N° 147 - Été 2025

Quand notre cerveau nous trompe

Chercheur en psychologie sociale, Pascal Wagner-Egger étudie les biais cognitifs, ces petites histoires qui nous persuadent d’être dans le vrai er nous enfoncent dans l’erreur sans qu’on s’en aperçoive.

Qu’est-ce qui nous fait croire à l’horoscope et nous rend persuadés que la terre est plate ? Ou qu’on dort moins bien les soirs de pleine lune, que tout le monde est plus bête que nous et que le réchauffement climatique n’est pas si important, puisqu’il y a encore de la neige en hiver ? « L’attrait narratif de certaines histoires, qui favorisent nos biais cognitifs », réplique Pascal Wagner-Egger, chercheur en psychologie sociale au Département de psychologie de l’Université de Fribourg. Auteur notamment de Psychologie des croyances aux théories du complot (Éd. Presses universitaires de Grenoble), et de Méfiez-vous de votre cerveau (Éd. 41), ce spécialiste des raisonnements fallacieux et théories complotistes vulgarise inlassablement auprès du grand public les mécanismes qui nous poussent dans les bras du populisme, ou simplement de la pensée naïve quotidienne. Car tout le monde peut devenir plus intelligent. Il suffit pour cela d’avoir un raisonnement un peu moins paresseux.

Qu’est-ce qu’un biais cognitif exactement ?

Il s’agit d’une erreur de raisonnement due à l’utilisation de ce qu’on nomme une heuristique, qui est un raisonnement court, facile et rapide. Car notre cerveau possèderait en réalité deux systèmes de pensée, l’un intuitif, et l’autre plus analytique. Le premier est néanmoins très utile puisqu’il permet de prendre vite une décision dans une situation où l’on n’a pas le temps de tout analyser. Dans le sport, par exemple, dès qu’on vous lance une balle, vous devez estimer rapidement l’endroit où elle va retomber. Le cerveau est obligé d’utiliser régulièrement des raisonnements courts, faciles et rapides, surtout en cas de danger, pour la survie de l’organisme. Si vous entendez un bruit dans une forêt sombre, vous allez tout de suite l’associer à un risque. Même s’il y a plus de chance qu’il s’agisse du vent, ou d’un animal inoffensif, que d’un prédateur dans une forêt suisse. Ce raisonnement est un biais de corrélation illusoire, consistant à faire un lien entre deux choses, sans être sûr de l’existence de ce lien. Quand ce biais intervient dans le champ de la connaissance, c’est alors problématique.

Selon vous, nous sommes constamment influencés par des dizaines de biais cognitifs. Lesquels sont les plus courants ?

Il existe un codex des biais cognitifs, un site internet qui les a recensés. L’un des plus courants est le biais de confirmation : la tendance à favoriser les informations qui confirment nos propres croyances, au détriment de celles qui les infirment. On constate ainsi que les gens préfèrent aller chercher des informations qui vont dans le sens de leurs hypothèses. Même les personnes les plus savantes peuvent avoir ce biais. C’est la raison pour laquelle la méthode scientifique reste le meilleur moyen de remettre en question nos croyances, en se tournant vers des données réelles. Le biais d’intentionnalité est également très courant et sévit, notamment, dans les théories du complot ou la religion. Il consiste à croire à une intervention humaine derrière les événements, tel qu’imaginer que des services secrets ont voulu tuer la princesse Diana plutôt qu’envisager la malchance d’un accident.

Existe-t-il des groupes sociaux plus sensibles que d’autres à tous ces raisonnements erronés ?

Sur le plan politique, on a remarqué que plus on avance vers l’extrême droite, plus il y a de croyances dans les théories du complot. Des études relèvent que ces croyances augmentent aussi un peu à l’extrême gauche.

Cela s’explique assez bien : les théories complotistes sont une remise en question du système qui peut être utile aux deux extrêmes politiques. Selon les statistiques, les personnes qui souffrent le plus des inégalités sociales, ou avec un faible niveau d’éducation, sont par ailleurs plus sensibles aux croyances complotistes. Mais le conformisme peut aussi les favoriser. Dès que vous êtes dans un groupe, vous aurez tendance à adopter ses opinions. C’est le phénomène de « preuve sociale » : les gens que j’apprécie le pensent, donc c’est vrai. Dans le complotisme, on observe aussi beaucoup le biais de supériorité illusoire, qui consiste à penser que l’on connaît la vérité, contrairement aux autres, qui ne sont que des moutons plongés dans l’erreur. Ce biais procure un sentiment très narcissique d’unicité.

Comme on a pu notamment le constater durant le Covid, quand certains se sont ralliés aux théories du professeur Raoult, le niveau d’étude ne protège pas des biais. Des personnes pourtant instruites tombent aussi dans les fausses croyances.

L’un des mécanismes en jeu est le biais de surestimation, qu’on appelle aussi l’effet Dunning-Kruger. Il touche ceux qui, lorsqu’ils se renseignent sur un sujet nouveau, vont avoir tendance à surestimer leurs connaissances, et se considérer comme des experts, même si ces sujets nécessitent des années de formation et de connaissances, comme c’est le cas dans la médecine ou la géopolitique. Le niveau d’éducation peut même s’avérer dangereux par le phénomène de cognition motivée. Il ne s’agit alors plus seulement de biais cognitifs, mais d’un prosélytisme au service d’une idéologie trompeuse. Cela concerne ce champ de pseudo-experts médiatiques qui disent tout et n’importe quoi, mais en le formulant si bien qu’ils donnent l’illusion d’avoir raison auprès d’un grand nombre de personnes. Certains producteurs de désinformation gagnent beaucoup d’argent grâce à cela.

L’époque est saturée de contenus qui submergent nos smartphones. Cette ingestion rapide d’informations favorise-t-elle aussi les biais cognitifs ?

Les réseaux sociaux renforcent la pensée rapide, et le fait de reposter des informations sans s’assurer qu’elles sont exactes, juste parce qu’elles font sensation ou indignent. Sur ces réseaux, les idées simples ont plus de succès, car elles sont les plus faciles à saisir. Ce mécanisme s’illustre par exemple à travers Donald Trump, qui a souvent tweeté sur le climat : à chaque grand froid dans une région, il demandait où était le réchauffement. Il s’agit d’un cas typique de biais cognitif, celui du caractère vivant de l’information. C’est-à-dire que nous sommes tous beaucoup plus influencés par un élément concret que par des éléments abstraits. Ainsi, pour comprendre la réalité du réchauffement climatique, il faut s’intéresser à la science et aux statistiques, qui nous disent qu’il y a un réchauffement en moyenne, sur l’année, avec aussi une augmentation des épisodes extrêmes, donc parfois très froids. Bref, il faut lire les rapports du GIEC, et faire de la science du climat. Au lieu de cela, ce biais préfère tout simplifier. Et il participe au populisme.

SI ON DOUTE DE TOUT, ON PLONGE DANS LE COMPLOTISME. IL S’AGIT DONC PLUTÔT D’OPÉRER UN DOUTE MÉTHODIQUE, LE DOUTE MODÉRÉ DES SCIENTIFIQUES.

Pascal Wagner-Egger, psychologue

Quel serait le remède, douter de tout ?

Si on doute de tout, on plonge dans le complotisme. Il s’agit donc plutôt d’opérer un doute méthodique, le doute modéré des scientifiques. Car la science est un mélange de doute et de certitude. Plus aucun scientifique ne doute par exemple du fait que les espèces évoluent. On pourrait néanmoins remettre aussi en question cette idée, et c’est en cela que la science se distingue de la religion. Mais il faudrait pour cela réaliser des centaines d’années de travaux de recherche, étant donné qu’il s’agirait d’une véritable révolution scientifique. En réalité, le doute se présente surtout face à une nouvelle théorie ou un nouveau phénomène, qui doivent être longuement corroborés avant d’être considérés comme provisoirement ou quasi définitivement vrais. Pour contrer nos propres biais, il faut essayer d’aller trouver des sources scientifiques, au lieu de se fonder sur notre propre opinion. Notamment parce qu’il existe, hélas ! un biais pernicieux : le biais du point aveugle, qui consiste à mieux percevoir les erreurs de raisonnement des autres que les siennes.

L’intelligence artificielle peut-elle favoriser davantage de biais cognitifs ?

C’est un outil qui n’est ni bon ni mauvais, en soi. Une étude démontre ainsi qu’on peut diminuer les croyances complotistes à l’aide d’une IA, car cela n’est pas une institution, ou son représentant, qui vous dit de croire en ceci ou cela, mais un outil relativement neutre qui connaît tous les arguments. Puisque dans les théories du complot sévit souvent ce qu’on appelle le millefeuille argumentatif : un empilement d’éléments en apparence bizarres. Et l’intelligence artificielle, qui a incorporé les réponses à ce millefeuille dans son apprentissage, est capable de contre-argumenter longuement face à toutes ces théories. On a même constaté que trois séances de dix minutes peuvent réduire de 20% les croyances conspirationnistes de certains. Mais cela n’empêche personne de programmer une IA complotiste, puisqu’elle reste un outil, capable d’énoncer des études scientifiques imparables ou de stimuler les pires biais idéologiques.

Peut-on convaincre soi-même une personne enfermée dans ses biais cognitifs ?

C’est difficile, car on ne peut pas prêcher ceux et celles qui sont déjà convaincus. Il existe néanmoins plusieurs niveaux de conviction, et cela vaut la peine de discuter. Je le fais moi-même sur les réseaux sociaux, en donnant des arguments. Face aux plus convaincus, le risque est de les radicaliser encore plus, car ils se vexent quand on leur dit qu’ils ont tort. Les moins persuadés peuvent être influencés par les bons arguments. À la longue, des gens ultraconvaincus peuvent également sortir du complotisme, ou d’une emprise sectaire, grâce à cela. Ceux qui y parviennent disent que ce long processus a démarré par des arguments ayant provoqué une dissonance cognitive : petit à petit, des choses ont semblé ne pas coller parfaitement à leur doctrine, jusqu’à la déconversion. Selon moi, il n’est donc jamais inutile d’essayer de convaincre. Cela dit, une croyance extrême est irréfutable. Quand un créationniste à qui vous expliquez qu’il existe des fossiles de dinosaures datant de millions d’années vous répond que Satan les a mis là pour vous faire croire à la science, il sera impossible de le faire changer d’avis…

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