N° 117 - Été 2015

Au secours, Théophraste Renaudot, les gazettes sont devenues folles !

Longtemps, la presse s’est contentée de rendre compte des folies des hommes. Aujourd’hui, elle y ajoute, surtout, depuis que sous le vocable de média, elle fait cause commune avec l’audiovisuel. Les responsables sont les surenchères des supports et des chaînes qui se sont multipliés, la liberté d’expression qui commande de tout étaler sur la place publique, la transparence qui ne dissimule plus rien des biens des uns et des malversations des autres. Les milliardaires ou assimilés n’ont plus à appointer des comptables pour savoir combien ils possèdent. Des économistes autoproclamés s’en chargent pour beaucoup moins cher. Plus possible, sans que cela se sache dans les chaumières les plus reculées, d’avoir des économies au Luxembourg, une villa à Saint-Martin, un yacht allant de port en port, un enfant naturel ou une vilaine maladie. En dépit du progrès du béton et nonobstant les systèmes d’alarme, les murs de la vie privée se sont presque tous écroulés sous la poussée d’une curiosité mi-sordide mi-morbide et d’une législation de plus en plus permissive.

Le secret de Thémis est le secret de Polichinelle.

Le phénomène s’est amorcé avant la dernière guerre avec des journaux dits « à scandale » dont on mesure maintenant com-bien leurs audaces étaient anodines. Certes, ces pionniers publiaient en pleine page des photos d’artistes réputés malheureux. Mais les articles se fabriquaient avec l’agrément et les renseignements des intéressés souhaitant faire parler d’eux à l’occasion d’un film ou d’une pièce de théâtre. Les « magazines people » ont pris la relève avec des objectifs plus larges et des enquêtes plus longues.

Don Juan casqué

Si les rédacteurs fabulent en s’abritant parfois derrière d’hypocrites conditionnels, les photographes ne trichent pas, ils traquent. Ainsi un hebdomadaire a-t-il pu attacher aux pas d’un président français une équipe chargée de le suivre jour et nuit durant plusieurs semaines. Résultat : les documents montrant le chef des Armées coiffé d’un casque pour se rendre à scooter de son palais au meublé où il devait passer la nuit avec sa belle ont fait le tour de la planète. Plus tard, on a pu voir le même don Juan en train de prendre, sur un balcon de l’Elysée, son petit-déjeuner en compagnie d’une dame. Mais comme il s’agissait toujours de la même, le reportage a eu moins de succès. Pour le reste, les artistes et assimilés, auxquels on a cessé de demander leur autorisation, ne peuvent plus cacher une rupture, une rencontre, un furoncle (surtout mal placé), un bras cassé, dix kilos de trop ou la déforestation de leur système pileux supérieur. Les nouvelles technologies sont venues au secours des chasseurs d’intimité : téléobjectif de plus en plus puissant ; scanner permettant d’écouter les conversations téléphoniques ; micro glissé sous un napperon de Liliane Bettencourt. Pour le plus petit procès d’intention, les médias citent dix fois plus de témoins à leur barre que les magistrats. On interroge les anciens amants, les domestiques renvoyés, les fournisseurs impayés, les gardes du corps. On fait parler les condisciples, les professeurs, les copains de régiment, les collègues, les employeurs. Avec une préférence marquée pour les amis qui n’en sont plus et les concurrents vindicatifs.

Le pire et le plus surprenant résident dans le fait que la fouille systématique des poubelles atteint un record de précisions et, par voie de conséquence, un maximum de nocivité lorsque la justice, ne laissant nul coin où ses inquisitions ne passent et repassent, protège insuffisamment ses procès-verbaux. Malgré leurs cloisons capitonnées, les cabinets des juges d’instruction sont devenus des passoires. Au point que l’essentiel des interrogatoires paraît dans les quotidiens avant que les mis en examen les aient paraphés. S’agissant des affaires de mœurs, les prétoires font de plus en plus concurrence aux chaînes pornos. On l’a vu et entendu lorsque, comparaissant devant le Tribunal correctionnel de Lille, Dominique Strauss-Kahn a dû reconstituer publiquement par le menu des séances de galipettes que les petites fées stipendiées de l’oreiller sont venues enrichir de détails crapoteux. Je serai franc.

Depuis que l’ancien directeur général du Fonds Monétaire International est apparu menottes aux mains entre deux flics new-yorkais, j’ai utilisé presque hebdomadairement cette affaire qui me scandalisait et me réjouissait à la fois. En tant que moraliste d’abord, protecteur de la vertu des femmes de chambre guinéennes, mais, très vite, avec la perversité des bonnes âmes et des belles consciences transformées en voyeurs. Certes, mes débordements, parus dans les quotidiens et les hebdomadaires, entendus à la radio ou intervenus à la télévision, ont contribué à nourrir une petite famille française. Mais je regrette ma participation à cette folie avant d’avoir eu le courage de la dénoncer.

Bons pour la camisole

Une folie dont les filles sont la délation de plus en plus officiellement suggérée aux honnêtes citoyens par les pouvoirs publics et l’auto-indiscrétion poussant par exemple Mme Angelina Jolie à se faire tatouer les prénoms de ses enfants adoptés ou naturels jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un centimètre carré d’épiderme disponible. Auto-indiscrétion de la téléréalité dont les vedettes acceptent d’apparaître – et pas toujours à leur avantage – dans des postures et des tenues que les éléments de langage fournis aux présidents américains en difficulté qualifieraient d’inappropriés. Auto-indiscrétion des gens qui se racontent en éclairant une pénombre dont ils ne sortent pas grandis ou qui acceptent la présence de caméras dans le cadre de leur vie quotidienne. Cette année qui n’en est qu’à sa moitié nous laissera le souvenir de la tuerie de Charlie Hebdo et de l’hécatombe provoquée par le tournage d’un divertissement au fil duquel des risque-tout essaient de dissuader d’aller se coucher des aficionados de canapé. Sans oublier la fausse nouvelle diffusée par ses propres collaborateurs du décès du propriétaire du principal média européen. Toutes chaînes qui, le jour où ce trépas se produira véritablement, seront fondées à commencer la notice nécrologique par la formule : « Comme nous avons été les premiers à l’annoncer … » Ces pratiques sont nées après la Libération. Dès 1950, Pierre Lazareff, inventeur du « scoop », ne craignait pas de déclarer : « Les deux mamelles du journalisme moderne sont l’information et le démenti. » Quand on sait que, selon une autre constatation aussi désabusée, « les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent personne », on ne s’étonne pas qu’à propos d’un personnage connu impliqué dans une sombre affaire, la condamnation ait pu d’abord être imprimée en lettres énormes et plus tard le non-lieu en minuscules caractères, voire pas imprimé du tout. La prolifération des sites sur Internet a encore aggravé la situation. Non seulement il rivalise de rapidité – sans se donner le temps de vérifier – pour porter à la connaissance du public les morts et les catastrophes mais encore ils sont capables d’en inventer tandis que des blogueurs anonymes propagent n’importe quoi sur n’importe qui.

Des aveux tardifs mais sincères.

Ma tendance, bien tardive, au mea culpa ne saurait suffire à faire pardonner mes comportements personnels. Oui, j’ai cherché à en savoir toujours plus sur des contemporains qui n’avaient commis d’autres fautes que d’être riches et célèbres. Oui, j’ai donné la parole à des gens qui n’avaient rien à dire. Oui, j’ai invité de pseudo-mémorialistes qui avaient publié des témoignages (sic) de cinq cents pages après avoir croisé un VIP sur un quai de gare. Oui, j’ai colporté des rumeurs sans autre motivation que de diminuer la différence de taille me séparant des géants de toutes sortes. Oui, j’ai dit parfois du mal de ceux qui m’avaient fait du bien. Oui, à seule fin de m’enrichir, j’ai ruiné des réputations. Oui, j’ai suspecté l’honnêteté des uns, l’indépendance des autres et la virginité de leurs filles. Oui, à l’inverse, j’ai été le complice d’écrivains illisibles, de peintres ratés, d’artistes sans talent. Oui, j’ai renvoyé l’ascenseur à des zombies qui n’avaient d’autre mérite que de s’être trouvés un jour sur le même palier que moi. Oui, j’en ai donné toujours plus à des lecteurs qui souvent n’en demandaient pas tant. Pas de quoi être fier. Je ne le suis pas.

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