N° 132 - ÉTÉ 2020

Ni rouge ni vert

Simplement démocrate et républicain. Autant jouer cartes sur table et dire d’où l’on parle quand on traite d’un sujet qui touche, fût-ce de façon non politicienne, à la politique.

J’ai toujours été favorable à un certain rôle de l’État dans la définition de l’intérêt général, mais pourtant résolument libéral en économie.

J’aime ce jugement de Victor Hugo, dans Les Misérables, selon lequel la politique se réduit finalement à deux questions : d’abord produire la richesse, ensuite la répartir. La société civile et l’économie libérale s’occupent de la première et, pour le quart d’heure, on n’a rien trouvé de mieux qui pourrait les remplacer. Pour la seconde, l’État, ne fût-ce que par l’impôt et les aides sociales, a un rôle à jouer pourvu du moins qu’il ne tue pas la poule aux œufs d’or et qu’il n’étouffe pas la société civile. On dira que cette vision de la politique est basique. Sans doute, mais c’est elle qui, en 1968 déjà, m’a dissuadé de rejoindre le troupeau.

Quand j’entrai à l’Université de Paris, à l’automne qui suivit le joyeux mois de Mai, j’étais gaulliste en politique et libéral en économie, autrement dit archi-minoritaire, pour ne pas dire carrément marginal au milieu de la cohorte rouge qui enflammait la Sorbonne. Pensez donc ! Je n’étais ni maoïste, ni trotskiste, ni communiste, ni même anarchiste et, pour autant, je fuyais l’extrême droite. Pardonnez-moi de parler encore un instant de mon propre itinéraire, mais il explique des choix intellectuels de fond que je ne suis pas le seul à partager. Si je suis parti en 1972 faire mes études en Allemagne, c’est parce que l’air de l’Université française était devenu irrespirable sous l’emprise des différentes variantes du totalitarisme.

Malgré les ouvrages de Raymond Aron sur l’Union soviétique ou ceux de Simon Leys sur la Révolution culturelle chinoise, le « parti des intellectuels » s’effondrait dans la haine de la liberté et de la démocratie. Il y avait certes une gauche antitotalitaire, celle de Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, qui devint plus tard un de mes amis, mais elle était, elle aussi, ultraminoritaire. Même Edgar Morin, François Furet et Emmanuel Le Roy Ladurie venaient du PCF, quant à Foucault, il était devenu maoïste avant de faire l’apologie de la révolution iranienne (bonjour la lucidité !). Althusser, qui dominait la vie philosophique au Quartier latin, était lui aussi un pilier du PCF, tandis que Derrida et Sartre jouaient le rôle de compagnons de route particulièrement vigilants, sans doute plus dogmatiques encore que s’ils avaient été vraiment membres du Parti. Parmi les intellectuels de ma génération, les plus brillants étaient à l’extrême gauche. C’était quasiment obligatoire.

En 68, je passais donc auprès de mes camarades pour un parfait crétin doublé, sinon d’un salaud (quoique…), du moins d’un « ennemi de classe ». Je me souviens de disputes mémorables, dans les années 80 encore, avec des amis proches, devenus célèbres depuis, qui traitaient Aron de crapule. Au-jourd’hui, la plupart d’entre eux sont plus à droite que moi. Devenus d’éminents représentants des courants de pensée pessimistes, pour ne pas dire réactionnaires, ils n’ont conservé de leur jeunesse que leur haine des sociétés libérales. Dans son dernier libelle, Le siècle vert, mon vieil ami Régis Debray continue de penser que les « gens vraiment bien », ceux qui ont écrit la grande histoire du XXe siècle, étaient forcément de gauche et révolutionnaires. À l’en croire, ce sont désormais les écolos qui prennent le relais.

Certes, la transition est à ses yeux un peu médiocre, puisque c’est une passion triste, la peur, qui a remplacé l’espérance. Comme il l’écrit, non sans humour : « Chimène n’a plus d’yeux pour les prolétaires, mais pour les ruminants. Au ‹ Ah, ça ira, ça ira ! › s’est substitué le ‹ Ah, ça triera, ça triera ! ›. Très drôle, en effet. C’est donc selon lui le vert qui sera désormais appelé à faire l’histoire, comme en témoigne cette nouvelle Jeanne d’Arc mondialisée qu’est la jeune Greta Thunberg.

Le problème, c’est que nous sommes nombreux à n’avoir admiré que ce qui n’était résolument ni rouge ni vert, ni révolutionnaire ni effondriste : Churchill ou De Gaulle en politique, Montaigne, Tocqueville ou Aron chez les publicistes, Kant et Husserl en philosophie… Toute déférence gardée, je suis de ceux-là : en tant que républicain en politique et libéral en économie, je n’ai jamais éprouvé le besoin d’adhérer à une idéologie totalitaire pour me sentir vivre.

Martyriser et tuer des petits paysans, comme le fit Che Guevara sans barguigner quand il dirigeait un camp de torture, ne m’a jamais fait vibrer, sans doute parce que la politique n’est à mes yeux, dans le meilleur des cas, qu’un auxiliaire d’une vie privée à laquelle seuls l’amour, l’amitié et la créativité me semblent donner du sel et du sens. La compagnie d’un Hugo m’a toujours semblée préférable à celle de ces révolutionnaires auto-proclamés qui ont ensanglanté le monde sans rien lui apporter d’autre que folie meurtrière au sein de régimes policiers corrompus et qui plus est inégalitaires. On me dira que la république et le libéralisme n’ont jamais fait l’histoire.

C’est pourtant tout l’inverse. Les différentes variantes du marxismeléninisme ont certes façonné à l’Est ou au Sud une partie du XXe siècle, mais toujours pour le plus grand malheur des Hommes. L’autre histoire, celle de la démocratie et du progrès, n’a pas été faite en leur nom, mais par des libéraux et des républicains qui défendaient l’État de droit et la société de marché contre laquelle les effondristes continuent aujourd’hui la lutte finale. La vérité, c’est que bobos et cocos n’ont jamais été l’avant-garde qu’ils s’imaginaient être dans leur invraisemblable arrogance, mais les cocus de l’histoire.

Les catastrophes totalitaires que cachaient mal leurs grands idéaux ne trompent plus personne. L’histoire réelle, celle des démocraties, s’est faite sans eux, contre eux et malgré eux. Or quoi qu’en disent aujourd’hui les déclinologues, ce fut un immense progrès dans presque tous les domaines : droits de l’homme et libertés publiques, liberté des femmes, des homosexuels, mais aussi augmentation de la longévité, du niveau de vie, de la santé, de la liberté de la presse, de la protection sociale, de la scolarisation des filles, de l’alphabétisation des campagnes et tant d’autres bienfaits qu’occulte encore cette fichue nostalgie d’une radicalité dont on pouvait prévoir dès l’origine qu’elle serait responsable de crimes contre l’humanité : en l’occurrence, cent vingt millions de morts du communisme, sans gloire ni bénéfice d’aucune sorte. Justice sociale et écologie, oui, bien sûr, mais plutôt avec de vrais scientifiques et des industriels, pas avec des Khmers verts.

Oui, c’est vrai, l’écologisme a pris la suite du communisme dans la critique des sociétés capitalistes et, de fait, la nouvelle religion verte repose sur quatre piliers assez solides pour fournir à nouveau ce qu’on appelait naguère un « grand dessein » : une passion démocratique forte, la peur, au nom de laquelle les collapsologues tentent d’hystériser les foules ; la quête du bonheur ensuite, mais par des voies autres que celle de la consommation ; la haine de ce libéralisme qu’on va pouvoir enfin combattre au nom d’une image bienveillante, celle de la nature, et, pour couronner le tout, la réouverture de l’avenir, ce souci des générations futures que désignait à l’origine le principe de précaution en nous invitant à laisser à nos enfants un monde habitable. Pourtant, si l’on veut sérieusement s’occuper des problèmes d’environnement, et ils sont hélas bien réels, il va falloir les intégrer dans l’économie capitaliste, les placer au premier plan dans sa logique fondamentale, celle de l’innovation.

Quand Philips a commercialisé les ampoules électroluminescentes qui remplacent celles à filament, quand les constructeurs inventent la voiture électrique de demain et travaillent à régler le problème des terres rares, ils font plus pour la planète que les gamins qui se la jouent révolutionnaires en occupant un centre commercial. La vérité c’est que le temps est venu de comprendre que, pour sauver l’écologie et la rendre enfin utile, il va falloir la débarrasser de ses oripeaux révolutionnaires.

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