Le Grandmas Project.
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© Grandmas Project
N° 132 - ÉTÉ 2020

Transmettre son histoire à l’heure du 2.0

La transmission ne s’opère plus uniquement des grands-parents vers les petits-enfants. Un lien intergénérationnel 2.0, impliquant les deux générations, semble se mettre en place.

En deux décennies, la révolution numérique a profondément transformé notre société. Les relations familiales ont parfois pâti de ces bouleversements. Pas toujours simple pour les plus haut perchés dans l’arbre généalogique d’échanger sur les réseaux sociaux avec les derniers arrivés, biberonnés aux nouvelles technologies. Mais cette jeune génération, qui affiche tous ses faits et gestes sur son mur Facebook ou à coups de photos instagramées, s’interroge sur la trace laissée par ses aïeux. Or ces outils digitaux pourraient offrir de nouvelles manières de communiquer et de « transmettre le témoin », tout en permettant aux petits-enfants de contribuer autant que les grands-parents à faire briller leur constellation familiale.

Écrire le livre de sa vie.
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© Entoureo
Écrire le livre de sa vie et rassembler photos et autres témoignages permet de laisser une trace aux générations futures.

UNE PLATEFORME INTERNET SUR L’HISTOIRE FAMILIALE

« Je pensais bien connaître mon grand-père. Je passais mes vacances avec lui et régulièrement des week-ends. Mais quand il est mort, je me suis rendu compte en écoutant les témoignages des uns et des autres que je ne connaissais pas grand-chose de sa vie. J’étais notamment incapable de dire comment il avait rencontré ma grand-mère ou dans quel village il avait passé son enfance. La plupart de ces informations, je les ai apprises en écoutant son oraison funèbre », raconte Thomas Delage.

Aussi, pour pallier les oublis de l’histoire familiale, ce jeune entrepreneur lance, avec son associé Kevin, une plateforme baptisée Entoureo. « C’est un service qui facilite les échanges intergénérationnels et permet aux plus âgés de transmettre leur histoire puis de la conserver dans un livre et sur un site privé. »

Dès l’inscription sur le site Internet, un kit contenant un micro-cravate et un guide d’entretiens est envoyé. Ce dernier est composé de plusieurs centaines de questions regroupées en différents chapitres et rédigées par des biographes et des psychologues. « Ce guide donne des pistes et facilite ainsi l’échange entre les deux générations, explique le startuppeur. Les enfants ou petits-enfants n’ont plus qu’à enregistrer leurs grands-parents. Ensuite, les fichiers audio sont transférés sur la plateforme d’Entoureo. Grâce à notre logiciel, les entretiens sont retranscrits automatiquement. La famille peut ensuite éditer et compléter la retranscription, puis télécharger des photos, avant de laisser la main à Entoureo pour la mise en page. Notre service inclut encore l’impression et la livraison du livre. »

Au moment où le recueil part à l’impression, l’ensemble des informations est réuni sur une plateforme digitale sécurisée, accessible uniquement par la famille. « Les membres y retrouvent le texte, les fichiers sons, les photos auxquels viennent s’agréger d’autres documents que nous sommes allés rechercher comme le journal du jour de la naissance », précise Thomas.

Le Grandmas Project.
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© Grandmas Project
Pour le Grandmas Project, des mamies du monde entier exécutent leur recette fétiche devant la caméra de leur petit-enfant.

TA VIE M’INTÉRESSE

Autrefois, c’étaient des biographes familiaux qui couchaient sur le papier l’histoire des aïeux. Ce travail conséquent n’était pas à la portée de toutes les bourses et prenait du temps.

La technologie, notamment l’accès à Internet et à des logiciels de transcription, a permis d’offrir une solution rapide et jusqu’à quinze fois moins chère aux particuliers. Elle a surtout donné la possibilité de retisser les liens en impliquant toute la famille. C’est vraiment valorisant pour les seniors de sentir que leur entourage s’intéresse à eux, à leur vie. « Ma petite-fille vient beaucoup plus régulièrement à la maison, témoigne André, un grand-père de La Rochelle. C’est génial, car avec nos rythmes de vie ce n’est pas toujours évident. On sort se promener puis on se pose ensemble pour que je lui raconte mes histoires. J’attends nos rendez-vous avec impatience. »

En Suisse, du côté de Zurich, Bâle et Berne, des initiatives encouragent nos aînés à rédiger leur histoire de vie. Les Éditions Unik ont d’ailleurs reçu en 2019 le Prix Design Suisse pour un projet d’autopublication. Là encore, il s’agit d’accompagner les seniors dans la rédaction d’un recueil de souvenirs et d’anecdotes. Pour cette maïeutique, des ateliers d’écriture sont proposés ainsi qu’un accompagnement via e-mails. Puis, grâce à un logiciel de rédaction intuitif, les textes finissent sur plateforme avant la publication. Au final, chacun reçoit le livre de sa vie. Autre projet dans le canton de Bâle-Campagne, celui de Karin Viscardi. Depuis 2018, elle propose à des personnes âgées de raconter leur vie à deux personnes différentes. L’une appartenant à la famille, le plus sou-vent une petite-fille ou un petit-fils, l’autre étant un écrivain. Les deux histoires sont ensuite réunies et publiées dans un livre. La première année, six histoires de vie ont ainsi pu être imprimées et lues dans des bibliothèques. Devant le succès, l’opération a été renouvelée en 2019, avec huit nouveaux ouvrages.

Encourager la transmission familiale c’est aussi le pari que s’est lancé Jonas Pariente avec sa web-série collaborative, le Grandmas Project. « J’ai commencé à filmer mes deux grand-mères, l’une polonaise, l’autre égyptienne, en 2005, raconte le jeune réalisateur. J’avais besoin de raconter leur histoire et, à travers elles, celle de ma famille, pour comprendre de quoi j’étais l’héritier, de quelle culture. Rapidement, j’ai su que la cuisine permettrait à la fois de les distinguer mais aussi de créer un lien entre les deux. » Après des heures d’images vidéo, le projet est abandonné avant de ressurgir en 2013, l’année de ses 30 ans. « J’avais plein de questions existentielles et la sensation du temps qui passe. Une de mes grand-mères était décédée, l’autre vieillissait, et je ne savais pas quoi faire de ma vie. J’ai alors eu l’idée d’utiliser les outils digitaux pour créer une œuvre collective regroupant des vidéos du monde entier », se souvient le directeur de Chaï Chaï Films. Grâce au patronage de l’UNESCO, le projet obtient suffisamment de crédibilité pour que des jeunes réalisateurs lui envoient leurs scripts puis des vidéos de 8 minutes de leurs grand-mères exécutant leur recette fétiche. La première saison du Grandmas Project réunit dix portraits, dont Julia qui réalise son Kneidler avec la complicité de sa petite-fille Frankie tout en évoquant les camps de concentration, ou Mamie Yoda qui prépare un lait de poule avec son petit-fils Irvin, car il est important de « perpétuer les bonnes choses » !

LA RECETTE DE CUISINE DE MÉMÉ

« Les outils numériques ont simplifié la transmission, explique Jonas, mais surtout ils ont permis de partager à l’échelle mondiale. Leur coût, qui s’est considérablement réduit en peu de temps, a amplifié le phénomène. Simplement avec une connexion Internet et un compte Vimeo, j’ai pu recevoir en peu de temps plus de 110 candidatures en provenance du monde entier. »

Au-delà des outils, le sujet des aînés touche ces jeunes, car cela leur permet de se reconnecter à leurs racines, de resituer la petite histoire dans la grande.

Pourquoi cette recette et pas une autre ? Qu’est-ce qu’elle raconte ? Quel rôle joue-t-elle dans la lignée ? « La recette est un vrai vecteur d’histoire et d’identité. Souvent, les grand-mères l’ont apprise de quelqu’un. C’est donc un personnage évolutif, qui traverse les générations », poursuit Jonas. Enfin, l’acte de cuisiner nourrit un univers plurisensoriel avec les odeurs qui ra-mènent au pays d’origine ou un tour de main appris dans des circonstances particulières… « Ces grand-mères, qui ont entre 75 et 95 ans, ont vécu toutes les crises du XXe siècle, la Seconde Guerre mondiale, la décolonisation, parfois la création de nouveaux États… Mais elles ont aussi connu des mouvements éco-nomiques et sociaux comme celui de la libération de la femme. Et en regardant ces différentes vidéos, je vois des femmes fortes, dans leur transmission, dans leur façon de se tenir droit dans leur vie. »

Le besoin d’ancrage est manifeste chez la génération Y. « J’ai reçu beaucoup de témoignages soulignant combien participer au projet avait permis de passer des moments inoubliables avec leurs grand-mères. » Jonas s’apprête à entamer la saison 2, financée grâce à une campagne de crowdfunding sur Kickstarter.

Dans le canton des Grisons, Cornelia Vinzens décide d’écrire l’histoire de ses grands-parents. « La visite s’est transformée en plusieurs rendez-vous… et à chaque conversation mon intérêt grandissait », explique-t-elle. Elle décide alors d’étendre ses entretiens à d’autres personnes âgées ayant passé leur vie dans la vallée de la Surselva avec pour fil rouge de combiner les souvenirs des uns et des autres. « Marina m’a raconté son enfance, Ida les souvenirs de son mariage, Maria évoque le marché noir durant la Seconde Guerre mondiale et Gion Antoni regrette l’extinction des villages de montagne. Réuni, ce patchwork de voix dessine le portrait d’une génération qui a grandi dans ce coin de Suisse. Une génération qui a construit un pont entre une époque de guerres mondiales, de crise, de chômage… et la société mondialisée actuelle » , explique Cornelia. Un livre a été publié chez Somedia Buchverlag, dans la langue maternelle romanche des protagonistes et en allemand et illustré par des photos de chaque interlocuteur.

Les jeunes (re)découvrent leurs grands-parents.
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© Entoureo
En jouant les interviewers, les jeunes (re)découvrent leurs grands-parents et s’inscrivent dans l’histoire familiale.

DES PODCASTS DÉNONCENT L’ÂGISME

Dans l’univers des podcasts, la thématique du troisième âge est abordée à plusieurs reprises et sous différents angles. Pour interviewer ces personnes dans « la fleur de l’âge », on retrouve aux manettes une jeune génération virtuose dans l’art de manier les enregistreurs digitaux et autres logiciels de montage. Sur le site de France Culture, Amandine Casadamont raconte le quotidien de sa grand-mère durant les trois ans qu’elle a passés en unité de vie protégée, dans Enfermée à l’EHPAD.

Chloé Wibaux, sur la plateforme Ausha, a mis en ligne la série d’entretiens qu’elle a eus avec sa grand-mère. Lucette et la vie retrace toute l’histoire de cette femme, de son enfance jusqu’au crépuscule de sa vie. Dans L’amour de leur vie, Inès Edel-Gardia a interrogé sa grand-mère sur sa sexualité. L’occasion pour elle de mieux comprendre « la vie sexuelle d’une femme dans les années 50 ». Vieilles branches, produit par Nouvelles Écoutes, donne la parole aux plus de 75 ans.

Des « vieux » de renom, comme le Suisse Henri Dès ou Yvette Roudy et Anne Sylvestre, passent tour à tour derrière le micro pour raconter, sans langue de bois, leur vie de vieux, mais aussi leur parcours dans le monde politique, culturel ou scientifique… Héloïse Pierre et Marion de Bouard recueillent, elles, des témoignages de femmes à l’aune du féminisme dans Mamie dans les orties. « Ici, on écoute les premières qui ont eu le droit de voter, d’avoir un chéquier à leur nom, de divorcer, d’avorter, finalement de vivre de plus en plus librement », expliquent-elles sur la page SoundCloud de leur série. Enfin, dans Passé Recomposé, Mélie raconte « des fragments de l’Histoire avec un grand H par le biais d’histoires de famille ». De quoi regarder les grand-mères et les grand-pères comme des héro.ïne.s d’aujourd’hui.

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