N° 129 - Été 2019

Qu’est-ce que le fanatisme ?

Sur le lit de mort de Madame Bovary, durant la veillée funèbre, deux ennemis irréconciliables s’affrontent : l’abbé Bournisien, calotin ignare et sectaire et le pharmacien Homais, voltairien convaincu, héritier des Lumières qui vomit l’Église et ses Ténèbres. L’abbé ne connaît qu’un livre, le Nouveau Testament, ne se reconnaît qu’un maître : Dieu. Homais ne révère que la science qui brise les préjugés et affranchit l’homme des sornettes bibliques en le rendant libre, maître et possesseur de la nature. Le génie de Flaubert dans ce dialogue savoureux n’est pas de prendre parti en faveur de la soutane ou de l’apothicaire, c’est de montrer dans l’affrontement nocturne de ces personnages le risque d’une double bêtise : scientiste ou religieuse. Ce qui frappe dans les propos échangés, c’est leur similitude : l’abbé comme le pharmacien récitent tous deux un catéchisme. La science ne veut tuer la foi que pour être déifiée à son tour, s’enfermer, elle aussi, dans les certitudes inébranlables : elle n’a combattu la religion que pour devenir religion à son tour. D’ailleurs au petit matin, Bournisien et Homais, unis par une même faim, se mettent à trinquer et attaquent un solide repas en s’avouant : « Nous finirons bien par nous entendre. »

LE FANATISME EST À LA SUPERSTITION CE QUE LE TRANSPORT EST À LA FIÈVRE, CE QUE LA RAGE EST À LA COLÈRE (...)

Le mot « fanatique », issu du latin « fanaticus » serviteur du temple, apparaît chez Rabelais en 1532 mais le substantif proprement dit date de 1688 où il est utilisé par Bossuet pour stigmatiser les calvinistes et les quiétistes, alors ennemis jurés de Rome. Est fanatique celui qui se croit directement inspiré par Dieu et délaisse la doctrine au profit des visions de son cerveau ou de son imagination. C’est Voltaire, effrayé à la vue des convulsionnaires du jansénisme, qui invente littéralement le mot, dans son acception moderne, en écrivant en 1764 dans son dictionnaire philosophique : « Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère (…). Ces gens-là sont persuadés que l’Esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre. Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? » À cette époque, le fanatique ne peut être que l’hérétique de l’autre religion, mais le subterfuge est transparent : quand Voltaire dédie au pape Benoît XV sa pièce Mahomet ou le fanatisme, le souverain pontife n’est pas dupe et accueille très fraîchement cette création, comprenant que Voltaire, à travers la fable des mahométans, parle en réalité des papistes et du christianisme. L’ironie, c’est que cette même pièce ne peut être jouée aujourd’hui que sous protection policière, les dévots de l’islam menaçant les acteurs de leurs foudres s’ils la mettent en scène.

Traditionnellement, le fanatisme est donc associé aux religions, au point que pour beaucoup croyance et fanatisme sont devenus synonymes et forment ce mélange de cruauté et d’imbécillité que Karl Marx appellera plus tard l’opium du peuple. Tout irait pour le mieux si la première modernité, issue des Lumières, dans sa volonté de fabriquer un homme nouveau délivré de la superstition, de l’ignorance et de la misère, n’avait sombré à son tour dans une forme de prosélytisme tout aussi violent que l’autre. Un fanatisme de la modernité s’est substitué au fanatisme de la foi, plus imperméable à la contestation car né lui-même d’une contestation. La Raison, dans son triomphe, a recréé un esprit d’autorité, a donné lieu à de nouveaux dogmes aussi péremptoires que les anciennes scolastiques. En s’auto-déifiant, la vigilance des Modernes a recréé un gisement de nouveaux préjugés : tout a été soumis à la critique sauf la critique elle-même. L’instrument même qui devait assécher le zèle immodéré en a alimenté un autre, a créé de nouveaux possédés. Que la croyance dans le Progrès ait pris l’aspect d’une Foi avec ses Grands Prêtres et ses Grands Inquisiteurs est incontestable.

Les hideuses religions séculières que furent le nazisme et le communisme et leurs variantes maoïstes, polpotiennes, castristes, avec leurs rituels mortifères, leurs massacres de masse n’avaient rien à envier aux pires théocraties dont elles se voulurent, au moins pour le bolchevisme, la négation radicale. On a plus tué au XXe siècle contre Dieu qu’au nom de Dieu et les attentats djihadistes du XXIe siècle n’ont pas égalé pour l’instant ces orgies sanguinaires. Le zèle totalitaire est un zèle de la volonté, la certitude que tout ce qui existe peut être transformé par la libre décision des hommes et que doit être éliminé quiconque s’oppose à cette reconstruction d’un monde meilleur. « La politique, disait Robespierre, est la guerre de l’humanité contre ses ennemis. » Cela ne laisse guère de place au désaccord : cette ontologie de la radicalité fait froid dans le dos. Qui parle au nom de l’humanité, qui décide de ses ennemis, de ses amis ? Il n’empêche que nazisme et communisme ont été vaincus par des régimes démocratiques eux-mêmes inspirés des Lumières et fondés sur les droits de l’homme et le pluralisme. Après le désastre du XXe siècle, la modernité est devenue critique d’elle-même et a porté le soupçon sur ses propres idéaux. Elle a dénoncé la sacralisation d’une Raison technicienne devenue folle et aveugle à sa propre hystérie. Elle s’est montrée capable de penser ses erreurs, d’acquérir une certaine sagesse des limites et une intelligence du pluralisme. Mais par là même, elle se montre plus fragile face aux élans sauvages des imprécateurs et des fous de Dieu. En érigeant la tolérance en religion civile, elle doit tolérer aussi l’intolérance de ses ennemis à son égard.

L’on pourrait définir le fanatisme comme une maladie de la vérité en crise. La foi certaine d’elle-même n’est pas en crise : elle peut être cruelle, barbare même au regard de nos critères actuels mais elle reste dans la candeur, dans la certitude de son absolue nécessité. Elle dégénère dès lors qu’elle perd sa légitimité et se raidit. Le fanatisme est donc le triomphe du chiffre deux, eux et nous, le bien contre le mal, la vertu contre le vice. De quoi avons-nous peur face aux divers intégrismes ? Moins de leur vigueur que de notre apathie. C’est pourquoi nos gouvernements, face à n’importe quelle agression, pratiquent trop souvent la reculade, la compromission plutôt que d’affronter le mal. Autant le scepticisme peut être un contrepoids aux extrêmes, autant il rend les idéaux exsangues, les normes interchangeables. Tout se vaut alors, les régimes pluralistes comme les autoritaires. Dans la grande nuit de l’équivalence, les égorgeurs valent les fidèles ordinaires. Le relativisme engendre l’indifférence et donc la complaisance envers l’abominable.

LE FANATISME EST LE TRIOMPHE DU CHIFFRE DEUX. EUX ET NOUS. LE BIEN CONTRE LE MAL. LA VERTU CONTRE LE VICE.

Mais le fanatisme se nourrit des concessions qu’on lui fait : tel un brasier, il s’alimente de notre renoncement, se propage, se fortifie dès qu’on tente de l’apaiser. Et comme la démocratie est ce régime qui, pour se légitimer, ne cesse de se remettre en cause, elle est atteinte au cœur par ces idéologies qui ne font jamais l’expérience de la remise en question. Face aux enragés de la foi, nos sociétés disposent de la force militaire et policière. Mais leur arme principale reste leur vigueur intellectuelle et la douceur de leurs mœurs : à l’ardeur des insensés, elles opposent l’ironie, l’incrédulité, la réfutation, encouragent partout la modération, offrent aux jeunesses désœuvrées l’issue autrement exaltante de la réussite individuelle et de l’épanouissement. Enfin, l’Europe a connu cette maladie et en est sortie par le haut, une première fois après la Révolution française, une seconde après 1945 et 1989 quand elle a vaincu les deux totalitarismes : nazi et communiste. Le refus de l’obscurantisme violent est une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, sur notre lâcheté comme sur notre férocité potentielle. En définitive, les fanatiques nous tendent un piège mortel : leur ressembler. « Veille, en combattant un monstre, à ne pas devenir un monstre toi même. » (Nietzsche)

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