjoint, ses parents ou ses enfants, paraît vraiment intéressé puisqu’il détaille déjà les travaux et les embellissements qu’il projette. Par discrétion et pour ne pas gêner un petit conseil de famille, le vendeur s’éclipse pendant quelques minutes et va s’assoir sur une marche de l’escalier. S’il n’a pas entendu d’éclats de voix, si, à son retour, l’épouse n’est pas en larmes et le mari renfrogné, le magot est dans le sac. Il ne reste plus que l’ultime étape du marchandage. Rituel, même si l’acheteur est plein aux as et le bien sous-évalué. De toute façon, c’est l’intermédiaire qui, faisant les frais de la baisse, verra amputée sa commission.

La tragédie d’une renonciation ayant été écartée, on peut passer à la deuxième comédie, en trois actes elle aussi :

– Signature de la promesse d’achat dans les locaux de l’agence. Avec mousseux au-dessous de trois cent mille euros et champagne millésimé au-delà du million.

– Signature du compromis chez le notaire, si reconnaissable grâce au port de la cravate qu’il n’a nul besoin de se présenter. La lecture, sans omettre un mot, de l’acte paraît interminable. Les assistants sommeillent ou pianotent sur leur smartphone.

Signature définitive. Même distribution que précédemment : l’acheteur et ses proches ; l’agent immobilier et son négociateur (même dépourvu de carte professionnelle) ; la secrétaire chargée de faire circuler les documents et de vérifier qu’il ne manque pas un paraphe. Il arrive que l’importance de la somme versée et une bonne dose de candeur incitent le vendeur à intervenir après la remise des clés. Il souhaite à l’acheteur d’être aussi heureux qu’il l’a été dans la maison de campagne ou dans la villa où il va lui succéder. L’acheteur remercie sans oser avouer qu’il est marchand de biens. C’est-à-dire qu’il espère que son achat sera très vite suivi d’une revente.

À l’époque de mes hésitations, on recensait plus de candidats dans la presse que dans la pierre. Pour exercer une activité journalistique, aucun diplôme n’était nécessaire. Il fallait seulement beaucoup d’ambition, un peu de courage et une graphie très lisible car, dans une salle de rédaction, on trouvait alors moins de machines à écrire que de stagiaires. Contrairement à aujourd’hui, les petits nouveaux étaient accueillis à bras ouverts et n’attendaient jamais très longtemps leur titularisation. Puis, après trois mois passés avec les morts des accidents de la route, on leur offrait des « tranches de vie » plus intéressantes.

Eh bien, désormais, la situation s’est inversée ! Aucune perspective d’embauche dans le moins prestigieux des périodiques si l’on ne sort pas d’une école où l’on a consacré une année à l’étude du droit romain et si on n’excipe pas du parrainage d’un grand ancien. Au début, le salaire proposé est souvent inférieur au minimum vital et les horaires de travail bien supérieurs à ceux définis dans la convention collective. Les reportages qui, naguère, permettaient de vivre pendant quelques jours aux frais de la princesse et de voir du pays, sont devenus rares. Bref, on devient plus facilement correspondant (à peine rétribué) d’un réseau social que rédacteur mensualisé dans un quotidien national. Bien sûr, il est maintenant possible de faire carrière avec un vocabulaire sommaire et une connaissance approximative du français. En particulier à l’aide de « merci à vous » et de « ça vous fait quoi ? », visiblement traduits du congolais. Ajoutez que la parlotte supplante l’écrit et qu’on a plus de chances d’entendre son nom être cité sur une antenne fédérant quelques dizaines d’auditeurs que de le voir imprimé dans un magazine s’enorgueillissant de cinq cent mille abonnés.

Le résultat est conforme à ce qu’on pouvait attendre sans vraiment l’espérer : de moins en moins de professionnels dans le journalisme ; de plus en plus d’amateurs dans l’immobilier. A-t-on changé déjà plusieurs fois de job ? Est-on exclu du chômage ? Se sent-on attiré par ce qu’on croit être un métier facile susceptible de valoir un profit rapide ? Pas si facile, car le marché immobilier est encombré et la crise angoissante. Pas si rapide, car il faut compter souvent au moins six mois entre la première visite et l’acte notarié. Bien sûr, le « capital relations » remplace avantageusement un Master, mais le débutant doit souvent survivre durant une première année, qualifiée de « blanche » car pendant douze mois on ne le gratifiera pas d’une seule feuille de paie. Avec l’agacement supplémentaire de voir prospérer une agence qui ne garantit rien d’autre que la disposition d’une chaise une fois par semaine à l’occasion d’une permanence d’autant plus gracieuse qu’elle exige le désintéressement et le sourire.

Finalement, parce que je savais mieux lire que compter, j’ai opté pour le journalisme, mais en investissant ce qu’il m’a rapporté dans l’immobilier. Je ne m’en repens pas. Non seulement j’ai bénéficié d’une vie fabuleuse à laquelle ni la naissance, ni le physique, ni la fortune, ni la culture ne me donnait droit au départ, mais encore, j’ai pu exercer un métier-passion sous toutes ses formes. Dans les quotidiens et les périodiques, à la radio et à la télévision, dans les librairies.

À L’ÉPOQUE DE MES HÉSITATIONS, IL Y AVAIT PLUS DE CANDIDATS DANS LA PRESSE QUE DANS LA PIERRE.

Cerise sur le gâteau de mon 93e anniversaire : la reconduction de plusieurs contrats m’épargnant la démobilisation définitive. Heureusement car, comme l’avait dit le général Bigeard : « L’ennui naquit un jour de l’uniforme ôté ». Difficile quand on a été, pendant sept décennies, le témoin attentif et surinformé de son époque, de fermer sa grande gueule et de recapuchonner son stylo. On peut encore échanger quelques propos avec des voisins de palier ou des partenaires de bridge mais il est désormais interdit de donner son avis et lui seul, sur tout.

Hélas ! une survie prolongée ne va pas sans la tristesse d’avoir vu disparaître la presque totalité de ses amis ainsi qu’un grand nombre de personnalités faisant preuve d’un pittoresque complètement tombé en quenouille lui aussi. Je pense à des écrivains fameux, à des artistes célèbres, à des chefs d’entreprises hors du commun. Introuvables dorénavant, comme si la société actuelle n’était plus en quête que de gens sérieux, dépourvus d’esprit, dénués de fantaisies, voire sinistres. La gaieté est également proscrite depuis que la pandémie l’a fait considérer comme un symptôme d’inconscience et une absence de solidarité. On n’est plus donc autorisé à se tenir les côtes que si l’on souffre d’un problème osseux.

Footnotes

Rubriques
Chroniques

Continuer votre lecture