En 10 ans, le secteur de la croisière a augmenté de 68 %. En septembre 2016, les Vénitiens ont manifesté contre les « grandi navi » qui traversent la lagune et causent des dégâts sur leur passage.
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En 10 ans, le secteur de la croisière a augmenté de 68 %. En septembre 2016, les Vénitiens ont manifesté contre les « grandi navi » qui traversent la lagune et causent des dégâts sur leur passage. © World Monuments Funds
N° 123 - Été 2017

Tourisme : du rêve au cauchemar

En 2014, plus d’un milliard de touristes ont sillonné le globe. D’ici à 2030, nous serons 1,8 milliard de personnes à parcourir la planète en quête de dépaysement et d’émotions fortes. Le tourisme est une industrie en plein essor qui fait vivre une personne sur onze dans le monde. Mais toutes les retombées du secteur ne sont pas positives. L’avenir du tourisme passe par le développement durable.

À 22 ans seulement, Giovanni di Giorgio appartient à une espèce en voie de disparition : ce jeune violoniste est un habitant de Venise. Cinquante ans en arrière, la ville construite sur la lagune comptait 121 000 âmes. Depuis, la population intramuros de la Sérénissime a chuté de 65 %. Plus que jamais, les Vénitiens se sentent menacés par le tourisme de masse.

En 2006, 62 000 personnes résidaient à l’année dans la Cité des Doges. À présent, la population autochtone est en minorité sur son territoire de 6,5 km². Face à la marée humaine que forment les dizaines de milliers de visiteurs journaliers, les 55 000 résidents permanents doivent jouer des coudes pour traverser la place Saint-Marc et parcourir les rues étroites qui la bordent. « Les commerces de proximité disparaissent. Les emplois de qualité également. Et sans l’aide financière de leurs parents, mes amis auraient du mal à se loger », se lamente Giovanni.

La dernière génération de Vénitiens

Déterminé à ce que sa ville natale ne se transforme pas en un Disneyland à ciel ouvert, ce jeune Vénitien est entré en résistance. Il a rejoint les rangs de Generazione 90. Ce mouvement, créé au printemps 2016, rassemble les moins de 30 ans excédés de subir au quotidien les effets néfastes du tourisme. « Nous faisons partie de la dernière génération à avoir connu Venise du temps où la vie y était encore normale (…), lorsque faire ses courses ne nécessitait pas d’être un super-héros », explique le groupe de protestation sur sa page Facebook.

LES BATEAUX DE CROISIÈRE SONT DES USINES FLOTTANTES.

Giovanni et les camarades de sa génération ne veulent pas interdire Venise aux touristes. L’économie de Venise dépend en grande partie de cette manne financière. Cependant, ils refusent d’assister impuissants à l’asphyxie de leur ville. Ce sentiment d’overdose touristique est largement partagé localement. Exaspérés de voir chaque année un nombre croissant de navires traverser la fragile lagune avant d’accoster sur le canal de la Giudecca, plusieurs milliers de Vénitiens ont protesté fin septembre contre les « grandi navi » (les grands navires). Érosion des bâtiments, pollution de l’eau et de l’air : ces monstres des mers qui déplacent des milliers de mètres cubes d’eau sur leur passage causent des dégâts architecturaux et environnementaux considérables.

Croisières : un secteur en pleine expansion

En 1999, 100 000 personnes débarquaient chaque année à Venise à bord de ces navires de croisière1. En l’espace d’un peu plus de quinze ans, le nombre de voyageurs qui effectuent une halte express dans ce port de l’Adriatique a été multiplié par vingt. Le cas de Venise n’a rien d’unique. À Charleston, la ville la plus ancienne de Caroline du Sud, la fréquentation des croisiéristes a augmenté de 547 % entre 2000 et 2013. Alors que le tourisme mondial croît en moyenne de 3 à 5 % par an2, le secteur de la croisière se développe à un rythme encore plus effréné. Au début des années 70, un demi-million de privilégiés passaient des vacances en mer. En 2016, d’après la Cruise Lines International Association (CLIA), les navires de croisière ont transporté 24 millions de passagers. Au cours de la dernière décennie, la hausse observée atteint 68 %.

Pour satisfaire la demande, de nouveaux navires sont construits tous les ans. En 2015, sept bateaux de croisière ont été mis à flot. La taille de ces paquebots et l’offre de divertissement à leur bord sont en constante augmentation. En 2015, la Royal Caribbean a pris livraison d’Anthem-of-the-Seas, six mois après la mise en service de Quantum-of-the-Seas. Les deux navires font chacun 350 mètres de long et comptent 16 ponts. École de trapèze, simulateur de surf, simulateur de plongée sous-marine, complexe sportif géant, etc. : à bord, les 4 500 passagers n’ont que l’embarras du choix pour occuper leur temps en mer. En mai 2016, la même compagnie a battu tous les records avec la mise en service d’Harmony-of-the-Seas. Ses 230 000 tonnes, 6 800 passagers et 2 300 membres d’équipage sont propulsés par trois moteurs diesel hauts de quatre ponts.

Ce luxueux mode de villégiature entraîne une consommation extravagante d’énergies fossiles et de ressources naturelles. Selon Rachel Dodds, professeur à la Ryerson University à Toronto et consultante en tourisme responsable, le passager d’un navire de croisière produit 3,8 kilos de déchets par jour, soit trois fois plus que la quantité de déchets ménagers hebdomadaire d’un citoyen européen3. La surconsommation encouragée à bord des paquebots n’est qu’un aspect du gigantesque problème que représente l’industrie de la croisière pour toute la planète.

Des usines flottantes

Selon Transport & Environment, la pollution entraînée par le trafic maritime provoque chaque année la mort prématurée de 50 000 personnes en Europe. Cette ONG bruxelloise estime que, d’ici quatre ans, l’industrie navale, dans son ensemble, de-viendra le principal émetteur de pollution atmosphérique dans la région. La part de responsabilité des navires de croisière dans ce désastre sanitaire est considérable. Après les Caraïbes, l’Europe représente la zone géographique la plus populaire auprès des croisiéristes. Or, d’après un classement publié en août 2016 par Nature And Biodiversity Conservation Union (NABU), une ONG allemande, les compagnies qui opèrent dans la région n’utilisent pas les moyens technologiques existants afin de minimiser leur impact sur l’environnement. « Aucune me-sure n’a été prise à bord de ces navires (n.d.l.r. : qui croisent en Europe) pour réduire les polluants très nuisibles tels que la suie, les particules ultrafines ou encore le dioxyde d’azote », déplorait NABU sur son site Internet en août 20164.

« La fumée noire qui s’échappe des cheminées des bateaux de croisière en dit long sur ces navires », fait remarquer Faig Abbasov de Transport & Environment. « Ce sont des usines flottantes », résume cet expert des secteurs de l’aviation et des transports maritimes. Les habitants des cités portuaires en font directement les frais. Premier port de croisière du Royaume-Uni, d’après l’Organisation mondiale de la Santé, Southampton est l’une des quarante villes britanniques les plus polluées.

Pourtant, Southampton se situe dans une zone où la réglementation concernant les émissions en soufre est plus stricte que dans d’autres régions d’Europe, notamment en Méditerranée. Dans ces Emission Control Areas (ECAs), dont font partie la Manche et la Baltique, le fuel lourd utilisé par les navires ne doit pas contenir plus de 0,5 % de soufre (contre 2,5 % dans le reste de l’Europe). Or, le soufre, excessivement toxique, ne constitue qu’une des multiples substances rejetées par les bateaux de croisière : les navires laissent dans leur sillage quantité de carbone noir, jugé à 50 % responsable du changement climatique dans l’Arctique.

L’industrie de la croisière ne concentre pas à elle seule tous les maux du tourisme de masse, même si les transports maritimes exacerbent souvent le phénomène de sur-tourisme constaté dans certaines régions du monde. Le domaine des Cinque Terre, situé au sud-est de Gênes, en Ligurie, est l’un des meilleurs exemples de la concentration excessive de touristes sur un site pourtant difficile d’accès par l’intérieur. En 2015, ces cinq hameaux de pêcheurs qui surplombent des criques aux eaux turquoise ont attiré 2,5 millions de touristes. Telles les artères des grandes conurbations, les sentiers muletiers qui relient ces villages qui bordent la Méditerranée sont embouteillés pendant la saison estivale. Victime de son succès, ce site inscrit au Patrimoine de l’UNESCO fait désormais payer les visiteurs 7,50 euros l’accès. Objectif : limiter le nombre de touristes et lever des fonds pour restaurer des terres viticoles situées à flanc de falaise.

La Grande barrière de corail en danger de mort imminente. Le plus grand récif corallien au monde risque de disparaître d’ici 20 ans sous l’effet du réchauffement climatique.
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© XL Catlin Seaview Survey
La Grande barrière de corail en danger de mort imminente. Le plus grand récif corallien au monde risque de disparaître d’ici 20 ans sous l’effet du réchauffement climatique.

La Grande Barrière de corail en danger

Plutôt que de tenter de limiter l’afflux de touristes, au printemps 2016 les autorités thaïlandaises ont décidé d’interdire l’accès de quatre îles aux visiteurs – Koh Tachai au nord-est du pays ainsi que trois îles situées près de Phuket. Un rapport publié par le Phuket Marine Biological Center a montré que la dégradation avancée de l’écosystème marin et des récifs coralliens était directement liée à l’intense activité humaine constatée sur ces îles très prisées des amateurs de plongée notamment.

Tous les gouvernements ne sont pas aussi pro-actifs quand il s’agit de protéger le patrimoine naturel. Au nord-est de l’Australie, au large du Queensland, certains acteurs de la filière du tourisme supplient les autorités de prendre urgemment des mesures en faveur de la protection de la Grande Barrière de corail, le joyau du patrimoine naturel australien. En mai 2016, 175 entreprises et individus ont écrit au Gouvernement, lui demandant de « s’attaquer à la principale cause du blanchissement du corail, c’est-à-dire le changement climatique ».

La Grande Barrière de corail, le plus grand récif corallien au monde, préoccupe énormément la communauté scientifique. D’après un rapport publié au printemps 2016 par le Centre pour la science du système climatique (ARCCSS), « la majorité des coraux de la Grande Barrière pourrait avoir disparu quand un enfant né aujourd’hui fêtera ses 18 ans ». À certains endroits, plus de 90 % des coraux sont morts. L’augmentation de la température de l’eau, sous l’effet du réchauffement climatique, est en cause dans le dernier épisode de blanchissement. Mais le Gouvernement australien reste sourd aux appels lancés en faveur de la protection de la Grande Barrière de corail, qui génère pourtant 5,7 milliards de dollars australiens pour le secteur touristique5. Preuve ultime de son désintérêt total pour la Grande Barrière, Canberra a autorisé l’exploitation d’une gigantesque mine de charbon dans l’État du Queensland pour les six décennies à venir…

À CERTAINS ENDROITS, PLUS DE 90 % DES CORAUX SONT MORTS.

Le développement du tourisme responsable

Sur fond d’accélération du réchauffement climatique, ne serait-il pas tout simplement plus raisonnable de faire une croix sur nos rêves d’exotisme ? Ben Lynam de la Travel Foundation ne le croit pas. L’organisation qu’il représente travaille avec des destinations touristiques et des acteurs du secteur afin que le plus grand nombre de personnes puissent bénéficier des retombées du tourisme sans que l’activité nuise à l’environnement.

À Fethiye, en Turquie, la Travel Foundation a établi un partenariat entre trente-neuf exploitations agricoles familiales et plusieurs tour-opérateurs de la région. En 2014, les grands hôtels ont acheté environ un tiers de leur production aux agriculteurs locaux. « D’après l’étude que nous avons menée, 60 % de leurs clients sont favorables à ce que les hôtels se fournissent auprès des producteurs locaux », assure Ben Lynam. Et d’ajouter: « En 2003, quand la Travel Foundation a été lancée, le tourisme durable était perçu comme une cause honorable. Désormais, prendre en compte l’impact sur l’environnement est devenu une nécessité commerciale pour le secteur touristique. »

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