N° 146 - Printemps 2025

Dénatalité et vie conjugale

La dénatalité frappe aujourd’hui tous les pays d’Europe, y compris une France qui fut pendant longtemps la meilleure élève de la classe. Selon les dernières données de l’Office fédéral de la statistique (OFS), l’indice de fécondité suisse est lui aussi tombé à son plus bas niveau depuis vingt ans : 1,39  enfant par femme. Du côté français, la situation n’est pas beaucoup plus brillante. Selon les chiffres que donne l’Insee, 678’000 bébés sont nés dans l’année 2023. C’est 7% de moins que l’année précédente et près de 20% de moins qu’en 2010.

En 2021, la France, qui était au sein de l’Union européenne le pays le plus nataliste avec la Tchéquie et devant la Roumanie, rejoindra bientôt le taux moyen qui est dans l’UE d’environ 1,5 enfant par femme, à peine plus élevé qu’en Suisse. On soulignera, pour en finir avec les chiffres, que la baisse de la natalité s’observe de manière semblable dans tous les pays de la zone euro, y compris donc à l’est, ce qui signifie en clair que c’est toute l’Europe qui s’engage vers ce que les démographes n’hésitent plus à appeler la « dépopulation ». Un phénomène qui va, du reste, bien au-delà de la seule Europe puisqu’il touche aussi certains pays d’Asie du Sud-Est ou encore le Mexique – mais évidemment moins, voire pas du tout l’Afrique et le monde arabo-musulman dont la plupart des dirigeants commencent à croire à ce que l’extrême droite appelle le « grand remplacement ».

Certains, notamment parmi les écologistes qui plaident pour la décroissance, se réjouiront de cette baisse. Pourtant, c’est loin d’être une bonne nouvelle pour nos vieux pays comme pour la survie d’une civilisation européenne de plus en plus menacée face au réveil du Sud Global, et ce pour trois raisons au moins. D’abord parce que sur le plan économique, si on adopte un point de vue un tant soit peu keynésien, la diminution de la demande intérieure n’est jamais une bonne chose. Ensuite, parce qu’en termes de puissance et de rayonnement international, la baisse démographique nous affaiblit face au reste du monde. Enfin parce que pour compenser cette baisse, la tentation naturelle des entreprises des secteurs dits en tension est de faire appel à l’immigration légale… ou illégale s’il le faut.

PRÉVISIONS DÉLIRANTES

À l’inverse de ce que disaient les écologistes dans les années 70, nous n’allons pas vers la surpopulation, mais vers la dépopulation. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer dans une précédente chronique les travaux de deux chercheurs canadiens, Darrell Bricker et John Ibbitson, dans un livre pionnier Planète vide (Éd. Les Arènes, 2020). Leurs travaux sont aujourd’hui repris et validés par tous les démographes sérieux, notamment par Nicholas Eberstadt. Ils annoncent, faits et arguments incontestables à l’appui, que nous allons non pas vers 13 milliards de Terriens comme presque tout le monde le croyait dans les années  2000 encore, mais plutôt vers 7 milliards (nous sommes 8 milliards aujourd’hui). Il faut se souvenir qu’on revient de loin, à savoir des prévisions délirantes d’écologistes comme Paul R. Ehrlich qui annonçait sans rire en 1968, dans un livre qui connut un succès retentissant, La bombe P, que la surpopulation allait tout simplement détruire la planète. Le pire est que cette thèse fut reprise et popularisée par tous les théoriciens de la décroissance qui prévoyaient, suivant en cela le fameux rapport Meadows, que les 13 milliards de Terriens que compterait bientôt l’humanité anéantiraient le monde à cause de leurs modes de consommation et de production capitalistes.

MONDE EN RUPTURE

De là, les diatribes d’Ehrlich en faveur de la stérilisation forcée des femmes, de la vasectomie pour les hommes, voire de l’extermination pure et simple d’une partie de l’humanité, le commandant Cousteau plaidant, lui aussi, dans un entretien accordé au Courrier de l’UNESCO, – mais il n’était pas le seul à le faire – pour la nécessité absolue, et je le cite, d’une « élimination de 300’000 humains par jour si nous voulons sauver la planète » (sic !). Vaste programme, en effet… Il se serait sans nul doute réjoui de voir que nous vivons l’inverse, à savoir la dénatalité et, avec elle, une dépopulation liée à trois facteurs fondamentaux : d’abord et avant tout l’émancipation des femmes et leur accès à la contraception, ensuite le déclin des religions, du moins dans les démocraties laïques, et enfin, la montée en puissance d’un État providence qui prend la place qui fut traditionnellement celle des enfants pour s’occuper des personnes âgées en perte d’autonomie. Par-delà les explications qu’évoquent les démographes, la dénatalité n’est pas non plus sans lien avec l’augmentation des divorces. Aujourd’hui, dans nos vieux pays d’Europe occidentale, plus d’un mariage sur deux se termine par un divorce avant dix ans de vie commune, comme si la passion amoureuse qui justifiait au début d’une relation sa sacralisation par le mariage ne tenait pas la route, se transformait en indifférence ou en haine au sein d’une vie conjugale vouée à l’érosion des sentiments. Comme le disait déjà Julie, le personnage de la Nouvelle Héloïse auquel Rousseau prête sa voix, au bout d’un temps, « on cherche avec étonnement l’objet qu’on aima, on se dépite contre celui qui reste. Combien alors il est à craindre que l’ennui succède à des sentiments trop vifs, que leur déclin, sans s’arrêter à l’indifférence, ne passe jusqu’au dégoût, qu’on ne se trouve enfin tout à fait rassasiés l’un de l’autre et que pour s’être trop aimés amants on n’en vienne à se haïr époux. »

PAR-DELÀ LES EXPLICATIONS DES DÉMOGRAPHES, LA DÉNATALITÉ N'EST PAS NON PLUS SANS LIEN AVEC L'AUGMENTATION DES DIVORCES.

RÉVOLUTION COURTOISE

Dans ses Essais, Montaigne pointait lui aussi la distance à ses yeux infranchissable qui sépare le respect mutuel et l’amour modéré qui doivent régner dans le mariage, de cet amour-passion qu’il faut réserver à d’autres relations, celle d’un mari avec sa maîtresse ou d’une épouse avec son amant. « Le mariage a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur et la constance : un plaisir fade, mais plus universel. L’amour se fonde sur le seul plaisir et il comporte en vérité un plaisir plus chatouillant, plus vif et plus aigu. Ce n’est plus de l’amour s’il est sans flèches et sans feu », comme c’est forcément le cas, selon lui, au sein de la vie conjugale. Montaigne, loin de s’en désoler, fait l’éloge de cette « saine différence », prétendre fonder une union durable telle que le mariage sur un socle aussi fragile que la passion étant à ses yeux pure folie.

Les propos de Montaigne puisent leur inspiration dans une période plus ancienne encore, celle de la révolution courtoise qui marqua la vie littéraire et aristocratique du XIIe siècle. De fait, la courtoisie tenait, elle aussi, la passion amoureuse pour incompatible avec la vie conjugale. Dans son Traité de l’amour (fin du XIIe siècle) qui entendait fixer les codes de la courtoisie, André Le Chapelain, un clerc ordonné, est catégorique : l’amour courtois, sommet de la passion amoureuse, est tout à fait incompatible avec l’idée lourde et vulgaire de debitum conjugale, de « devoir conjugal » : « Nous affirmons comme pleinement établi que l’amour courtois ne peut étendre ses droits entre deux époux. Les amants, en effet, s’accordent mutuellement toute chose gratuitement sans qu’aucune obligation les pousse. Les époux, au contraire, sont tenus par devoir d’obéir réciproquement à leurs volontés et ne peuvent en aucune façon se refuser l’un à l’autre. » Du reste, ajoute le bon André, la jalousie ne saurait exister entre époux, attendu que leurs liens ne sont en aucun cas ceux de la passion érotique.

En serions-nous revenus à ces temps anciens où la passion amoureuse ne se vivait qu’hors mariage et serait-ce, pour fi nir, la raison de la prolifération des divorces qui caractérise le monde démocratique ? Pour se remonter le moral et y puiser quelque leçon de sagesse, je vous recommande vivement la lecture du roman de Chrétien de Troyes Yvain, le chevalier au lion, une belle histoire de fi n’amor dans laquelle l’amour-passion, à la différence de ce qui a lieu dans la légende de Tristan et Iseult où la passion se doit non seulement d’être hors mariage, mais adultère, ne s’épanouit, il est vrai, après bien des péripéties, que dans la vie conjugale. Une leçon à méditer comme jamais par les temps qui courent.

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