N° 126 - Été 2018

Dialogue sur le populisme

– Triste époque !
– Ah non, vous n’allez pas vous y mettre, vous aussi !
– Me mettre à quoi ?
– À dire que c’était mieux avant ! Je ne supporte plus ce déclinisme ! Là-dessus, lisez le petit livre de Michel Serres, intitulé par antiphrase C’était mieux avant. « Ça tombe bien, dit-il : avant, j’y étais ! Je vais vous raconter… » C’est vif, drôle, convaincant. Et la conclusion, bien sûr, c’est qu’avant, ce n’était pas mieux : c’était pire !
– J’ai lu ce livre, et je suis d’accord avec lui comme avec vous. J’ai d’ailleurs lu beaucoup mieux, sur le même sujet, en tout cas beaucoup plus riche : le Non, ce n’était pas mieux avant, de Johan Norberg (le titre original, en anglais, était moins racoleur : Progress), et surtout le livre magistral de Steven Pinker, bizarrement intitulé La Part d’ange en nous, mais dont le sous-titre dit mieux l’objet : « Histoire de la violence et de son déclin ». Bill Gates a dit que c’était le meilleur livre qu’il ait lu de sa vie. Je n’irais pas jusque-là, mais dans le domaine des sciences humaines, si souvent décevant, c’est assurément un chef-d’œuvre !
– Il faudra que je lise ça ! Mais alors, si ce n’était pas mieux avant, pourquoi dites-vous « Triste époque ! » ?
– À cause d’événements tout à fait récents, qui ne me font pas regretter le passé mais qui me font craindre que ce ne soit bien pire demain ! Le Brexit en Angleterre, l’élection de Trump aux États-Unis, le Brésil et l’Uruguay qui s’enfoncent dans la crise, la Syrie et l’Irak dans l’horreur, les « démocratures » qui s’installent en Hongrie, en Pologne, en Turquie, l’extrême droite qui entre au parlement en Allemagne, au gouvernement en Autriche, les populismes de droite et de gauche qui rendent l’Italie à peu près ingouvernable, la Catalogne qui veut faire sécession, l’islamisme qui se renforce, l’antisémitisme qui renaît, les migrants que tout le monde plaint et dont tout le monde a peur… Pauvre Europe ! Pauvre monde ! Sans parler de la pollution, du climat qui se dérègle, des ressources terrestres et maritimes qui s’épuisent ! Et de ces stupides déclinistes, qui voudraient nous faire regretter le Moyen Âge, le XIXe siècle ou les années 1950 !
– Vous avez raison sur un point : que le monde aille mieux aujourd’hui qu’hier, et beaucoup mieux qu’avant-hier, cela ne veut pas dire que tout aille bien, ni ne garantit que les choses continueront de s’améliorer… Le pire est possible aussi !
– Aussi n’a-t-on nullement besoin d’être décliniste pour être inquiet !
– Ni, je vous l’accorde, pour être vigilant… Au fond, si on laisse de côté l’écologie et l’islamisme, dont nous avons déjà parlé, le phénomène dominant, dans la dernière période, c’est la montée du populisme…
– Des populismes, au pluriel : il y en a à droite comme à gauche !
– Mais le pluriel suppose le singulier, comme dit Leibniz : il n’y aurait aucun sens à parler des populismes, au pluriel, s’ils n’avaient tous quelque chose de commun, qui est le populisme même, au singulier.
– Comment le définiriez-vous ?
– D’abord par une forme particulière de démagogie, qui prétend prendre le parti du peuple contre les élites ou les étrangers.
– La xénophobie est haïssable, comme toute haine injustifiée…
– Surtout lorsqu’elle porte sur les plus faibles !
– Par contre, prendre le parti du peuple, ce n’est pas en soi condamnable…
– Prendre son parti, soit, quoique cela ne veuille pas dire grand-chose (puisque tous les partis peuvent le dire). Mais il n’est jamais légitime de prétendre le représenter à soi tout seul. Le peuple s’exprime par le suffrage universel, toujours pluriel et conflictuel. De quel droit prétendre parler en son nom ? Dans une démocratie, chacun peut parler en son nom propre, éventuellement au nom de son parti ou de son syndicat, s’il est mandaté pour cela ; nul n’a le droit de parler au nom du peuple.
– C’est pourtant ce que font nos parlements et nos tribunaux : ils font la loi ou rendent la justice « au nom du peuple français », comme on dit chez vous…
– Parce que ce sont des institutions de la République, qui représentent en effet le peuple souverain ! Aucun individu, fût-il élu, ni aucun parti, fût-il majoritaire, ne sauraient y prétendre sans tomber déjà dans le populisme. D’ailleurs les élites font partie du peuple, non moins que les classes dites populaires.
– Là-dessus, je vous rejoins. Je suis toujours surpris de voir comme on a tendance, dans votre pays, à en vouloir à ceux qui ont réussi, comme si le succès était une tare ou une faute ! Avoir fait de brillantes études, gagner très bien sa vie, occuper un poste de pouvoir ou de responsabilité, bref, faire partie des élites, nous, les Suisses, nous y voyons plutôt un signe positif. Pourtant, cela ne suffit pas à nous préserver du populisme…
– Parce que vous avez beau être Suisses, vous n’en êtes pas moins soumis aux passions ! C’est une autre caractéristique du populisme : il tend à privilégier les passions plutôt que la raison, et spécialement les « passions tristes », comme dirait Spinoza, celles qui expriment non pas notre puissance (comme font la joie, l’amour, la générosité, la force d’âme…) mais notre faiblesse : la peur (surtout à droite), la colère ou l’indignation (surtout à gauche), l’envie, la haine…
– Pas étonnant que cela séduise, surtout en période de crise ! Les passions, lorsque nous sommes faibles, sont plus fortes en nous que les idées, et même que nos intérêts.
– D’où le succès du populisme. Peur et colère sont mauvaises conseillères, mais d’efficaces agents électoraux.
– La peur, surtout à droite, disiez-vous, la colère ou l’indignation, surtout à gauche… Cela m’éclaire sur le résultat des dernières élections, en Italie : le succès de la Ligue, autrement dit de l’extrême droite, s’explique d’abord, tous les commentateurs le disent, par la peur des migrants…
– Et le succès du mouvement Cinq étoiles, par la colère et l’indignation…
– Beppe Grillo et Luigi Di Maio sont-ils de gauche ?
– On peut se poser la question ! Mais c’est à la gauche surtout qu’ils prennent des voix…
– Au fond, ils sont « et de droite et de gauche », comme votre jeune et sémillant président…
– Sauf que Macron, lui, est le contraire d’un populiste. Il parle à la raison au moins autant qu’aux passions, et aux passions positives (l’espoir, la confiance, l’amour, le courage…) plutôt qu’à la peur ou à la haine !
– Et il n’a rien contre les élites, c’est le moins qu’on puisse dire ! Il faut dire qu’il en fait partie, et qu’il est soutenu par elles, qui le reconnaissent comme un des leurs, plus que par les couches populaires…
– Cela ne me choque pas.
– Vous êtes sous le charme…
– Disons que je le trouve sympathique, intelligent, culotté, courageux… Et puis il a osé tenir un discours europhile, quand tous les autres se servaient de l’Europe comme d’un bouc émissaire ou d’un repoussoir !
– Et un discours progressiste, quand tous les autres surfaient sur la vague nostalgique, passéiste ou catastrophiste…
– Et un discours humaniste, quand tant d’autres prônaient le repliement protectionniste, nationaliste, voire xénophobe…
– Mais le voilà au pied du mur : sur les migrants, il ne fait guère autre chose que ses prédécesseurs…
– Le peut-il ? Et pourquoi devrait-il le faire ?
– Au nom de la morale : au nom de l’humanisme, comme vous disiez…
– C’est bien le problème ! Sur cette question des migrants, il y a une espèce de contradiction entre ce que la morale requiert et ce que la politique suppose.
– Que voulez-vous dire ?
– Que la morale ne fait aucune différence entre un Français et un immigré clandestin (tous sont égaux en droits et en dignité), ou que si elle en faisait une, ce serait au bénéfice du plus faible, du plus démuni, donc presque toujours du migrant… Alors que la politique, elle, fait une différence très claire entre les deux : l’un est Français, l’autre non. Or la politique de la France est au service d’abord des Français et de leurs intérêts…
– Discours de droite…
– S’il faut, pour être de gauche, renoncer à défendre l’intérêt national, la gauche n’est pas près de revenir au pouvoir !
– Mais les populistes, surtout à droite, reprocheront toujours à Macron de ne pas privilégier assez la France, par rapport à l’Europe ou aux migrants…
– Comme d’autres, à gauche, lui reprocheront de n’être pas assez favorable aux migrants…
– Populisme, d’un côté…
– Qui oublie la morale !
– Angélisme, de l’autre…
– Qui oublie la politique !
– Pauvre Macron, s’il veut tenir compte à la fois de la morale, qui est désintéressée, et de la politique, qui ne l’est jamais ! Le voilà voué à ne faire que des mécontents…
– Raison de plus pour le soutenir !

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