Haribhau Kumbhekar n'est plus le même... Comme des milliers d'agriculteurs, cet indien de l'État du Maharashtra a été intoxiqué par les pesticides © Atul Loke / Panos Pictures
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Haribhau Kumbhekar n'est plus le même... Comme des milliers d'agriculteurs, cet indien de l'État du Maharashtra a été intoxiqué par les pesticides © Atul Loke / Panos Pictures
N° 128 - Printemps 2019

Made in éthique

Conditions de travail déplorables, catastrophes environnementales et surproductions de matière, l'industrie textile se porte mal. Mais des centaines de nouvelles marques émergent en misant sur les valeurs éthiques.

« Entre 2000 et 2014, la quantité de vêtements produits dans le monde a doublé, explique Géraldine Viret, responsable média pour l’ONG indépendante Public Eye. On nous fait presque croire qu’une grosse machine crache des vêtements sur le monde en continu – sans visage et sans nom. Selon les estimations, 100 milliards de vêtements sont fabriqués chaque année dans le monde. »

Ces chiffres montrent bien à quel point l’industrie textile a muté. C’est devenu un monstre au surnom emprunté à la malbouffe : « fast fashion ». Avec ces collections qui se renouvellent toutes les deux à trois semaines, ces prix planchers indécents, ces offres de rabais alternant avec des périodes de soldes, les consommateurs sont poussés à acheter jusqu’à 60% plus de vêtements qu’il y a quinze ans pour les conserver deux fois moins longtemps. Le vêtement est ainsi devenu un produit jetable. En Allemagne, par exemple, chaque habitant achète en moyenne 70 nouveaux vêtements par an, mais un habit sur cinq ne sera jamais porté ! En 2016, 23 milliards de chaussures ont été produites dans le monde, soit six paires par personne en Suisse.

Tissu de récupération ne signifie par matière dans valeur. La styliste Valérie Pache crée des tenues féeriques en recyclant des toiles de parachute.
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© HLO Photography
Tissu de récupération ne signifie par matière dans valeur. La styliste Valérie Pache crée des tenues féeriques en recyclant des toiles de parachute.

Obsolescence programmée du textile

Ces surproductions et surconsommations de vêtements ont fait de l’industrie du textile l’une des plus polluantes de la planète avec des répercussions sociales et environnementales graves : mers, rivières et lacs se vident quand ils ne sont pas pollués par les produits chimiques. Les populations sont très impactées et des millions d’agriculteurs sont intoxiqués par les pesticides répandus sur les terres de culture du coton et de tous les autres qui meurent des suites de cancer. Les conditions de travail des ouvriers du textile ne sont guère plus réjouissantes avec leur piètre rémunération alors qu’au bout de la chaîne nous payons nos T-shirts et jeans quelques dizaines de francs1. « En 2016, les vêtements et chaussures ont généré un chiffre d’affaires d’environ 1 700 milliards de dollars, explique Géraldine Viret. De quoi assurer une croissance annuelle de 5% à ce secteur. Mais seul 0,5% à 3% du prix final revient à la couturière. Et nous avons montré dans une campagne en 2010 que 10 centimes de plus par T-shirt permettraient de leur garantir un salaire vital. C’est une question de volonté des marques comme des gouvernements des pays producteurs. Ces problèmes sont criants dans des pays comme le Bangladesh, ou le Cambodge, mais aussi en Europe de l’Est où une part importante des habits et chaussures estampillées « Made in Italy » sont produits, conclut-elle. »

Il faudra attendre le 24 avril 2013, et l’effondrement de l’usine Rana Plaza au Bangladesh tuant 1 138 personnes et faisant plus de 2 000 blessées, pour mettre en place des accords visant de meilleures conditions de sécurité dans ce pays. Depuis, chaque année, une semaine de commémoration est organisée à travers le monde pour inciter les grandes marques de mode à plus de transparence sur toute la chaîne de fabrication du vêtement. Les répercussions sont aussi visibles sur les réseaux sociaux sous le hashtag #whomademy-clothes. Plus de 700 000 personnes de 70 pays se sont photographiées, habit retourné avec nom du fabricant apparent pour réclamer des comptes. Sous pression, la filière textile est contrainte de revoir toute sa chaîne de production.

ENTRE 0,5% ET 3% DU PRIX FINAL REVIENT À LA COUTURIÈRE. ALORS QUE 10 CENTIMES DE PLUS PAR T-SHIRT PERMETTRAIENT DE LEUR GARANTIR UN SALAIRE VITAL.

Les trois critères de durabilité

Ce contexte a permis l’émergence d’une mode plus éthique. Des marques telles Ekyog, Veja, Freitag ou People Tree avaient ouvert la voie dès les années 2000.

Depuis, des centaines de labels ont vu le jour et s’appuient sur les trois critères de durabilité : choix des matières, conditions humaines et environnementales.

Certains mettent en avant leurs matières naturelles comme le lin, le chanvre, la peace silk, le bambou et autres dérivés de bois (Lyocell, nodal, Tencel) dont l’écobilan affiche de meilleurs résultats que celui du coton traditionnel. Les pièces proposées sont souvent basiques, épurées et ne répondent pas aux diktats de la mode. C’est ce qu’a choisi de proposer Delphine Haccius, avec sa marque Avani. « Pendant mes études à HEC Lausanne, j’ai travaillé sur la catastrophe du Rana Plaza et j’ai pris conscience des problématiques de la filière textile. L’envie de créer une collection de vêtements éthiques a émergé, fabriquée avec des matières premières naturelles et locales. Impossible pour moi de travailler le coton, produit à l’autre bout de la planète. J’ai choisi comme alternative le Tencel, une fibre à base de pulpe de bois. Je conçois mes modèles à Lausanne, une styliste réalise les patrons avant de lancer la fabrication dans un atelier de la région lyonnaise. De la conception à la fabrication, tout a été réalisé dans un rayon de 280 km. J’essaie aussi de remettre le savoir-faire artisanal et local au centre de mes créations, et respecte les conditions de travail avec une rémunération juste.»

D’autres innovent avec de nouvelles matières réalisées dans de la fibre de lait (Qmilk), et pour les véganes, trouvent des alternatives au cuir animal avec des similis à base de champignons (Muskin), de peau d’ananas (Pinatex), de raisin (Vegea) et même de pommes (Pellemela)… Une aubaine lorsque l’on sait que l’Europe produit plus de 10 millions de tonnes de ce fruit chaque année !

Du neuf avec du vieux

Autre courant en vogue : l’Upcycling ou l’art de fabriquer les vêtements en piochant dans les stocks de tissus invendus ou en recyclant des vêtements issus de friperies et autre seconde main. « Aujourd’hui, la matière la plus intéressante reste la matière recyclée, convient Barbara Steudler, présidente de NiceFuture et des Slow Design and Fashion Days. L’écobilan est excellent puisque l’on ne produit pas de matière. Lorsqu’on sait que l’on pourrait vêtir la planète entière jusqu’en 2060, cela donne une idée du gâchis de matière que l’on a autour de nous et de l’intérêt de la réutiliser. » Ce recyclage est aussi très créatif. « Si l’on achète un vêtement vintage en seconde main, il est aussi possible de le retravailler pour en faire autre chose de très beau.

Pour moi, ce travail est bien plus innovant que celui des stylistes et autres grands créateurs, car il faut tout réinventer avec la contrainte de la matière imposée et déjà utilisée. La styliste Valérie Pache crée des robes à partir de toiles de parachute, et cela donne des créations dignes du « Green Carpet ». C’est sublime ! conclut la présidente de NiceFuture, avant de prédire une amplification du phénomène ces prochaines années. D’ailleurs, en France, des ateliers fleurissent un peu partout, que ce soit en ligne, avec des vidéos « do-it-yourself », ou dans des recycleries et autres maisons de quartier. Là, des stylistes, comme Gaëlle Constantini, invitent les participants à transformer leurs anciens vêtements plutôt que de les jeter. Créer une garde-robe avec de vieux rideaux et autres restes de tissus, c’est l’initiative qu’a choisie Anaïs Dautais Warmel, avec « Les récupérables ». « L’idée est de ne pas produire de matière, mais de partir de ce qui existe déjà. Grâce aux partenariats avec Emmaüs et d’autres friperies, on récupère cette matière première pour réaliser des habits dans des ateliers d’insertion en France », raconte cette militante écoresponsable fan de vintage.

En Suisse, l’atelier Creature, créé en 2011 par l’association SOS femmes, revalorise les textiles publicitaires pour les transformer en sacs et autres accessoires. Une démarche éthique qui s’est vue récompenser par le prix suisse de l’Éthique en 2013 suivi du prix cantonal du Développement durable en 2014. À Sion, la boutique l’Annexe propose aussi des pièces uniques réalisées par des apprenties couturières à partir de fripes. Pour éviter le gaspillage de tissu, ces nouvelles marques fonctionnent par précommandes. Cette production maîtrisée se répercute sur le prix final, tout en rémunérant plus justement la personne chargée de la confection. Les marques s’engagent aussi pour une fabrication certifiée fairtrade, impliquant de meilleures conditions de travail et des salaires décents pour les ouvrières.

Du lin, du buis et du Tencel comme alternative au coton pour ces vêtements de la marque lausannoise Avani.
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© Jessica Amber Photography
Du lin, du buis et du Tencel comme alternative au coton pour ces vêtements de la marque lausannoise Avani.

La dimension guérissante du vêtement

Mais entre les créateurs engagés et les marques qui font du greenwashing, il n’est pas toujours facile de s’y retrouver. Pour nous y aider, Public Eye a publié un guide explicatif des labels du secteur textile2. « On peut se fier aux labels, reconnaît Barbara Steudler, même si certains comme OEKO-TEX® et le Global Organic Textile Standard (Gots) restent plus fiables que d’autres. Mais il faut savoir que les petits créateurs n’ont pas les moyens de les payer. Aussi interrogez-les pour voir si c’est une réelle vocation, car quand ils se sont engagés dans un tel travail, ils sont toujours très fiers de le partager et d’apporter toute la transparence. » À défaut de pouvoir les trouver dans les grands réseaux de distribution, ces nouvelles marques profitent d’événements pop-up, le temps d’un week-end ou de magasins spécialisés comme Ayni à Genève. La plupart se vendent en ligne.

Prochain thème des Slow Design and Fashion Days début décembre : spiritualiser la terre !

« Je travaille beaucoup avec les peuples premiers et je me rends compte qu’ils nous amènent vers une post-durabilité. Nous avons compris les enjeux de la matière, avec les écobilans, les enjeux planétaires (…), mais nous devons voir qu’elle a aussi une dimension guérissante. Les peuples premiers travaillent avec le vivant en mettant de la conscience et c’est à cette condition que cela peut être guérissant pour l’humain. Leur vêtement et leur artisanat ont des fonctions qui sont de donner de la force, du pouvoir, une protection ou encore l’inspiration. Et c’est vrai qu’on le ressent quand on le porte », confesse l’organisatrice de NiceFuture, qui imagine une mode guérissante pour l’humain et pour la terre. D’ailleurs Uma, avec sa marque Upasana, propose déjà des vêtements composés de coton biologique mélangé à des plantes ayurvédiques « pour que notre peau vive une expérience thérapeutique ». Elle doit être bien différente de celle vécue en portant les tissus de la fast fashion chargés de substances chimiques.

Au-delà des matières, des tendances, il faut changer nos comportements addictifs, tels ceux décrits dans un rapport de Greenpeace de 2017. Acheter moins, mais acheter éthique ou piocher dans le « seconde main » fait partie des nouveaux réflexes à adopter et cela n’empêche pas occasionnellement de se faire plaisir avec une pièce de « créateur ».

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