The Great Day of His Wrath (1851-1853) par le peintre anglais John Martin. Malgré la pandémie du coronavirus, la fin du monde n’est sans doute pas pour demain.
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The Great Day of His Wrath (1851-1853) par le peintre anglais John Martin. Malgré la pandémie du coronavirus, la fin du monde n’est sans doute pas pour demain. © Tate Britain
N° 133 - Automne 2020

L’urgence du long terme

Durant le confinement imposé par la pandémie, l’interruption brutale de la plupart de nos routines a modifié notre perception du monde et de son rythme d’évolution. En temps ordinaire, nous nous sentons constamment décalés par rapport à je ne sais quelle dynamique vraie qu’aurait en propre la réalité : nous avons toujours l’impression de manquer quelque chose de la course que le monde fait avec lui-même, de stagner dans un retard à la fois culpabilisateur et impossible à combler. Mais pendant la pause à grande échelle que nous avons vécue, nous sommes en quelque sorte devenus « synchrones » avec le monde. Pour une fois, il ne nous devançait pas. L’histoire s’était apparemment mise en hibernation.

Un monde d’« après » ?

Le confinement nous a ainsi offert la possibilité de rebattre les cartes en matière de dynamique existentielle. Il serait intéressant d’observer si, en cette période de réclusion quasi générale, ceux qui avaient auparavant les vies les plus trépidantes se sont plus ennuyés que ceux dont les existences étaient plus tranquilles. Ou si, au contraire, ils ont apprécié l’occasion qui leur a été donnée là de creuser à l’intérieur d’eux-mêmes, de découvrir leur rythme propre, de pratiquer une sorte d’« alpinisme de l’âme ». Cela permettrait de savoir ce qui détermine les cadences de nos vies en temps normal : est-ce seulement une affaire de tempérament individuel ? Ou plutôt de circonstances et d’obligations qui nous pousseraient à épouser malgré nous de faux rythmes ?

Quoi qu’il en soit, on a dit et redit que cette pandémie allait « couper l’histoire en deux », pour reprendre une formule de Nietzsche : l’après, nous a-t-on assuré, ne sera pas la continuation à l’identique de l’avant. Avant d’accepter cette affirmation comme une évidence, il convient de garder en tête deux choses. La première est ce que les historiens nous ont appris : presque toutes les pandémies des siècles passés ont enclenché, peu de temps après leur achèvement, des mécanismes d’amnésie collective. Il s’agissait de laisser loin derrière soi les catastrophes et les traumatismes qui les avaient accompagnées. Pour le coup, les leçons qui auraient pu en être tirées n’ont guère été retenues, la priorité étant chaque fois de réactiver la vie d’avant d’une façon encore plus frénétique, de rattraper aussi rapidement que possible le temps perdu. D’une manière générale, les métamorphoses institutionnelles ou sociétales sont plus lentes que les changements d’analyses.

« LE CONFINEMENT NOUS A OFFERT LA POSSIBILITÉ DE REBATTRE LES CARTES EN MATIÈRE DE DYNAMIQUE EXISTENTIELLE. »

La deuxième chose tient en ce que la pandémie tend à radicaliser les postures du « monde d’avant ». Chaque courant de pensée la commente en effet en expliquant que cet avènement d’une sorte de « pire » lui donne clairement raison, puis l’utilise comme prétexte pour prétendre que le monde doit changer, mais sans faire apparaître d’idées véritablement neuves. Ce sont donc les idées d’hier qui sont opportunément recyclées, avec encore plus de force, car présentées comme étant, encore plus qu’il y a quelques mois, la solution. Pour le coup, les écologistes se disent encore plus écologistes, les souverainistes encore plus souverainistes, les socialistes encore plus socialistes, etc. Tous affirment, en somme, que cette crise, qu’aucun pourtant n’avait prévue, vient conforter leurs analyses antérieures, et même vient démontrer empiriquement leur justesse. Pour le coup, et jusqu’à preuve du contraire, on ne voit guère surgir d’inventions doctrinales, encore moins de conversions idéologiques.

Cependant, il se pourrait bien que le petit coronavirus, parce qu’il est parvenu à lui tout seul à faire bifurquer le destin planétaire, nous donne pour de bon l’occasion d’échapper à ces apparentes fatalités. Il a sans doute les moyens de changer le monde de façon vraiment irréversible, d’autant que nul d’entre nous ne se sentait vraiment à l’aise avec le « monde d’avant ». Ce constat n’implique toutefois pas que nous serons à l’aise dans le « monde d’après », mais au moins que, par un effet de notre volonté, ce monde pourrait être différent.

Souvenirs du présent

Procédons à un petit exercice de mémoire : qu’est-ce qui nous occupait il y a seulement quelques mois ?

J’ai d’abord le souvenir que nous faisions allègrement joujou avec le spectre de l’effondrement, voire avec celui de la fin du monde. Les réflexions sur la catastrophe étaient devenues un genre littéraire autonome. Chaque jour, on nous remettait une couche supplémentaire de noir sur l’obscurité générale. J’ai également le souvenir que dans les moments où nous laissions la fin du monde en paix (si j’ose dire), nous nous disloquions en une sorte d’immobilité trépidante, de « présentisme » effréné : nous étions submergés par un flux incessant, ensevelis sous des tonnes d’informations dont la consistance était souvent artificielle. Nous ne parlions guère que du présent, comme si le futur s’était absenté de nos représentations, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. La suite de l’histoire était ainsi laissée en jachère intellectuelle et en lévitation politique.

Or, que s’est-il passé pendant le confinement ? Bien sûr, nous étions tous concentrés sur le très court terme, cherchant la manière la plus efficace de gérer les crises sanitaires et économiques en cours, de réparer les dégâts. Dans le même temps, chacun d’entre nous se sentait invité par la force des choses à réinvestir l’idée de futur, à se projeter par la pensée au-delà du présent.

Enterrement de pestiférés à Tournai en 1349. L’une des premières représentations de la grande peste qui ravagea l’Europe au XIVe siècle. L’esprit humain a une propension à oublier les pandémies du passé.
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© Bibliothèque royale de Belgique, Brussels/Bridgeman Images
Enterrement de pestiférés à Tournai en 1349. L’une des premières représentations de la grande peste qui ravagea l’Europe au XIVe siècle. L’esprit humain a une propension à oublier les pandémies du passé.

Retour du temps long

C’est ainsi qu’en seulement quelques semaines, alors même que de multiples effondrements étaient en cours et que d’autres menaçaient de se produire, alors même que l’avenir devenait encore plus imprévisible qu’auparavant, l’idée qu’il y aura demain un monde a remplacé l’idée de fin du monde !À la surprise générale, le temps long a ainsi fait son comeback au sein de notre présent. Quant au passé récent, il semble avoir sombré dans une sorte de néant informe. N’importe laquelle des petites affaires qui excitaient tant les médias il y a cinq ou six mois nous semble désormais avoir précédé la première glaciation.

Ne soyons pas naïfs. Il se peut que ce regain de l’idée de futur ne soit qu’un feu de paille, une sorte de distraction collective à laquelle nous aurions cédé pour nous occuper l’esprit pendant le confinement. Si c’est le cas, le présentisme trouvera alors une confirmation encore plus ferme dans la suite de l’histoire, avec comme leitmotiv : le petit coronavirus va revenir (lui ou l’un de ses futurs avatars), alors jouissons autant que faire se peut dans les marges qu’il voudra bien nous accorder.

La cabane dans laquelle le philosophe et naturaliste américain Henry David Thoreau se confina volontairement pendant deux ans, entre 1845 et 1847, au bord de l’étang de Walden dans le Massachusetts.
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© RhythmicQuietude
La cabane dans laquelle le philosophe et naturaliste américain Henry David Thoreau se confina volontairement pendant deux ans, entre 1845 et 1847, au bord de l’étang de Walden dans le Massachusetts.

Inventer dans l’incertitude

Il se peut aussi que nous soyons sincères, que nous soyons vraiment en train d’accorder à l’avenir un statut digne de ce nom, que nous lui donnions de fières allures de défi, que nous l’investissions avec des idées, des scénarios, des projets, des représentations, des désirs. J’ai personnellement l’impression que c’est bien cette tâche trop longtemps délaissée que nous sommes en train de reprendre, de façon sans doute maladroite et mal assurée : nous tentons bel et bien de donner corps à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité, mais qu’il n’est pas complètement configuré, pas intégralement déterminé, de sorte qu’il y a encore place pour du jeu, des opportunités pour la volonté et pour l’invention. En somme, alors même que tout est devenu encore plus incertain qu’auparavant, je veux croire que nous nous remettons à penser le « monde d’après » en tenant compte d’une part de ce que nous voulons, d’autre part de ce que nous savons déjà, et enfin de ce que nous sommes en train d’apprendre et de comprendre dans la très étrange situation que nous vivons.

En faisant cela, mine de rien, nous redynamisons le temps en force historique ! N’est-ce pas, en soi, une bonne nouvelle ?

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