Les slasheurs. Les compétences multiples des employés sont parfois peu valorisées dans les entreprises.
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Les slasheurs. Les compétences multiples des employés sont parfois peu valorisées dans les entreprises. © Stockphotos / pixelfit
N° 127 - Automne 2018

Savez-vous slasher ? Les «polyactifs» bousculent le monde du travail

Les slasheurs bousculent les codes du monde du travail. Leurs habiletés plurielles font de ces travailleurs caméléons un atout précieux pour de plus en plus d’entreprises en transformation. Voici venus les « slasheurs », ces mordus du pluritravail qui carburent à la polyvalence et aux multitâches.

Avant même que le mot « slasheur » ne soit inventé, Marielle Barbe, professionnelle enthousiaste, a cumulé pendant des années les boulots les plus divers. Butinant d’un projet à l’autre, elle s’est frottée à l’entrepreneuriat, explorant sans cesse de nouvelles avenues professionnelles. D’assistante-réalisatrice, à formatrice, à auteure de jeux télévisés, celle qui vient de publier Profession : slasheur a mis du temps avant de faire son « coming out », comme elle dit.

« J’ai été slasheuse, sans même savoir que le mot existait. J’avais l’impression de ne jamais avoir ma place, d’être perçue comme le vilain petit canard. J’espérais toujours que je réussirais à trouver ma voie », raconte-t-elle aujourd’hui.

Elle crut longtemps qu’elle finirait par trouver « sa voie », portant son parcours en dents de scie comme un boulet, avant de tomber sur le bouquin One person, multiple careers, de l’auteure Marci Alboher.

Un phénomène qui monte

L’Américaine, avocate et collaboratrice au New York Times, y décrit la montée en flèche des pluritravailleurs aux États-Unis qui fuient l’ennui qu’incarne pour eux le monotravail dans un poste à temps plein. Baptisés slasheurs en raison des « slashs » qui s’additionnent sur leurs profils, ils assument pleinement ce trait incliné entre leurs identités multiples.

Selon la consultante/formatrice/auteure de Profession : slasheur, qui explore elle aussi dans son bouquin cette nouvelle tendance, la France compterait pas moins de 4,5 millions de slasheurs (16 % de la population active). Ils seraient plus de 30 millions aux États-Unis, où le tiers de la main-d’œuvre (57 millions de personnes) est constitué de travailleurs autonomes. Cette horde aurait connu une hausse de 12 % entre 2010 et 2015.

Un coup de sonde mené en France par le Salon des micro-entreprises (SME) démontre que 70 % de ces nouveaux abonnés au travail multiple le font par choix plutôt que par obligation et 27% pour mettre une de leurs passions à profit.

Slasheur : mode d’emploi

Slasheuse et fière de l’être, Alexandra Cauchard, conféren-cière/coach/fondatrice de la boîte de consultation en innovation Shaker, soutient qu’il existe différents profils de slasheurs. « Il y a des ‹slasheurs obligés›, qui cumulent les emplois pour obtenir un revenu décent. Mais le phénomène qui croît, c’est celui de gens salariés qui développent en parallèle un statut d’autoentrepreneur. »

C’est le cas de François Boucher, directeur d’Exodrone Montérégie qui, en marge de son poste à temps partiel à la société de production électrique Hydro-Québec, fait voler des drones pour des compagnies de production de vidéos, en plus de gérer une école de pilotage de drones dans sa région. « Quand j’ai commencé ma formation comme pilote, j’étais comme un enfant qui vient de découvrir un trésor. Dès la fin de mon cours, mon aventure a commencé avec la photographie aérienne et très vite, j’ai décidé d’ouvrir ma propre école », explique ce slasheur, qui dit avoir ainsi « trouvé sa façon de réaliser son rêve ».

Actuaire de profession, Dany Lemay ne saurait lui non plus se passer de sa « deuxième vie ». S’il passe le plus clair de son temps à conseiller ses divers clients en gestion de risque, il s’absente fréquemment pour se retrouver derrière le micro, à titre de commentateur sportif. Une façon, pour cet ex-champion de patinage de vitesse de rester en contact avec ce sport qu’il a pratiqué pendant vingt ans et de continuer à faire le tour de la planète.

« La technologie me permet de faire mon travail d’actuaire à distance. Grâce au décalage horaire, je suis en ondes le jour, pendant que mes clients dorment ! Je fais mon travail par courriel le matin et le soir », explique ce slasheur qui en est à ses 3es Jeux olympiques.

Bonheurs pluriels

Alexandra Cauchard, elle, a choisi l’entrepreneuriat pour pouvoir marier ses différentes aspirations professionnelles. Consultante en innovation, la slasheuse ne connaît pas de semaine lambda et peut rencontrer des clients le lundi, animer un atelier sur la créativité le mercredi, et prononcer une conférence sur l’innovation collaborative en entreprise le vendredi.

« Je travaillais déjà comme journaliste spécialisée en ressources humaines, mais je passais 30% de mon temps à développer l’innovation au sein de l’entreprise pour laquelle je travaillais. D’autres employeurs m’ont demandé de faire la même chose pour eux. J’ai gardé ma casquette de journaliste, mais je suis devenue indépendante pour donner des conférences, en plus de devenir coach pour la prise de parole en public », dit-elle.

Ce cocktail convient parfaitement à cette polyglotte du travail en quête de diversité. « C’est vraiment un choix et ça me rend super heureuse. L’hyperspécialisation et le travail en silo, ça ne fonctionne pas pour moi », dit-elle.

Cette nouvelle façon d’envisager le boulot sera le propre de travailleurs curieux, autonomes, davantage dynamisés par la découverte que la continuité. Éternels touche-à-tout, les slasheurs cumulent souvent les centres d’intérêt, affirme Marielle Barbe qui les qualifie d’ailleurs de « serial learners ». Leurs passions variées les obligent à apprendre constamment, à se réinventer, et à vivre de nouvelles expériences.

« Les slasheurs préfèrent les chemins de traverse aux autoroutes toutes tracées d’avance, qui les ennuient. Ils par-viennent à amalgamer des compétences connexes et ces liens font en sorte qu’ils deviennent très efficaces », estime-t-elle.

Mais si les mutations du monde du travail favorisent l’apparition de ces nouveaux profils, la propension à l’ubiquité professionnelle se logerait par contre bien loin, au plus profond de l’identité des individus qui y trouvent leur équilibre, assure l’auteure de Profession : slasheur.

POURQUOI FAUDRAIT-IL SE LIMITER, DIT-ELLE, QUAND TANT DE GENS SONT DES ‹ COUTEAUX SUISSES › EN PUISSANCE ?

Qui suis-je ?

Bien des polygames professionnels traversent une période d’incubation avant de cerner le slasheur qui sommeille en eux, pense Isabelle Dowd, aujourd’hui correctrice/rédactrice/chanteuse/compositrice. Tout semblait aller pour le mieux pour cette chanteuse, aussi correctrice d’épreuves, jusqu’à ce qu’on lui offre, à 27 ans, un emploi à temps plein.

« Le fait de savoir que mon horaire allait être prévisible, ça devenait un carcan où il n’y avait plus de place pour la musique », dit-elle.

Celle qui butinait déjà de festivals en événements avec divers groupes de musique décide alors de tout lâcher pour se dédier à la musique. Mais rapidement la vie de nomade en tournée érode ses certitudes. Elle retourne à la correction où son efficacité lui vaut à nouveau un horaire à temps plein dans un journal. Rapidement, le spleen revient au galop. Au bout d’un an, elle demande à ne travailler qu’à temps partiel. « L’idéal, c’est un alliage de mes deux vies, qui font appel à des compétences différentes, mais essentielles. Mon équilibre, je le trouve dans un savant dosage entre mon côté rationnel et mon côté créatif », confie-t-elle.

Déjà toute petite, l’auteure de Profession : slasheur affirme elle aussi n’avoir jamais pu ou voulu répondre à la question : « Que veux-tu devenir plus tard ? » La question qui tue ! Pourquoi faudrait-il se limiter, dit-elle, quand tant de gens sont des « couteaux suisses » en puissance ?

Drôles d’oiseaux

Si on peut assumer sa «polyactivité», il est parfois plus difficile de la faire accepter. Ces profils atypiques sont souvent mal perçus dans certains milieux, où les changements de cap dans les CV attirent la suspicion plutôt que l’intérêt des employeurs.

Bien des slasheurs taisent leurs activités parallèles de crainte que cela n’entache leur crédibilité professionnelle, affirme Alexandra Cauchard. « Dans le secteur industriel, je connais des gens qui ne vont surtout pas ajouter à leur CV qu’ils sont masseur ou professeur de yoga en dehors des heures de travail. Mais dans d’autres secteurs d’activité, comme celui de l’innovation, c’est plutôt bien perçu », dit-elle.

Maude Choko, avocate de formation/auteure dramatique/scénariste et touche-à-tout, en sait quelque chose. Elle a dû quitter sa carrière académique à l’Université d’Ottawa pour pouvoir poursuivre ses projets d’écriture. Mener les deux de front devenait incompatible. Pourtant, ces deux mondes pourraient s’enrichir l’un l’autre, croit-elle.

« Que je sois en cours ou devant un public de théâtre, j’ai cette facilité à capter un auditoire. La discipline acquise pour travailler sans cesse des textes me vient aussi du droit. Les trucs appris dans une profession me servent dans l’autre. »

Une plus-value

Pour Marielle Barbe, les « polyactifs » qui rongent leur frein dans des emplois fixes sont plus nombreux qu’on ne le pense. Leur diversité devrait être vue comme un atout plutôt qu’une tare. « J’ai décidé d’écrire ce livre justement pour que les gens qui vivent cela cessent de souffrir du regard qui est porté sur eux. »

Le boulot linéaire et ultraspécialisé est une vision récente du travail, héritée de la Révolution industrielle, soutient l’auteure de Profession : slasheur. Dans un siècle où l’on ignore encore quels seront les métiers de 2050, les slasheurs auront « une longueur d’avance », ajoute Marielle Barbe. « Les enfants et les jeunes générations, élevés à l’ère du multitâche, ne vivront pas dans un monde dominé par le monotravail. » À son avis, les entreprises ont tout intérêt à commencer à moduler leurs cadres de travail pour attirer ou retenir ces employés à géométrie variable. Nombre de pépites cachées demeurent inexploitées au sein des entreprises et devraient être mises à profit, estime Mme Barbe. Le cumul des compétences, défend-elle, crée de la valeur ajoutée. « Pour moi, un plus un, égale trois. »

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