Image de synthèse du chantier complet : l'ancien silo à sucre de Suchard, l'ancien hangar à palettes transformé en lofts et le bâtiment historique
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Image de synthèse du chantier complet : l'ancien silo à sucre de Suchard, l'ancien hangar à palettes transformé en lofts et le bâtiment historique
N° 129 - Été 2019

Les sept vies du vallon de serrières

Y a-t-il un point commun entre la première bible imprimée en langue française, une tablette de chocolat, un bonbon sugus, un studio de cinéma, un restaurant japonais, un silo à sucre, un loft de 6 mètres de haut, Philip Morris, un parking et un rhinocéros ? Il y en a au moins un : le vallon de Serrières, aux portes de Neuchâtel. Visite guidée entre grande et petite histoire, entre friche industrielle et architecture exploratoire.

Vallon de Serrières. Quartier étroit qui troue comme une serrure l’entrée occidentale de Neuchâtel. Petit canyon que la rivière Serrière a patiemment creusé dans la roche. Amphithéâtre urbain voué aux grands changements : hier papeterie de la Réforme et fabrique de chocolat, aujourd’hui foyer d’expérimentation architecturale. Le lieu a un certain génie et ce génie a engagé ce lieu dans une mue où le passé enlace le présent, doucement, sans rupture, naturellement, dans une continuité organique qui rappelle les réhabilitations chaotiques des friches industrielles des grandes capitales, Zurich, Londres, New York. Sauf que nous sommes à Neuchâtel.

Le lieu porte la trace de son architecte, André Kuenzy. Son style se retrouve un peu partout sur le site. Sur les bâtiments historiques, dont il a mené certaines rénovations il y a près de 25 ans, avec son père, architecte lui aussi. Il a surtout signé le bâtiment le plus résolument contemporain de tout Serrières : un complexe de huit lofts, tout en hauteur, tout en style, béton, verre, acier zingué.

Ce jour-là, l’un des appartements était en chantier. Deux électriciens avaient monté un échafaudage au milieu du salon pour installer un lustre, suspendu à près de 6 mètres du sol. Des proportions pour le moins généreuses que l’architecte a tendues comme un hommage à ce que fut le bâtiment dans ses vies précédentes.

Nous nous trouvons sur l’ancienne chocolaterie Suchard. Très exactement dans l’ancienne halle à palettes, un quadrilatère de 34 mètres de long, 17 de large et autant de haut. André Kuenzy a consacré vingt-cinq  ans de sa vie à ce bâtiment.

Face arrière à hauteur de rue : le toit des lofts, le diamant en fibre de verre de l'ascenseur, le haut du silo, la voie de chemin de fer.
Face arrière à hauteur de rue : le toit des lofts, le diamant en fibre de verre de l'ascenseur, le haut du silo, la voie de chemin de fer.

André Kuenzy et le vallon de Serrières

Il le rachète en 1998, en même temps que l’ancien silo à sucre qui le surplombe. Peu à peu, au fil du temps et des idées, il vide ce hangar. Les palettes d’abord sont évacuées et serviront à des projets artistiques. Puis les structures internes, forêt de poutres métalliques, sont patiemment retirées. Il réinvente au fur et à mesure la vocation du lieu, qui sera théâtre, salle de concert, salle de projection, restaurant pour 100 architectes, lieu de stockage ou d’expérimentation foutraque. Jusqu’à l’apogée au milieu de la décennie 2000 lorsque l’architecte retire les derniers piliers intérieurs, libérant totalement l’espace, et transforme la halle en studio de cinéma. Une immense green box, qu’il nommera Géant et dédiera « au nouveau cinéma suisse ». Plusieurs films seront tournés ici.

Pour André Kuenzy, ce studio marque un apogée, sa plus belle construction, dit-il. Un monument dédié à la création, totale, sans entrave, comme un morceau d’infini : « Cet immense vide était un aboutissement. » Toute la suite du projet porte la trace de ce sentiment d’espace, comme un hommage : « Nous aurions pu densifier davantage et aménager beaucoup plus d’appartements dans ce volume. Mais le minimum était de retrouver une partie des espaces généreux de l’ancien studio de cinéma. » La trame de travail est donnée : il n’y aura que huit lofts, grands, traversants et en duplex.

Dans l’appartement, la pièce de résistance est de plain-pied, un seul volume ouvert avec cuisine, salon et entrée sur le balcon, généreux lui aussi. Toute la façade ouest est vitrée, sur toute la hauteur. En vis-à-vis, un escalier monumental répond à cette ouverture. Il mène à l’étage, avec chambres et salles d’eau. Des fenêtres intérieures ouvrent sur l’immense salon dans un jeu de perspective et d’interactions entre intérieur et extérieur, entre ouverture et intimité, entre ville et nature. La lumière s’y laisse piéger comme dans une nasse, ample et caressante.

Ce loft-ci est le seul qu’André Kuenzy a terminé lui-même, choisissant toutes les options. Un vrai travail d’expression. Chaque matériau s’exprime : plancher en chêne brut, pilier en béton brut, escalier en bois naturel, cuisine blanche. À l’étage, les boiseries reprennent le rouge d’oxyde qui lui est cher, rappel d’architecture scandinave dont il a déjà bariolé le quartier. Dans les autres appartements, les propriétaires ont aménagé à leur image, tous différents.

Le chantier a près de dix-huit mois, entre 2014 et 2016. Et les huit logements ont vite trouvé leurs propriétaires, qui ont sauté sur l’occasion, très rare à Neuchâtel de dénicher de tels objets. Du volume. De la lumière. Une ambiance. À dix minutes du centre-ville, à cinq minutes du lac.

En prenant un peu de hauteur, à regarder la scène depuis le pont routier en contre bas, l’échelle du bâtiment et toutes les finesses de l’architecture frappent l’œil. La façade ouest, qui abrite les balcons est finement ouvragée, séquences de verre et d’acier, le retrait des vitrages posés sur les parquets de bois, offerts au regard, mais protégés par le parement zingué des balcons.

Là seulement apparaissent les premiers niveaux du bâtiment. Une couche zébrée de zinc en bardage serré : un parking sur trois niveaux ouvert sur une passerelle qui enjambe la rivière.

André Kuenzy a utilisé les structures porteuses de l’ancien hangar pour construire la façade. L’ouvrage a une beauté propre, mais pour l’architecte ce parking était « un crève-cœur ». Sans ce parking, pourtant, le projet n’aurait jamais été lancé et sans ce parking, André Kuenzy n’aurait peut-être jamais repris le chemin de l’architecture.

Tout a commencé en 2012. André Kuenzy rêve en cinémascope dans son studio vert lorsqu’il reçoit un appel de Philip Morris. Le fabricant de cigarettes établi à quelques centaines de mètres, à Serrières, s’étend dans le quartier et cherche des places de parc : peut-être serait-il envisageable de transformer une partie de ce hangar géant ? L’idée rebute, elle est aux antipodes des aspirations du propriétaire, mais l’offre est généreuse et elle tombe bien. Le déclic survient après un téléphone avec son ancien professeur de l’EPFL, qui lui tint en substance ce langage : « Tu t’es bien amusé… il est temps de faire un peu d’architecture. »

Le projet est engagé. Sur les dessins, le parking forme un socle sur lequel il devient envisageable de construire des logements. Mais la résistance se réveille dans le quartier et il faudra trois ans pour obtenir le permis de construire. Enfin, sur cette première autorisation, le reste de la transformation se profile. André Kuenzy sort sa boîte de crayons Caran d’Ache et commence les esquisses.

Sans le savoir, André Kuenzy vient aussi de se raccommoder avec un métier dont il s’était écarté pendant près de deux décennies : l’architecture. Depuis sa sortie de l’EPFL, en 1990, il avait participé à quelques transformations – dont l’ancienne usine Suchard de Serrières – et construit une crèche, la Citrouille, qu’il exploitera en famille. En réalité, « beaucoup de pro-jets mais peu de réalisations ». Le secteur était en crise. Il ne s’y retrouvait pas et s’est peu à peu mis en marge, consacrant son temps à d’autres créations. Il invente le personnage de l’Homme bleu, voyage, fabrique du fromage, tourne des films, écrit des scénarios, produit de la bande dessinée, dessine une chaise, construit un cinéma itinérant et un sauna en Suède. Il transforme le dernier étage de l’ancien silo à sucre de Suchard en restaurant japonais, le Tokyo-Montana Express.

Loft en duplex, vue intérieure, image de sythèse. Les chambres dont à étage. Les pièces de vie en bas, ouvertes sur toute la façade de verre de 6 mètres de haut.
Loft en duplex, vue intérieure, image de sythèse. Les chambres dont à étage. Les pièces de vie en bas, ouvertes sur toute la façade de verre de 6 mètres de haut.

Mais le vrai déclencheur sera ce parking commandité par Philip Morris : André Kuenzy entre alors en contact avec un bureau d’ingénieurs local avec qui il continuera de collaborer. Il rattrape le temps et retrouve plaisir à exercer simplement son métier, à sa manière, « comme un boulanger », en tenant la théorie à bonne distance. « Je fonctionne tellement à l’instinct », dit-il en contemplant la façade arrière de l’ensemble de lofts. Une impressionnante façade qui plonge à pic au ras de la roche, grise, animale. Elle est recouverte de plaques de titane-zinc, les mêmes que celles utilisées par les architectes de Suchard pour couvrir la flèche qui domine l’ancienne fabrique de chocolat. Sa manière à lui de concilier les époques, de ne pas rompre avec l’évolution organique du vallon. Mais, dit-il, il « n’avait même pas pensé à tout cela en faisant ce choix ».

Le geste colle pourtant si parfaitement au vallon, à la manière dont il s’est construit, organiquement, comme un anarchique empilement d’époques au fil d’une histoire d’une grande densité. Il y a encore quelques années, le haut du vallon n’était qu’une parcelle fantôme qui abritait à peine une poignée d’âmes, discrètement logées dans de modestes demeures, comme oubliées, suspendues dans un paysage aux perspectives improbables : un silo géant lové sous les arches d’un pont. Un immense rectangle aveugle longeant la petite rivière, deux ou trois baraques. Le tout enfermé dans un cirque de roche sauvage à la verticalité brutale, empirique, sans plan de quartier, sans vue d’ensemble.

Le vallon est aujourd’hui un lieu bien vivant. Avant les lofts, une barre de logements pour étudiants a été construite, fermant le haut de la tranchée. Puis les lofts ont vu le jour et bientôt un autre chantier spectaculaire s’ouvrira, à nouveau signé André Kuenzy : la transformation du silo, cylindre monolithe de près de 35 mètres de haut sur un diamètre de 12 mètres, qui logera bientôt six nouveaux locaux, un par étage.

Il commence donc à faire bon vivre à Serrières, c’est nouveau, le quartier n’a pas attiré en premier lieu pour la douceur de son air mais pour la force de ses eaux. Le vallon s’est fait un nom très tôt dans l’industrie du papier, installée là pour profiter de la rivière qui lui a donné son nom et qui joua son rôle dans l’impression de la première Bible traduite en français, en 1535, tout un symbole au temps de la Réforme. Ses véritables heures de gloire sont plus récentes et remontent au XIXe siècle, enracinées cette fois dans l’émergence de notre star nationale : le chocolat en tablette. Car le vallon vécut longtemps au rythme des concheuses de la firme Suchard, qui prit là son essor. Le site s’imposa pendant plus d’un siècle comme l’un des pôles d’excellence du chocolat suisse, jusqu’à la saturation du marché et la concentration mondiale de l’industrie dans les années 1990. Le cacao quitta le vallon et Suchard fit de Serrières le centre de production du Sugus, qui fut la dernière activité menée en ce lieu.

Le choix de l’implantation sur le cours de la Serrière est le fait de Philippe Suchard, créateur de l’entreprise en 1826. Il y implante une première unité de production et façonnera peu à peu le visage du vallon. Plusieurs bâtiments ont traversé les époques et sont aujourd’hui encore l’emblème du quartier. Des emblèmes qui, au-delà de leur vocation industrielle initiale, rappellent que le vallon a toujours été un lieu d’expérimentation architecturale ouvert aux techniques et aux styles d’avant-garde. L’ensemble principal, encore en place, comporte deux corps de bâtiment. Le premier, aligné sur le pont routier qui relie les deux flancs du vallon, présente une structure en acier dessinée par le bureau Gustave Eiffel et date de la fin du XIXe siècle. Le second édifice, parallèle à la Serrière, est bâti dans un style historiciste typique du début du XXe, avec structure en béton armé et système Hennebique, au sommet de la modernité en ce temps-là.

Serrières écoule ses jours en douceur jusque dans les années 1990, quand le secteur du chocolat cède aux grandes fusions et que le vallon broie ses dernières fèves de cacao, se désindustrialise et prépare sa nouvelle vie. La fabrique est transformée, repeinte en rouge oxyde et rebaptisée officieusement la « Maison rouge » par André Kuenzy, qui participe, jeune architecte, à l’ouvrage, puis s’y installe et n’en partira jamais.

En 1998, il rachète deux bâtiments dont personne ne savait quoi faire : la halle aux palettes et le silo à sucre. La suite est à l’image du nouveau propriétaire, architecte, artiste protéiforme, sculpteur, écrivain, cinéaste, amateur de rock et de bonne chère. Il est connu dans la région de Neuchâtel – et dans le monde, de Mexico à Tokyo – pour avoir inventé le personnage de l’Homme bleu, sorte d’avatar muet tout en néoprène bleu qu’André Kuenzy habite à l’occasion de performances, de visites, de voyages. Une création originale qui célèbre cette année ses 20 ans d’existence et fera l’objet d’une exposition itinérante à découvrir sur les cinq continents.

Le rhinocéros

Le premier geste d’André Kuenzy est aussi invisible que radical : il change la sémantique du lieu et baptise l’ensemble « Rhinocéros », comme un clin d’œil formel au grand volume dominé par une flèche tendue comme une corne. L’animal deviendra le symbole de toutes les transformations de ce tronçon du vallon. Parfois sauvage et imprévisible comme l’animal des savanes qui lutterait de toutes ses forces pour se réinventer encore et encore, parfois touchant et enfantin comme le héros de la 36e aventure de Spirou et Fantasio.

Le Rhinocéros apparaît aujourd’hui à peine plus sage qu’hier et les détails ne manquent pas pour rappeler que celui qui l’a inventé, André Kuenzy, continue d’aménager ce coin de vallon tout à sa manière. À l’image de cet ascenseur qui court entre l’ensemble de lofts et le silo et qui n’aurait probablement pas dû se trouver là. Ou à l’image du diamant de fibres de verre géant qui coiffe ce même ascenseur, qu’aucun plan ne stipule.

La prochaine étape, ultime aménagement des anciens bâtiments Suchard, sera de sculpter la corne du Rhinocéros. Six étages à creuser dans un cylindre de béton construit comme un bunker pour résister au risque d’implosion : il servait de réserve de sucre, dont les poussières étaient hautement explosives. Le permis de construire vient de tomber. Il y aura d’immenses fenêtres partout et un grand escalier qui serpentera autour de la façade. Mais la destination des locaux reste ouverte, comme un ultime vide en offrande au vallon.

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