N° 135 - Été 2021

Un ami perdu, un ennemi gagné

On a toujours la possibilité de se défendre contre la haine, la médisance, la jalousie. On ne peut rien contre les bons sentiments. Ils paralysent nos forces vives comme la glu colle les pattes des mouches trop aventureuses. Allez donc dire leur fait aux dames patronnesses, aux ecclésiastiques, aux associations de consommateurs, aux maniaques de l’altruisme et aux professionnels de la charité ! Tous ces gens-là pataugent dans le miel de la solidarité. Ils sont inattaquables. On a le droit de penser ce qu’on veut d’eux, mais il est interdit d’en dire ou d’en écrire le moindre mal.

HARO SUR LES BONS SENTIMENTS !

Voilà maintenant plus d’un demi-siècle que je souffre de la bonté de certains de mes contemporains. J’ai eu maille à partir avec des professeurs qui auraient voulu couper le sifflet à l’impertinent roquet que j’étais (et que je demeure) pour en faire un phénix respectueux de toutes ces valeurs non cotées, mais que l’on prétend morales. Je me suis colleté avec des employeurs tentés d’induire la place que je tiendrai un jour dans leur société en fonction de la superficie du lambeau de textile inséré sous mon col de chemise. J’ai dû affronter également des représentants de différents cultes en quête d’âmes au rabais, des confrères donneurs de leçons, des moralistes payés pour me faire honte de mes actes gratuits, des capitalistes de gauche qui me reprochaient de gagner trop d’argent par mon seul travail, des myopes qui confondaient besoins et ambitions, des lecteurs qui ne me pardonnaient pas de donner mon avis et lui seul, des dizaines de censeurs chagrins, inconsolables de constater que je paraissais m’amuser dans notre vallée de larmes. Inutile de préciser que les accusations employées pour me culpabiliser n’entamaient pas une fierté mâtinée d’égoïsme : je ne pensais qu’à moi, je racontais des histoires lestes, je me livrais au simulacre de la reproduction, je roulais au volant de grosses voitures dans des rues habitées par des impécunieux, je faisais deux repas par jour sans une pensée pour le tiers monde. J’ai beau scruter les allées du pouvoir, les colonnes des journaux, les stalles des églises, je ne vois à perte de vue que des gens rayonnant de chaleur humaine, débordant de conseils et qui ne prononcent pas une phrase sans qu’il soit question de paix, de bonheur, d’entraide et de pardon. Qu’ils mènent la grande vie dans les palais nationaux aux frais des contribuables n’a, paraît-il, aucune importance. En matière de bons sentiments, il n’y a que l’intention qui compte. Personnellement, je veille à ne pas dire pis que pendre de trop de gens de peur d’affaiblir la portée de mes médisances. Je ne suis pas plus méchant que la majorité de ceux qui ne peuvent se faire pardonner de fabriquer de contestables idoles qu’en les déboulonnant périodiquement. Pas plus gentil aussi. J’ai eu mes BA et mes têtes de Turc. J’ai aidé des jeunes que j’ai descendus en flammes dès qu’ils l’ont moins été. Quand je poussais un artiste, on ne savait jamais si c’était pour le propulser au zénith ou pour le faire trébucher. Il faut dire à ma décharge que j’ignore l’indifférence. J’adore ou je déteste. J’adore davantage les jours où je suis pressé tant il est vrai que la gentillesse s’improvise et que l’agressivité se prépare. J’apprécie les personnages pittoresques, authentiques, généreux.

TROP DE FAUX JETONS

J’ai aimé les « bons clients » qui faisaient un numéro efficace, de préférence toujours le même. J’ai aimé les gens qui introduisaient un grain d’hellébore dans la plus anodine conversation. J’ai aimé les imprévus et les imprévisibles, la corde raide et le trapèze sans filet. J’ai aimé les professionnels qui avaient le physique de leur emploi, car cela simplifiait ma tâche de présentateur. J’ai aimé ceux qui m’aimaient vraiment, car leur indulgence faisait oublier leur manque de goût et j’ai détesté ceux qui faisaient semblant de m’aimer. J’ai détesté les milliardaires de gauche, les artistes engagés autrement que par des directeurs de théâtre, les penseurs qui se tenaient la tête à deux mains, les merveilleux vendeurs d’une idée, d’une philosophie, d’une discipline, d’un culte qui ne les livraient jamais. J’ai détesté les donneurs de leçons, les vrais cons, les faux- culs, les girouettes, ainsi que d’une façon générale tous ceux qui se prenaient au sérieux et qui se consolaient de ne pouvoir être bouilleur de cru en distillant l’ennui. Rien de très étonnant. Chacun a sa petite échelle des valeurs fabriquée à partir des qualités qu’il croit posséder. Le plus surprenant réside ailleurs : il m’arrive parfois de dire plus de vacheries sur le compte de mes amis que sur celui de gens auxquels je ne porte aucune estime. L’explication est simple encore qu’un peu inquiétante. Mon imagination ne consent à fonctionner qu’en l’honneur (ou au détriment) des gens pour lesquels j’éprouve de la sympathie ou de la curiosité. Les autres découragent mes facultés de moquerie. Et puis, je ne résiste pas à la perspective d’un bon mot même si je sens quelques secondes avant de l’émettre qu’il est loin d’être excellent. Quitte à regretter qu’en dehors des tête-à-tête, l’esprit ait fâcheusement tendance à l’emporter chez moi sur le coeur.

JE PLAINS LES GENS QUI NE SE FÂCHENT AVEC PERSONNE.

LA MÉDISANCE EST UN ART

Une calomnie digne de ce nom possède les caractéristiques de la flèche et les vertus du boomerang puisqu’elle est capable d’aller très vite, très loin avant de revenir à son point de départ. À Paris, il faut compter une bonne semaine pour qu’une calomnie-boomerang lancée dans un dîner mondain ou à l’entracte d’un gala inverse sa trajectoire, dépouillée de tout conditionnel et assortie d’explications et de prolongements auxquels on est un peu honteux de n’avoir pas songé. La médisance exige enfin une rigueur et une organisation qui mériteraient davantage la considération de ceux qui, par paresse, lâcheté ou manque d’imagination, ne s’y adonnent pas. Je vous conseille de tenir un répertoire alphabétique des quidams que vous n’aimez vraiment pas, soit parce qu’ils vous ont fait une crasse, soit parce qu’ils commettent le délit de sale gueule, soit parce qu’ils ont une plus grande gueule que vous, soit parce qu’on ne peut aimer tout le monde sans paraître n’aimer personne. Je plains les gens qui ne se fâchent avec personne. D’abord, ils pêchent souvent par manque d’intérêt pour leurs contemporains. Ensuite, ils ne vont pas au bout de leurs sentiments. Enfin, ils se privent des joies pures de la réconciliation. La fâcherie implique le courage inséparable de toute franchise dans une société hypocrite et pusillanime, surtout lorsque l’autre n’est pas d’accord pour se fâcher. Si l’amitié constitue une drogue, l’accoutumance n’est jamais garantie en période d’overdose, car il en est des amis comme des mets, il faut savoir les varier, les espacer, passer de l’un à l’autre afin d’éviter la satiété.

BONNE BROUILLE !

Il existe, nonobstant leur degré de gravité et leur durée, deux grandes sortes de fâcheries : celles qui entraînent un échange de propos assez vifs et celles qui fonctionnent par omission. Dans un cas, on enregistre des mouvements d’humeur ; dans l’autre, un silence délibéré, plus nocif encore que les pires insultes, puisqu’il ne permet ni de déclarer sa grogne ni d’en exprimer les motifs. Les brouilles les plus définitives sont celles dont on a oublié la raison originelle. La brouille constitue la seule façon de faire périodiquement le ménage dans ses sentiments et ses fréquentations. Un homme qui, tout au long de sa vie, collectionnerait les amitiés sans jamais se défaire d’aucunes aurait une existence impossible ou traiterait fort mal ses amis. La fâcherie est donc salubre et inéluctable. Chaque brouille est enrichissante par le temps libre qu’elle dégage en faveur de nouveaux engouements. De la même façon qu’il n’y aurait pas de second mariage sans premier divorce.

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