N° 118 - Automne 2015

La magie de Saint-Pétersbourg

Le paysage de Saint-Pétersbourg est déterminé par l’eau qui occupe un dixième de sa superficie, un véritable labyrinthe dessiné par l’architecte français Leblond.

Le vent glacial de la mer Baltique s’infiltre partout. L’hiver y est impitoyable et sans limites. Le brouillard enveloppe les palais et efface les quais dans un halo de lueurs jaunes, fragiles et fantomatiques. Les brumes de cette Venise du Nord étaient devenues le symbole des aléas de mon destin.

D’emblée, depuis ma prime jeunesse, j’aimais Saint-Pétersbourg, ses maisons jaunes, roses, bleu ciel, vertes ou grises, l’immense perspective s’étirant à perte de vue en une double ligne de palais, d’hôtels et d’églises, ses canaux argentés, ses nuits blanches. Combien de fois, plus tard, je plongeai dans l’atmosphère de la ville en empruntant la perspective Nevski longue de 4,5 km, principale avenue de Saint-Pétersbourg : elle court du palais d’Hiver au monastère Alexandre-Nevski.

Le premier voyage à Saint-Pétersbourg est comme le premier amour… Protégé par la capote en cuir de mon pardessus, je ne prêtais pas attention aux gouttes d’eau serrées au-dessus de ma tête. Dans la pluie et la brume, Saint-Pétersbourg me semblait toujours sortir, toute ruisselante, d’un profond marécage. Des traînées humides imprégnaient les murs. Dans l’air flottait une bizarre odeur de fumée et de sel marin. Des parapluies noirs oscillaient au-dessus des crânes. Ils ne flânaient pas, ne lorgnaient pas les vitrines, ne s’arrêtaient pas pour échanger quelques mots, les passants allaient droit devant eux, comme poussés par une idée fixe. Des voitures aux roues caoutchoutées roulaient silencieusement sur le pavé mouillé, soulevant des gerbes d’eau en traversant les flaques.

Mais les rues étaient larges, tirées au cordeau sans une palissade. Partout, des façades de pierre aux dimensions imposantes. L’apparence majestueuse de Saint-Pétersbourg découle de la combinaison d’une grande variété de détails architecturaux : de longs boulevards rectilignes, des espaces majestueux, des parcs et des jardins, des grilles en métal forgé, des monuments et des sculptures décoratives. Sur les trottoirs, la démarche des passants au coude à coude me rappelait toujours les défilés militaires ou les marches du corps de ballet.

La perspective Nevski partait de la laure Saint-Alexandre-Nevski et se développait sur 4 kilomètres jusqu’au bâtiment de l’Amirauté dont la flèche dorée perçait le brouillard au-dessus du fleuve sans blesser le ciel.

Des ombres vivantes

Saint-Pétersbourg n’était pas simplement une ville extraordinaire, c’était aussi un lieu magique habité par des ombres vivantes surgies du cœur même de l’histoire, par des merveilles architecturales, des carnavals fastueux et des kermesses populaires, mais aussi des promenades contemplatives et solitaires et des rendez-vous secrets. N’est-il pas vrai, que dans la volonté d’une nation, non seulement les vivants mais aussi les morts parlent ?

Pierre le Grand, Dostoïevski, les canaux de la Neva, les nuits blanches, Pouchkine, l’Ermitage… Vous êtes en pleine féerie. Catherine II, Voltaire, Alexandre Ier, Tourgueniev, Alexandre Dumas, Matisse, Diaghilev… Grands aventuriers, hommes d’Etat calculateurs, amoureux passionnés ou artistes désespérés défilent à Saint-Pétersbourg comme dans le théâtre italien servant de clé pour entrer dans les secrets de cette ville. Ils m’ont pénétré dans les célèbres palais pendant les nuits blanches. Durant cette période de quelques jours, au début du mois de juin, la clarté s’étire jusqu’à l’aube quand le ciel prend la couleur d’une perle pour s’éteindre à peine…

L’architecture et les personnages se confondent, mettant en valeur une véritable originalité de Saint-Pétersbourg. Ainsi les figures légendaires nous font voyager à travers le temps, dans l’espace des palais étincelants, nous poussant à méditer sur les contradictions du caractère russe qui, comme l’architecture de cette ville, ne connaît pas de limite, ne ressemblant à aucun style connu, ni au gothique flamboyant d’Europe, ni au style byzantin.

Est-ce l’architecture ou tout simplement l’âme de Saint-Pétersbourg qui a réalisé ses caprices avec une telle fantaisie, avec ses contrastes, ses couleurs, ses jeux de lumière, rappelant sans doute les contradictions des drames historiques ?

Pierre le Grand

Ma meilleure promenade à Saint-Pétersbourg est toujours avec Pierre le Grand. Troisième Romanov, fils d’Alexis, Pierre fut proclamé tsar en 1682 à l’âge de 10 ans, en même temps que son demi-frère Ivan. C’était aussi les dernières années de formation d’un tsar autodidacte, livré à ses propres curiosités, à une éducation empirique. Le faubourg moscovite des « étrangers », des « gens venus d’ailleurs » était devenu le centre de réjouissances tapageuses et effrénées.

A la différence de ses prédécesseurs et de ses successeurs sur le trône de Russie, ce monarque de 2 mètres de haut ne souffrait pas d’un complexe d’infériorité à l’égard de l’Europe. Il ne voulait pas imiter l’Europe, il voulait que la Russie fût l’Europe ! En effet, Pierre fut un monarque étonnant. Il donnait l’impression de tout connaître et de savoir tout faire. Dès l’adolescence, il avait appris quatorze métiers, dont ceux d’étameur, de menuisier et de cordonnier ; il estimait qu’il était bon chirurgien. Beaucoup de ses amis et compagnons, de même que les principaux ennemis contre lesquels il guerroyait, étaient des Européens.

Le souverain était souvent l’hôte d’un Suisse, Franz Lefort ; il avait été promu général et amiral à la fois. Il joua un rôle notoire dans les premières années du règne en suggérant de construire un grand port au bord de la Neva.

Ce jeune tsar allait vite se muer en un génial homme d’Etat, capable d’affronter les entreprises les plus difficiles, de les conduire à terme avec sérieux et obstination, et se consacrer entièrement au service de l’Etat pour se lancer par la suite dans un vaste plan de réformes constructives. Mais surtout il fonda en 1703 Saint-Pétersbourg devenue l’œuvre de sa vie et le symbole de l’européanité russe. Mais en 1918 les bolcheviks ont transféré la capitale à Moscou et ont changé le nom de Saint-Pétersbourg devenue Leningrad.

Néanmoins en juin 1991, à la veille de la chute de l’URSS, les habitants de Leningrad choisirent par référendum de récupérer l’ancien nom de leur ville, Saint-Pétersbourg. Ce vote fut perçu non seulement comme une négation du communisme mais aussi comme une nouvelle impulsion vers l’Europe marquée par une nostalgie du passé.

Les brumes de cette Venise du nord étaient devenues le symbole des aléas de mon destin.

Trois siècles après sa fondation, la ville de Saint-Pétersbourg d’aujourd’hui flambe plus que jamais. Les hôtels de luxe arborent sans complexe leurs boiseries et leurs dorures. Les grands chefs de cuisine accourent, les grands couturiers envoient leurs dernières créations. Dans les boutiques, les prix sont affichés en euros. Les nouveaux riches s’engouffrent dans leurs voitures allemandes, le téléphone portable greffé à l’oreille ; leurs femmes et leurs filles sont habillées sur mesure. Plusieurs générations découvrent d’un coup des plaisirs longtemps interdits dans une ambiance de décadence romaine.

Nombreux, cependant, sont ceux qui n’acceptent pas cet état de choses, et veulent redonner au pays sa fierté d’antan afin de voir d’un coup Saint-Pétersbourg jaillir comme l’éclair avec ses brouillards, ses crépuscules qui l’entourent comme les flammes d’une chromosphère, avec ses nuits blanches, avec les cicatrices des étangs, décor fouetté par les coups de vent glacés de la Neva.

La ville de Pierre tente ainsi de retrouver le lustre d’antan en attendant d’entrer dans de nouveaux chapitres de l’histoire de Saint-Pétersbourg…

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