N° 125 - Printemps 2018

Mon parc automobile m’a coûté plus cher que ses jardins à Louis XIV

Des contemporains jaloux, sans aucune raison puisqu’ils possédaient sur leur compte en banque beaucoup plus que les sommes dont m’ont dépossédé mes VDD (Voitures Dispendieuses et Déraisonnables), m’ont souvent reproché de vivre au-dessus de mes moyens. Parvenu à l’âge où l’on ne cache plus rien car on est persuadé que dire la vérité constitue une ultime façon d’exister, je souhaiterais me justifier. Si j’ai vécu au-dessus de mes moyens c’est parce que ces derniers me paraissaient inférieurs à la moyenne de ceux qui eussent donné l’impression que j’étais né avec une cuillère d’argent dans la bouche alors, qu’en fait de métal précieux, je n’ai connu le vermeil qu’à 60 ans et grâce à ma carte senior. C’est aussi parce que la dernière réincarnation du diable est l’inventeur du crédit qui permet, qui autorise, – que dis-je ? – qui avalise toutes les folies. Avec en filigrane la ruineuse devise : « Profitez sans attendre de ce que la vie avait refusé de vous offrir jusqu’à aujourd’hui et que vous paierez beaucoup plus cher à partir de demain. » Il faut croire que ce commerce démoniaque périclitait car il a fallu inventer le prêt à taux zéro pour recruter de nouvelles proies. Aux conditions consenties pour que je puisse faire emplette de bolides de plus en plus hors de prix s’ajoutaient des frais de dossier et d’enregistrement, des assurances sur la vie et sur le chômage alors que je n’ai jamais cessé de travailler un seul jour. Mais c’est aussi parce que nous évoluons au sein d’une société cruelle et perverse où il faut d’abord feindre la prospérité avant de l’obtenir que mon parc automobile m’a coûté plus cher que les jardins de Versailles à Louis XIV. Bien sûr, j’exagère un peu, mais mes fuites de radiateur ont parfois ressemblé aux Grandes Eaux. La semaine passée, je me suis séparé de mes deux dernières VDD qui m’ont quitté sans même un appel de phare en laissant des inconnus s’emparer de leur volant.

FEINDRE LA PROSPÉRITÉ AVANT DE L’OBTENIR.

Je fais grief aux constructeurs, aux concessionnaires, aux chefs d’atelier, aux vendeurs d’accessoires, aux marchands de chrome et aux deux millions de sous-traitants de la profession de m’avoir rançonné pendant plus d’un demi-siècle. Avec des capots de plus en plus longs et des compteurs de vitesse justiciables des radars de plus en plus tôt. Je n’évoque que pour mémoire les assureurs pour lesquels un cabriolet Jaguar a conservé jusqu’à la casse la valeur vénale fixée le jour de la signature du contrat. Sans oublier les pompistes qui, en échange de pleins de plus en plus onéreux en dépit de la contenance invariable des réservoirs, m’ont forcé sur le tard à nettoyer mon pare-brise et à vérifier la pression de mes pneus. Tout était bon : un salon de l’Auto à Paris ou à Genève ; la sortie d’un modèle anniversaire (la F40 du Commendatore qui me donnait dans les tunnels l’impression de diriger un orchestre symphonique en plus de ses 800 chevaux). Que d’occasions trompeuses, proposées sans garantie et dont le moteur rendait l’âme alors que j’étais loin d’avoir acquitté ma dernière traite. Sans cette honnête mafia, j’aurais vécu paisiblement en économisant chaque mois de quoi m’offrir au jour de la retraite un vélo qui serait peut-être électrique. Qu’importe ! La dureté des temps et une fiscalité confiscatoire m’ont dessaisi de ce qui constituait la part la plus importante de mon charme personnel (ah ! la petite auto-stoppeuse qui, à peine montée dans ma Lamborghini, avait cru bon de m’informer qu’elle venait de rompre avec le propriétaire d’une Aston Martin…). Il m’en reste les souvenirs qui, eux, ne paient pas d’assurance et ne connaissent jamais de pannes pour peu qu’on conserve quelque mémoire.

Les feuilles mortes se ramassaient à la pelle

Je n’ai qu’à actionner une autre petite manette portant la mention « Piscine » pour me replonger dans de somptueux bassins où, faute de savoir nager, je n’ai fait que barboter. Creusés à grands frais simultanément dans la banlieue parisienne, en Normandie et sur la Côte d’Azur, ils m’ont valu l’amitié d’une faune à la fois plus sportive et plus économe que moi. Des orgies de carrelage, des pool houses pouvant loger des familles de sans-abri mais n’accueillant que des hordes de pique-assiettes. À l’automne, les feuilles mortes se ramassaient à la pelle et le chauffage refusait tout service. J’ai calculé, durant un jour de pluie où je m’étais retrouvé tout seul dans mon petit paradis, que j’avais dû travailler plusieurs mois rien que pour frimer de temps à autre dix minutes. D’autant que les chères piscines exigeaient un équipement digne d’elles sous la forme de luxueuses chaises longues, de meubles en fer forgé et d’une armée de parasols me rappelant les piques des soldats sur lesquelles le baron des Adrets contraignait ses ennemis à sauter depuis les remparts de son château. Contrairement à d’autres aventuriers de l’esbroufe, je ne me suis pas offert de jet étant encore plus attaché au plancher des vaches qu’au siège de mes VDD. S’agissant du transport vertical, je me suis contenté d’un modeste ascenseur : à une place seulement et s’arrêtant après un étage. Un double plaisir car j’étais à la fois le petit liftier préposé au fonctionnement et le gros proprio ayant rayé de sa vie les marches d’escalier.

En matière de quatre-roues, j’ai tout eu. Des belles américaines plus vastes que ma garçonnière de l’époque, des anglaises dessinées par des Italiens et ma 604 long châssis carrossé par Heuliez aménagée en voiture-bureau avec deux lignes de téléphone, radio, télé, chaîne hi-fi et petits rideaux façon vichy pour occulter mes siestes. Il faut croire que cet équipage était original puisque, après avoir roulé près de 250 000 km, il me fut racheté par Peugeot qui l’expose depuis dans son musée de Sochaux. Plus tard, j’ai possédé des italiennes fringantes, de solides scandinaves et de courageuses petites françaises qui ne coulaient de bielle que si je mélangeais par mégarde les huiles de vidange. Mais jamais d’allemande avant 2000, car je ne pardonnais pas la Shoah ni Oradour-sur-Glane aux industriels d’outre-Rhin. J’ai acheté ma première Rolls en mai 1968 à la fois par provocation et parce que la télé diffusait un feuilleton à succès où l’on voyait un inspecteur de police mener toutes ses enquêtes derrière la Victoire de Samothrace. J’ai terminé la série avec deux Corniche dont l’une me fut enlevée par un incendie des freins et l’autre par le feu des enchères lorsque je décidai de m’en séparer.

DES SYMBOLES PLUS IMPORTANTS QUE LES CYLINDRÉES.

Si c’était à refaire, je garderais les plus belles dans un hangar que je ferais visiter moi-même, coiffé d’une casquette de chauffeur de maître. Je redécouvre sur le tard que, même si l’automobile est l’objet de toutes les brimades et de toutes les exactions, elle demeure le symbole de la liberté individuelle. Il m’a fallu beaucoup de temps et d’argent pour comprendre que les marques, les cylindrées, la puissance d’accélération, l’aérodynamisme, l’odeur du cuir, le moelleux des sièges avaient moins d’importance que la disponibilité de l’ensemble puisque, à toute heure du jour et de la nuit, elle pouvait non seulement me mener là où j’avais envie d’aller mais me permettre de fuir un endroit qui soudainement ne me plaisait plus. Si mes amis se cotisaient pour faire retrouver l’une des deux cents bagnoles à l’aide desquelles j’ai tenté de me faire prendre pour ce que je n’étais pas (avec les gants troués aux phalanges des pilotes de Formule 1 ou la casquette à visière des champions de rallye), je crois que j’opterais pour la Renault, difficilement décapotable, achetée d’occasion en 1953 alors qu’elle n’était déjà plus cotée à l’argus et à bord de laquelle j’ai effectué un voyage de noces du Vésinet à Chartres et retour. Plus de six décennies ont passé. Ma Renault manquait – et pour cause – d’électronique embarquée ainsi que des raffinements techniques qui font que, désormais, il est plus facile de faire avancer ou reculer le fauteuil du conducteur que le véhicule lui-même. Les banquettes recouvertes de Skaï rouge et le pare-brise s’abaissant sur le capot feraient hurler aujourd’hui. Pourtant, elle incarne pour moi l’amour et la jeunesse.

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