N° 131 - Printemps 2020

La promesse de la longévité

L’historien Pierre Goubert raconte qu’en 1665, date du couronnement de Louis XIV, l’espérance de vie en France était de 25 ans. Dans tous les villages, le cimetière était au centre du village, ce qui veut dire que la mort était au centre de la vie. Quel contraste avec notre temps quand l’existence a cessé d’être brève, aussi éphémère qu’un train qui passe pour reprendre une métaphore de Maupassant. Depuis un siècle, en effet, l’espèce humaine joue les prolongations, au moins dans les pays développés, où l’espérance de vie a augmenté de vingt-cinq à trente ans. Immense progrès puisque à cette volonté de vivre pleinement correspond le recul du seuil d’entrée dans la vieillesse, qui commençait il y a deux siècles à 35 ans. Étrange chassé-croisé. Au-delà de la cinquantaine, l’animal humain connaît une sorte de suspension : plus tout à fait jeune, pas vraiment vieux, en apesanteur. Jadis, le temps était mouvement vers une fin, perfection spirituelle ou accomplissement, il était orienté. L’enfance tendait vers l’adolescence, celle-ci vers l’âge adulte, lequel basculait tout doucement vers la grande maturité puis la vieillesse. Voilà qu’une parenthèse inédite s’ouvre, entre deux périodes. De quoi s’agit-il en l’occurrence ? D’un sursis qui laisse la vie ouverte comme une porte battante. Formidable avancée qui bouleverse tout, les rapports entre générations, le financement des assurances sociales, le coût de la grande dépendance, notre relation au travail, aux amours tardives. Une nouvelle catégorie apparaît entre la maturité et le grand âge : celle des « seniors », pour reprendre un terme latin, ces tempes grises, actives, en bonne forme physique et souvent mieux dotée que le reste de la population. C’est le moment où beaucoup, ayant élevé leurs enfants et accompli leurs devoirs conjugaux, divorcent ou se remarient, rêvent d’un nouveau printemps en automne. Le grand âge n’est plus seulement le lot d’un petit nombre de survivants, il est désormais l’avenir d’une partie majeure de l’humanité, avec la seule exception de la classe ouvrière blanche américaine, soumise à une hausse inquiétante de la mortalité. En d’autres termes, il n’y a plus une, mais plusieurs vieillesses et seule mérite ce nom celle qui précède immédiatement la mort.

Ce sursis, vide de tout contenu a priori, est à la fois passionnant et angoissant. Qu’allons-nous faire de ces vingt ou trente ans de plus ? Les échéances raccourcissent, les possibles s’amenuisent, mais il peut y avoir encore de la découverte, des surprises, des amours bouleversantes. Le temps, classiquement vu comme un ennemi, est devenu un allié paradoxal, presque une chance. Après 50 ans, chacun est devenu plus ou moins ce qu’il était censé devenir et se sent libre désormais de persévérer dans son être ou de s’inventer différent. Nouvelle adolescence, beaucoup l’ont souligné, à l’âge du déclin, il ne s’agit plus de choisir sa vie, mais de la perpétuer ou de l’infléchir.

Car l’âge, malgré les maladies qui menacent et le corps qui faiblit, a cessé d’être un verdict : il n’est plus le seuil au-delà duquel l’être humain serait hors d’usage, celui-ci peut encore modifier son destin jusqu’aux derniers instants. « Vieillir, c’est se retirer graduellement de l’apparence », disait Gœthe. Il est excellent que les plus de 50 ans souhaitent de nos jours ne pas rester sur le banc de touche, mais persister dans l’apparence, militer contre les discriminations dont ils sont l’objet, alors même qu’ils représentent près de 30% de la population.

C’est toute l’ambiguïté de la retraite : formidable conquête sociale, elle crée aussi la vieillesse qu’elle est censée soulager. Certaines tâches pénibles requièrent une cessation des activités pour un corps usé par des gestes répétitifs. Mais pour les autres métiers, ce départ est une double peine, la conjonction de l’appauvrissement et de l’âge, la sortie de la vie active couplée à une rémunération qui baisse. Nous envoyons au rebut des adultes parfaitement sains de corps et d’esprit qui dépérissent après quelques mois d’inertie.

Classiquement, la philosophie faisait de la vieillesse un synonyme de sagesse, le moment de l’apaisement, de la sérénité. Celui des grands-parents accueillant leurs petits-enfants avec la bonté aimable de qui peut tout comprendre et tout pardonner. On y décantait l’essentiel de l’accessoire : à travers le dessèchement des corps ne subsistait que le principal, la grandeur de l’esprit et la beauté de l’âme. Avec l’allongement de l’existence durée, ce modèle s’est brouillé. Vie encore active d’un côté, vie poussive de l’autre que l’on repousse comme un spectre, celui du grand vieillard, grabataire en proie à l’extinction. Quant à la sagesse des anciens, nous soupçonnons qu’elle est l’autre nom de la démission quand elle se réduit à l’appauvrissement de la vie, à la relégation dans des maisons aux noms fleuris qui sont des mouroirs médicalisés. Il faudrait donc se délivrer, étape par étape, de l’appétit trop avide des joies terrestres, se consacrer à la méditation, à l’étude, délivrer des oracles en forme de maximes définitives, se préparer doucement au Grand Départ. À l’âge de 80 ans, Sophocle, si l’on en croit Platon, se félicite d’être enfin libéré du joug cruel du désir, expérience analogue à celle d’un peuple qui renverse son tyran ou d’un esclave qui s’affranchirait de son propriétaire. Il n’est pas certain qu’un tel abandon semble séduisant à une partie de nos contemporains. En vérité, il se pourrait que le secret d’une maturité heureuse réside exactement dans la démarche inverse : cultiver jusque sur le tard toutes ses passions, ne renoncer à aucune volupté, aucune curiosité, continuer jusqu’au dernier jour à travailler, s’instruire, voyager, rester ouvert sur le monde et sur les autres. À quoi devons-nous renoncer si nous voulons garder l’essentiel ? D’abord à l’impératif du renoncement qui assimile l’âge à l’exténuation progressive de nos désirs, l’abdication de nos prérogatives.

Jamais le troisième âge n’a été plus qu’aujourd’hui l’âge philosophique par excellence, il est ce moment où tous les défis de la condition humaine sont posés dans leur acuité tels qu’ils furent définis par Kant : que m’est-il permis d’espérer, que m’est-il permis de connaître, de croire ? L’été indien de la vie est vraiment cette « conversation que l’âme poursuit avec elle-même » (Socrate). On ne cesse d’apprendre à vivre tout en vivant, et ce, jusqu’au dernier souffle, aimait à répéter Sénèque. Nous sommes toujours de vieux étudiants à l’école de l’existence et cette volonté de continuer signe précisément la jeunesse de l’esprit. Nous disposons encore d’assez de temps pour réapprendre le monde, nous remettre à la connaissance, redevenir un petit enfant à l’âge où d’autres allaient jadis au tombeau. Que faire une fois que l’on est devenu soi-même ? Tout est accompli et pourtant tout reste à découvrir. Nous vivons toujours en réinventant la vie, laquelle est, jusqu’au dernier souffle, une machine à refuser la fatalité. La vraie vie n’est pas absente, car il n’y a pas de « vraie » vie, mais beaucoup de voies intéressantes qu’il nous reste à explorer. Quoi de plus beau que de court-circuiter les séquences temporelles, que de faire un pied de nez au destin, que de s’accorder, du moins pour quelque temps, un supplément d’ivresse, de sensations, de rencontres ?

L’éclair des passions reste vif, l’âme et le cœur prompts à s’enflammer : l’âge spirituel, sentimental ne coïncide toujours pas avec l’âge biologique. Réconciliation des incompatibles : romantisme et charentaises, cheveux blancs et orages désirés. Nous n’avons pas trouvé la solution aux malheurs de la condition humaine, juste entrouvert une minuscule lucarne dans la caverne. « On n’est pas sérieux quand on a 17 ans », chantait Rimbaud. On ne l’est pas plus à 50, 60 ou 70 même si les convenances nous enjoignent de le paraître. L’âge est une convention qu’il faut dépouiller de ses ornements décrépits.

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