N° 116 - Printemps 2015

Qu’est-ce que la vérité ? Faut-il la dire ?

C’est une question que l’on me pose souvent, en général avec ce petit air ironique qui laisse entendre qu’on n’est pas dupe, qu’en homme averti, on sait bien que la vérité n’existe pas ou, pour mieux dire, que celui qui prétend la détenir est forcément un « dogmatique », un arrogant fermé au dialogue et à l’écoute des autres.

Il ne suffit pas d’être sincère, d’être en accord avec soi-même, pour être dans la vérité.

C’est là un trait saillant des sociétés démocratiques que Jean-Paul II avait bien cerné dans sa fameuse encyclique « Veritatis Splendor », la « Splendeur de la Vérité ». Moi qui ne suis pas croyant, j’avais apprécié sa mise en garde contre une confusion bien ancrée dans l’air du temps, celle qui identifie à tort sincérité et vérité. Voici les termes qui, selon lui, caractérisaient cette erreur : « Dans certains courants de la pensée moderne, on en est arrivé à exalter la liberté au point d’en faire un absolu, qui serait la source des valeurs. (…) On a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d’instance suprême du jugement moral, qui détermine d’une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. A l’affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait même qu’il vient de la conscience. Mais, de cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d’un critère de sincérité, d’authenticité, d’accord avec soi-même, au point qu’on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral… » (§§ 32-34). On comprend ce qui, ici, tourmentait l’ancien pape dont l’encyclique pose deux questions que, chrétien ou pas, on ne saurait éluder : la conscience subjective de l’être humain peut-elle, à elle seule, décider du vrai et du faux, du bien et du mal, comme semble l’impliquer le primat accordé dans l’univers démocratique à la subjectivité individuelle ? Et si l’on répond par l’affirmative, comment éviter de sombrer dans une éthique relativiste où la sincérité prendra le pas sur la vérité au point de devenir son seul critère ? L’objection tombe pourtant sous le sens : il ne suffit pas d’être sincère, d’être en accord avec soi-même, pour être dans la Vérité. En d’autres termes, on peut se tromper sincèrement. Pour être dans le vrai, il faut, en plus de la sincérité, satisfaire à un certain nombre de critères objectifs et ce principe fondamental s’applique même en matière d’éthique : on peut bien accorder des circonstances atténuantes à un meurtre, il n’en reste pas moins que tuer son prochain doit être universellement prohibé ou, comme l’écrit encore Jean-Paul II : « Si les actes sont intrinsèquement mauvais, une intention bonne ou des circonstances particulières peuvent en atténuer la malice, mais ne peuvent pas la supprimer. (…) De ce fait, les circonstances ou les intentions ne pourront jamais transformer un acte intrinsèquement malhonnête de par son objet en un acte ‹ subjectivement › honnête ou défendable comme choix. » Si nous admettons, comme ce que nous venons de voir y invite, que sincérité et vérité ne coïncident pas nécessairement, que la conscience individuelle n’est pas un arbitre suffisant de la vérité, il nous faut donc aller plus loin et poser clairement la question des critères objectifs qui permettraient de la définir.

Traditionnellement, et je me tourne maintenant, non du côté de la religion, mais vers la science et la philosophie, on distingue trois critères du vrai. Pour qu’un énoncé soit véridique, il faut d’abord, c’est une condition logique incontournable, qu’il ne soit pas intrinsèquement contradictoire. Si je vous dis que j’ai vu l’autre jour, en me promenant dans la forêt, un cercle carré, ne me croyez pas, ça ne peut pas être vrai car c’est contradictoire.

La seconde condition dépasse la logique et nous conduit vers une conception plus réaliste de la vérité, celle qui régit les sciences expérimentales ou, plus simplement, nos assertions et nos jugements dans la vie quotidienne. Pour être vrai, un énoncé doit correspondre au réel, il doit être en adéquation avec lui ou, pour reprendre la formulation canonique qu’on trouve déjà chez saint Thomas d’Aquin : la vérité se définit comme « adæquatio rei et intellectus », adéquation entre mon intellect et la chose. Si je vous dis que la table sur laquelle j’écris en ce moment est recouverte d’un cuir vert et qu’en réalité ce cuir est rouge, soit que je mente, soit que je me trompe, peu importe, mon énoncé est faux. Nous tenons donc déjà deux critères de la vérité : la non-contradiction et l’adéquation au réel.

En voici un troisième, qui nous emmène encore un peu plus loin. Pour être vrai, un énoncé se doit aussi de ne pas contre-dire les conditions de son énonciation. La formule peut sembler abstraite, mais je vous donne tout de suite un exemple qui va la rendre limpide. Imaginez que je vous déclare tranquillement ceci : « J’étais l’autre jour sur un bateau qui a fait naufrage et, malheureusement, il n’y a pas eu de survivants ! » A moins que je ne vous parle d’outre-tombe, ce qui est peu probable, vous percevez aussitôt que quelque chose cloche, puisqu’il y a eu au moins un survivant, en l’occurrence moi-même. Et ce qui est contradictoire dans l’énoncé, ce qui le rend faux, n’est pas situé en lui-même mais dans le rapport à celui qui l’énonce, dans le lien avec l’énonciation même. C’est ce que les logiciens appellent une « contradiction performative » qui se distingue du premier type de contradiction, intrinsèque, que j’ai illustré par la notion de « cercle carré ».

Avec ces trois conditions, nous entrons donc dans la sphère de la vérité et vous voyez bien qu’à la limite, elle n’a rien à voir avec la sincérité, car elle repose sur des critères objectifs, sur un accord avec le réel comme avec les lois de la pensée, pas seulement sur un accord avec moi-même, avec ma seule subjectivité. Reste une question qui se pose, en admettant même qu’on soit parvenu, par exemple grâce à la méthode expérimentale en vigueur dans les sciences, à la vérité : faut-il la dire en toutes circonstances ? Toute vérité est-elle bonne à dire ? Le médecin doit-il vous dire, en supposant qu’il le sache (ce qui est en réalité toujours plus ou moins douteux) combien de temps il vous reste à vivre ? Le politique doit-il dire le vrai, au risque de choquer le peuple et de perdre des élections qu’il aurait peut-être gagnées s’il avait choisi la démagogie au détriment de l’objectivité ? Là, bien sûr, nous quittons la sphère des définitions simplement théoriques pour entrer dans celle de la déontologie et de l’éthique.

J’étais l’autre jour sur un bateau qui a fait naufrage et, malheureusement, il n’y a pas eu de survivants !

Pour prendre un exemple qui agite aujourd’hui toute l’Union européenne, il existe un vif débat entre les économistes sur la question de la croissance et du chômage. Pour les uns, qui se situent en général à la gauche de la gauche, il faut d’urgence augmenter les bas salaires afin de mettre en place une politique de « relance par la consommation ». Leur raisonnement, plus ou moins tiré de Keynes, est assez simple : si on fixe un salaire minimum, et si en plus on l’élève régulièrement, l’argent qu’on donne aux ménages modestes partira aussitôt dans l’économie. Donc, les carnets de commandes des entreprises se rempliront de sorte qu’elles créeront des emplois pour répondre à la demande, ce qui fera diminuer le chômage et les déficits publics. Tout le monde y gagnera : les employés, les patrons et l’Etat. A quoi les libéraux, disciples d’un autre grand économiste, Joseph Schumpeter, objectent que les marges de manœuvre des entreprises sont faibles, que les charges sociales plombent leur compétitivité et que ce qui tire la croissance, c’est avant tout l’innovation de sorte qu’il est vital de pouvoir réaliser des investissements innovants.

La plupart des économistes pensent que la seconde logique est la bonne, qu’elle dit la vérité, mais la plupart des politiques considèrent qu’en période de campagne électorale la première est plus agréable à entendre tandis que la seconde est difficile à vendre. Peut-on rêver qu’advienne un jour un monde démocratique où il sera possible d’être élu en disant la vérité ?

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