Patrimoine. Aux États-Unis comme ailleurs, intégrer le don dans l’évolution de son patrimoine est une réflexion qui survient désormais dès 40 ans.
x
Patrimoine. Aux États-Unis comme ailleurs, intégrer le don dans l’évolution de son patrimoine est une réflexion qui survient désormais dès 40 ans. © iStockphoto / lovelyday12
N° 126 - Été 2018

Les nouveaux philanthropes

Ne dites plus charité mais investissement. Ne les appelez plus donateurs mais « philanthropreneurs ». La philanthropie a changé ces dernières années pour embrasser une vision utilitariste, tournée vers l’efficacité, voire le rendement. Mais le pouvoir croissant des philanthro-capitalistes suscite des inquiétudes.

Quarante-cinq milliards de dollars, soit 99% de leurs parts au sein de Facebook. C’est ce que Mark Zuckerberg et sa femme Priscilla Chan se sont engagés, fin 2015, à dédier à leur projet philanthropique. Comme le puissant couple de trentenaires, 124 autres milliardaires américains se sont engagés à donner plus de la moitié de leur fortune à des œuvres de charité, signant symboliquement le « Giving Pledge » (« Promesse de don », ndlr) lancé par Bill Gates et Warren Buffett en 2010.

La philanthropie n’est pas un phénomène nouveau. Les États-Unis se sont d’ailleurs largement construits en s’appuyant sur la société civile, et notamment sur ses citoyens les plus fortunés. La tradition du don est fermement ancrée dans l’Histoire américaine et intimement liée aux racines religieuses du pays. Son poids est gigantesque : la philanthropie représente 10 % de l’économie américaine et 10 % des emplois, selon l’OCDE. D’après le National Center for Charitable Statistics, il existerait pas moins de 465 000 ONG et fondations privées outre-Atlantique.

Mais la philanthropie a changé, depuis l’époque des John Rockefeller et Andrew Carnegie, les plus célèbres philanthropes du XXe siècle. Certes, les méga-donateurs de notre siècle ont, comme leurs ancêtres, de grandes ambitions, à commencer par la première : « rendre le monde meilleur ». Comme hier, ils sont toujours majoritairement âgés et ils continuent de financer, via des bourses ou subventions, des institutions bien établies – les principaux dons, aux États-Unis, vont encore et toujours aux universités, aux hôpitaux et aux grandes institutions culturelles. Ainsi, comme les fondations Rockefeller et Carnegie, celle de Bill et Melinda Gates finance en priorité l’éducation et la santé.

« Cela dit, la philanthropie américaine est vraiment en train d’opérer des changements sismiques en ce moment », explique David Callahan, fondateur du site de référence Inside Philanthropy et auteur l’an dernier de The Givers, examen approfondi de ce qu’il appelle « le nouvel âge d’or de la philanthropie ». Du profil des philanthropes aux causes qu’ils soutiennent, en passant par la manière dont ils donnent ou leur degré d’investissement personnel, de nombreuses mutations sont en cours, aux États-Unis, en Europe et ailleurs dans le monde. Le changement le plus visible et le plus impressionnant – celui qui vient accréditer la thèse d’un nouvel « âge d’or » – tient aux montants donnés : de 1996 à 2016, les dons totaux (individus, fondations, legs et dons d’entreprise) ont presque triplé aux États-Unis, passant de 143 à 390 milliards de dollars, selon les chiffres du Giving Institute, qui publie chaque année le montant total des dons. En s’engageant à donner plus de 50 % de leur fortune, les méga-donateurs du Giving Pledge font également évoluer la philanthropie dans une autre dimension.

DE MARS 2016 À MARS 2017, LE NOMBRE DE MILLIARDAIRES A AUGMENTÉ DE 13%

Émergence des philanthro-capitalistes

Les riches sont indéniablement de plus en plus nombreux, et de plus en plus riches : selon UBS, les avoirs des milliardaires de 14 pays ont été multipliés par sept en vingt ans. Ils atteignent, selon le magazine Forbes, plus de 7 000 milliards de dollars. De mars 2016 à mars 2017, le nombre de milliardaires a augmenté de 13 % – ils sont aujourd’hui plus de 2040 selon Forbes. Et si, dans les grandes lignes, le profil des philanthropes du XXIe siècle n’a pas tellement changé, de nouveaux acteurs ont émergé au cours des deux dernières décennies. « Les nouveaux donateurs sont très hétérogènes dans leur background, leur façon de penser et leur approche (de la philanthropie, ndlr) », souligne David Callahan.

L’immense majorité des philanthropes a toujours plus de 60 ans, mais plusieurs trentenaires à l’image de Mark Zuckerberg ont fait leur apparition au tableau des méga-donateurs. Aux États-Unis comme ailleurs, intégrer le don dans l’évolution de son patrimoine est une réflexion qui survient désormais dès 40 ans, alors que la question se posait rarement avant 60 ans au siècle dernier.

La plupart des donateurs viennent toujours de l’industrie, de l’immobilier ou de la finance, mais quatre des neuf principaux donateurs américains ont fait fortune dans les nouvelles technologies. Et si les grandes fondations créées par Rockefeller et autres Carnegie continuent de jouer un rôle de premier plan, les plus importantes figures de la philanthropie aujourd’hui sont des donateurs vivants. Avec pour principaux représentants Bill Gates et Warren Buffett, on les surnomme les « philanthro-capitalistes », un concept popularisé par Matthew Bishop et Michael Green dans leur livre Philanthrocapitalisme : comment le don peut sauver le monde. « Dans le business, ces philanthro-capitalistes sont habitués à enregistrer des succès sur une grande échelle, à penser en grand et à agir. Si cette approche marche pour gagner de l’argent, estiment-ils, pourquoi ne marcherait-elle pas pour en donner ? » écrivaient les deux auteurs en 2008.

Les philanthropes de plus en plus acteurs de leur générosité

Ces nouveaux donateurs n’envisagent plus (seulement) leur don comme de la charité mais comme un investissement. Les nouveaux riches s’inscrivent de moins en moins dans une tradition familiale et n’hésitent plus à critiquer la philanthropie traditionnelle, incarnée par Rockefeller, Ford et Carnegie. Eux veulent s’inspirer des méthodes qui ont porté leur réussite financière – dans la Silicon Valley ou Wall Street. Pour eux, la philanthropie doit s’inspirer de l’exigence dont font preuve les investisseurs de capital-risque. C’est ce que le philosophe Peter Singer appelle «l ’altruisme efficace », où comment la logique économique peut et doit s’appliquer à l’acte de donner.

Pour mesurer le succès de cette logique auprès des philanthropes d’aujourd’hui, il suffit d’observer l’émergence de cabinets de conseil en philanthropie. Certains, comme Give Well ou la Fondation Epic, fondée par le Français Alexandre Mars, ont même fait de l’altruisme efficace le cœur de leur action : leur mission principale est de sélectionner, parmi des centaines d’œuvres, celles qui rendront le don « le plus efficace ». Chaque dollar donné doit permettre de sauver un maximum de vies. Dans le secteur de la philanthropie, on n’hésite plus à parler de « business model », d’impact ou de « retour sur investissement ».

D’ailleurs, le don ne passe plus forcément par une fondation ou un organisme à but non lucratif. Ainsi, c’est dans une LLC (Limited Liability Company), c’est-à-dire une entreprise, que Mark Zuckerberg et sa femme ont décidé de placer l’argent destiné à leurs œuvres philanthropiques. Ce qui leur permettra de placer cet argent dans des œuvres de charité, mais également dans des entreprises «agissant dans l’intérêt commun».

Trop de pouvoir aux mains d’une élite ?

Mais pour de nombreux critiques, cette indépendance des philanthro-capitalistes est surtout synonyme de manque de transparence et de démocratie. La Chan Zuckerberg Initiative aura peut-être plus de moyens financiers que certains États pour accomplir de grandes choses, mais du fait de sa structure juridique, elle ne devra rendre de comptes à personne – contrairement à un État. Une LLC n’est pas tenue de dévoiler la liste des subventions qu’elle accorde, ni celle des bénéficiaires. Les fondations et autres organismes de charité ne font l’objet d’aucune régulation, et encore moins de surveillance – en revanche, ils permettent à leurs donateurs de bénéficier d’allègements fiscaux considérables.

Certes, comme en convient David Callahan, les riches philanthropes pensent réellement qu’ils peuvent résoudre certains problèmes par une expansion des marchés ; ils ont une foi sincère en un capitalisme débridé. Mais si les méga-donateurs n’ont reçu, ces dernières décennies, que des éloges pour leur générosité, des chercheurs et des journalistes plus sceptiques ont commencé à soulever les limites de ce philanthro-capitalisme.

Comme le relève David Callahan dans The Givers, la vision entrepreneuriale des philanthropes d’aujourd’hui est une vision court-termiste qui suscite parfois des attentes irréalistes, pesantes pour les bénéficiaires de cet argent. Il va même plus loin et souligne que l’image dominante d’une philanthropie basée sur l’utilitarisme est très erronée : il y a parfois une grande inadéquation entre les besoins sur le terrain et les efforts des philanthropes. Ainsi, on peut s’interroger sur les sommes mobilisées – par Bill et Melinda Gates notamment – pour lutter contre la polio, maladie presque éradiquée, alors que le paludisme et d’autres maladies tuent des millions de personnes chaque année.

DANS LE SECTEUR DE LA PHILANTHROPIE, ON N’HÉSITE PLUS À PARLER DE ‹ BUSINESS MODEL ›, D’IMPACT OU DE ‹ RETOUR SUR INVESTISSEMENT ›.

Enfin, d’autres observateurs s’inquiètent que les méga- donateurs et leurs entreprises puissent imposer leurs priorités dans des institutions internationales comme l’Organisation mondiale de la santé. Quand on sait que le budget de la Fondation Bill & Melinda Gates dépasse celui de l’OMS, la question se pose. Toute la difficulté est de parvenir à mesurer cette influence.

Les philanthro-capitalistes (et certains hommes politiques) en sont persuadés : la charité privée est le meilleur moyen d’améliorer les conditions de vie. Mais la hausse du volume total des dons au cours des vingt dernières années n’a pas réduit les inégalités. Selon de nouvelles données du Credit Suisse, 42 personnes possèdent désormais autant que la moitié la plus pauvre de l’humanité.

Étienne Eichenberger

Interview du fondateur du cabinet de conseil WISE, basé à Genève, par Charlotte Alix

– Les grandes fortunes passent de plus en plus par des cabinets de conseil comme le vôtre pour mettre en place et gérer leur projet philanthropique. Comment expliquer cette tendance ?

– Plus de la moitié des fondations suisses – 57 % exactement – ont été créées ces vingt dernières années. La philanthropie est un secteur en hausse, et ceux qui s’y adonnent veulent le faire différemment, et de leur vivant. Avant, le terme « conseil en philanthropie » n’existait pas, le monde des fondations reposait sur le bénévolat. Mais il y a désormais un désir de la part des philanthropes de bien faire, de soutenir les bonnes organisations, de s’assurer que son argent va faire une différence – on peut parler de performances, d’impact, de résultats. La philanthropie avait besoin de se professionnaliser pour répondre à ces besoins.

– Quelles sont les évolutions que vous observez dans la philanthropie d’aujourd’hui ?

– Le fait de vouloir donner existe depuis la nuit des temps. Les motivations n’ont pas changé, tout comme – malheureusement – les sujets que l’on essaie de couvrir. Le « pourquoi » et le « vers quoi » sont assez similaires, mais ce qui est en train de changer c’est le « comment ». Les pratiques et les outils évoluent, avec l’émergence des fonds abrités, de la venture philanthropie, de l’impact investing. Cela rejoint une autre évolution, qui est celle du profil des philanthropes. En une décennie, on est passé de 3/4 d’héritiers, à 3/4 d’individus ayant fait personnellement fortune. Les fortunes se font rapidement et ces millennials se tournent vers la philanthropie avec beaucoup d’impatience.

– Le monde est-il entré dans un nouvel âge d’or de la philanthropie ?

– Il faut être modeste : la croissance de la philanthropie est aussi synonyme d’une certaine fragilité des ressources des États. Beaucoup de causes que soutiennent les philanthropes sont le reflet de responsabilités que les États n’exercent pas comme ils le devraient. Je ne considère pas que la croissance de la philanthropie soit un âge d’or heureux.

Footnotes

Rubriques
Tendances

Continuer votre lecture