N° 123 - Été 2017

Rodolphe

Rodolphe se cala dans son siège et ferma les yeux sachant pertinemment qu’il ne trouverait pas le sommeil. Il n’avait jamais pu dormir en avion.

Même pendant de longs trajets. Et celui-ci en était un : Montréal–Paris. Pourtant la première classe était on ne peut plus confortable : un fauteuil qui se transformait en véritable lit, équipé d’un matelas à mémoire, un écran vidéo interactif, des mules et le sourire des hôtesses en prime. Hélas, tous ces détails n’apaisaient nullement le stress de Rodolphe. Quoi ? Un monstre de fer de 500 tonnes pouvait voler dans le ciel à 10 000 mètres d’altitude ? Allons donc ! Aucun être humain sensé ne pouvait se faire à cette idée sans avoir des vapeurs.
Il jeta un coup d’œil à sa montre : 16h12. Deux heures encore à tenir. Mais qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir revenir en France après cinquante ans d’absence ? Désir de retrouver de vieux amis d’enfance ? Un cousin ? Une tante ? Non. La plupart de ses amis et des membres de sa famille étaient passés de l’autre côté du miroir.
Non, si Rodolphe avait décidé de revenir après un demi-siècle, c’était pour retrouver une femme.
La première fois qu’il avait croisé son regard, c’était dans une église. Notre-Dame des Champs, 92 bis, boulevard du Montparnasse, à Paris. Il venait d’avoir 17 ans. Il en avait 68 aujourd’hui. Il se souvenait parfaitement de la date : 14 avril 1963. À midi. Un dimanche de Pâques. Bien que non-pratiquants, ses parents estimaient qu’on ne pouvait manquer les deux offices majeurs : la messe de Pâques et celle de Noël. Sans compter les mariages et les enterrements.
Lorsqu’il vit Jeanne, ce fut comme un jaillissement de lumière. Elle était assise sur le banc, juste devant lui. Elle devait avoir deux ou trois ans de plus. Ses parents l’accompagnaient. Sur le moment, il se dit qu’elle était beaucoup trop belle pour être réelle.
Elle l’était pourtant.
Et aussitôt, il s’était pris à rêver.
Comment l’aborder ? Comment la revoir ? Comment lui parler ?Le hasard se fait parfois notre meilleur ami.
À la fin de l’office, il entendit son père qui disait : « Tiens, voilà les Severin. » Et, à la grande stupéfaction de Rodolphe, c’était des parents de Jeanne dont parlait son père.

Il les aborda et Rodolphe se retrouva devant celle qu’il avait dévorée des yeux quelques minutes plus tôt.
Lorsqu’elle lui tendit la main, il fut convaincu qu’elle devait entendre les battements de son cœur. Il la fixa, comme s’il avait voulu se fondre en elle et qu’elle se fonde en lui. Combien de temps ? Il ne savait plus. Il se souvenait seulement qu’ils se séparèrent, et qu’il se jura de la revoir. Ce n’était pas encore l’époque du Net et des réseaux sociaux. En ce temps, les gens ne devenaient pas « amis » d’un simple clic. Les dialogues ne se réduisaient pas à taper sur un écran : « a2m1, dzolé, j’tapldkej’pe, lol ou mdr ! » C’était le monde des téléphones « crapaud » avec un combiné, et des cadrans composés d’un disque rotatif.
Alors, il avait écrit à Jeanne.
Divine surprise : elle lui avait répondu. Ils s’étaient vus. Ils s’étaient aimés. Ils avaient fait l’amour. Pour les deux, c’était la première fois.
Un an plus tard, la belle histoire s’achevait. Le père de Rodolphe avait décidé d’émigrer pour le Canada. Québec. Montréal. Déchirements, larmes, envie de suicide. Tous les symptômes d’une rupture non souhaitée furent éprouvés.
Il avait continué de lui écrire. Son amour demeurait intact. Elle répondait. Le sien aussi.
Elle avait répondu pendant six ans. Jusqu’au jour où elle lui avait annoncé qu’elle se mariait et que, par conséquent, par fidélité pour son futur époux, il était préférable de mettre un terme à leurs échanges épistolaires.
Rodolphe avait cru mourir. Il était sans doute mort. Virtuellement en tout cas.
C’est peut-être de ce jour-là que son livre de chevet devint Le Banquet de Platon. Rien d’étonnant, puisqu’il s’était lancé dans des études littéraires. Dans ce récit, les protagonistes tentent d’expliquer ce sentiment étrange qui pousse irrésistiblement les êtres l’un vers l’autre. À un moment donné, l’un des convives donne sa version : « Au tout début, existaient trois sortes de créatures. Les unes, entièrement hommes ; les autres, entièrement femmes. Les troisièmes, hommes et femmes, étaient les androgynes.

Ceux-ci ne faisaient donc qu’un seul être, débordant d’amour, forts et indestructibles. Pourquoi ? Parce que l’homme puisait sa force dans son double féminin et inversement. Hélas, l’affaire a mal tourné. Cette entité majestueuse devint orgueilleuse, au point de chercher à escalader le ciel. Alors, pour les punir, Jupiter résolut de les séparer en deux. Mâle et femelle. Fini ! Ils ne faisaient plus un. Séparés pour l’éternité. Seulement, même séparés, ils gardèrent dans l’amour qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre le souvenir de leur ancien état. Voilà pourquoi nous passons notre existence à essayer de retrouver ‹ l’autre ›, celui qui faisait partie de nous à l’origine. Cet autre ‹ nous ›. »
Aux yeux de Rodolphe, Jeanne n’avait jamais cessé d’être cet « autre ».
La voix de l’hôtesse le tira de sa songerie. On allait atterrir. Dans une heure, deux tout au plus, il allait retrouver Jeanne. Un demi-siècle plus tard.
Entre-temps, Jeanne avait divorcé. Et Rodolphe, lui, était resté célibataire. Ils s’étaient retrouvés six mois plus tôt grâce à une nouvelle invention : l’Internet. Et le courriel avait remplacé le bon vieux courrier postal. Ils avaient repris leurs échanges. Ils s’étaient appelés.
Il avait trouvé que la voix de Jeanne n’avait pas changé. Elle lui avait dit que la sienne non plus. Et il avait éprouvé la même émotion que cinquante ans auparavant.
Un matin, il lui avait annoncé : « J’arrive, je t’aime encore. » Elle lui avait répondu : « Viens. Je t’attends. Je t’ai toujours attendu. »
Néanmoins, elle s’était empressée d’ajouter :
« Méfie-toi, Rodolphe. Avec ces retrouvailles, nous prenons un grand risque, en es-tu conscient ? Nous avons l’un et l’autre cinquante ans de plus. »
Il s’était hâté de rétorquer par une phrase toute faite : « La jeunesse est dans le cœur. L’âge est juste une affaire de calendrier. »
À présent, il était dans le taxi qui le menait au 21, rue des Peupliers.
Il régla la course.
Il n’était plus qu’à une dizaine de mètres de son immeuble. Trop submergé par l’émotion, il avisa un banc et s’y laissa choir pour reprendre son souffle. En même temps que le crépuscule, un vent léger s’était levé dans le balancement des feuilles et des branches. Il se leva. L’attente avait assez duré.

N’AIME-T-ON PLUS LA VIE PARCE QUE SURVIENT L’AUTOMNE OU L’HIVER ?

Alors qu’il n’était plus qu’à quelques pas de l’entrée de l’immeuble, il aperçut son reflet dans la vitrine d’un magasin de prêt-à-porter. Sa bedaine formait un arc au-dessus de sa ceinture. Des poches sous ses yeux avaient éteint son regard. Son visage ressemblait à un vieux parchemin.
« Comment peux-tu imaginer un instant que je cesserai de t’aimer lorsque tu seras vieille ? N’aime-t-on plus la vie parce que survient l’automne ou l’hiver ? »
Il ne se souvenait plus en quelle occasion il lui avait dit ces mots. Il est probable qu’ils avaient été inspirés par la courtoisie, pour la forme. Mais aujourd’hui, après toutes ces années, en s’observant dans cette vitrine, ils revêtaient un sens autrement plus profond.
Il avait connu les naufrages de l’automne et l’hiver était là. Pour Jeanne aussi sans doute.
Bientôt, il fut devant sa porte.
Il allait poser son doigt sur la sonnette quand un étau lui enserra la poitrine, si violemment qu’il vacilla et dut se retenir au chambranle pour ne pas s’effondrer.
Mon Dieu, que lui arrivait-il ? L’épuisement sans doute, la fatigue du voyage : Le décalage horaire. Non, plutôt son diabète qui se rappelait à lui. Il devait être en hypoglycémie.
Il inspira à fond, les yeux rivés sur la porte.
Une voix le fit sursauter :
— Vous cherchez quelqu’un ?
Il hésita un long moment avant de répondre :
— Non. Je me suis trompé d’immeuble.
Il est reparti.
Il est repassé devant la vitrine. Il a revu sa silhouette voûtée. Sa bedaine, ses poches sous les yeux. Et c’est à ce moment qu’une phrase lui est revenue : « Les souvenirs sont des montres arrêtées. »
Et sur ces montres-là, l’heure n’est plus la bonne.

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