N° 142 - Automne 2023

Dans le jardin d’Éden du golf

Parcours mythique, et parfois mystique, le Old Course de Saint Andrews en Écosse a été bâti au XVIe siècle au bord de la mer. Mais le changement climatique menace ce paysage ou une simple motte de terre devient une relique.

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(St Andrews Links)
Saint Andrews, un parcours de légende entre terre et mer.

On ne devrait jamais se mettre dans des états pareils, surtout pour du golf. Pourquoi ce jeune homme, juste là devant nous, pousse-t-il de petits cris euphoriques en marchant sur le fairway du trou 17, visiblement incapable de maîtriser ses émotions ? Et pourquoi se met-il soudain à genoux pour embrasser cette herbe sèche et désolée, à l’apparence si commune sur cette terre d’Écosse ? Et cet autre golfeur, un peu plus loin, qu’essaie-t-il de cacher dans son sac de plastique – une motte de terre en train de se désagréger – comme s’il venait de commettre le hold-up du siècle ?

On le devine un peu, mais on va quand même aux renseignements. Le premier dit vivre un rêve éveillé, car, grand pessimiste de nature, il pensait ne jamais pouvoir venir jusqu’en « terre sainte », ce sont ses mots. Le second, lui, a eu la chance de pouvoir jouer le Old Course, et même si son armoire à souvenirs est remplie jusqu’à la gueule, il a tenu à embarquer un symbole plus « physique » : soit un divot, cette escalope de terre arrachée au sol après un coup de club. Un prélèvement rigoureusement interdit, mais personne pour surveiller, et on peut bien fermer les yeux sur ce vol à l’étalage qui ne ruine personne. Son plan ? « Le mettre au-dessus de la cheminée, pour pouvoir le contempler tous les jours. » Les architectes d’intérieur pourront toujours cogiter, ils ne trouveront pas mieux pour ce passionné-là.

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(St Andrews Links)
Aucun arbre, quelques bunkers… On est loin de l’abondance de végétation des golfs contemporains.

BOSQUETS CENTENAIRES

L’histoire fonctionne souvent sur des mythes, trop nombreux pour qu’on essaie de les corriger ici. Alors Saint Andrews berceau du golf, vraiment ? C’est en tout cas la version officielle, même s’il est raisonnablement permis d’en douter. Mais le golfeur passionné l’a intégrée ainsi, et fouler les fairways du Old Course génère donc des comportements irrationnels. On a joué au golf ici au XVIe siècle, et peut-être même avant. C’est aussi dans cette petite ville écossaise que les règles du jeu ont été édictées en 1754, avant que le standard de 18 trous soit validé dix ans plus tard, en 1764, pour durer aujourd’hui encore. Saint Andrews est devenu « the home of golf », un label pour l’éternité lesté d’un poids marketing indépassable. D’autres lieux pourront tout tenter, des clubs privés, des jardins artificiels, une fausse réinvention d’une discipline séculaire, rien n’y fera : c’est sur la côte est écossaise que ça se passe. L’image et la popularité de Saint Andrews s’entretiennent au fil des ans, comme un mouvement perpétuel.

Au-delà de l’histoire, pourquoi aller là-bas plus qu’ailleurs ? Déjà parce que le golf se joue ici comme il devrait se jouer partout. Les trous ont été bâtis en bord de mer, on part dans un sens, on fait demi-tour et on revient au point de départ. On est loin de l’exubérance, des végétations trop abondantes et des concours d’ego des architectes modernes. Pas d’arbres plantés n’importe où, juste des bosquets centenaires qu’on n’a pas enlevés parce qu’ils sont ici chez eux ; pas d’obstacles d’eau délirants qui avalent les balles sans restitution possible. Il y a certes un ruisseau qui serpente parmi les trous 1 et 18 (le fameux Swilcan burn), mais on n’allait quand même pas le combler sans raison. L’authenticité n’est pas un concept galvaudé, la simplicité est restée une vertu et pas un défaut. Un Écossais a un jour donné la meilleure recette possible pour la conception d’un parcours : « On sème et on tond. Pendant deux cents ans. » C’en est trop facile, du coup ?

Pas tout à fait. Déjà, le Old Course est truffé de bunkers aux lèvres de baleines profonds comme des tombes, qu’on ne voit pas toujours. On peut taper ce qu’on estime être un bon coup, pour voir sa balle finalement ensablée et les ennuis commencer. Puis, il y a la météo écossaise, généreuse ou impitoyable et changeante sur un claquement de doigts. On passe très vite du paradis à l’enfer. Tout va bien, puis tout va mal, et peut-être que ça ira mieux plus tard. Le golf comme métaphore de la vie, encore et toujours.

Alors le parcours est certes obsolète, parfois, puisque les joueurs professionnels le dominent quand les conditions de jeu sont parfaites. Mais tous louent sa valeur inaltérable, sans posture. Tiger Woods : « Il n’y a pas de meilleur parcours au monde que le Old Course ni de meilleur endroit que Saint Andrews pour jouer au golf. » Un hommage qui rappelle celui de Jack Nicklaus : « Saint Andrews, c’est tout ce que vous attendez du jeu de golf : l’histoire, la tradition, et une atmosphère à nulle autre pareille. J’ai joué ici pour la première fois en 1964, je suis tombé amoureux sur-le-champ, et l’histoire d’amour continue aujourd’hui. Et le Old Course reste le parcours le plus exigeant et le plus difficile à déchiffrer. Il est unique au monde. » Même constat chez Bobby Jones, légende du siècle dernier, pourtant bâtisseur d’Augusta, de ses pentes et ses excès, qui a ainsi résumé sa subtilité : « Plus je l’étudiais, plus je l’aimais. Et plus je l’aimais, plus j’avais envie de l’étudier. »

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(St Andrews Links)
À Saint Andrews, le paysage sert de terrain de jeu depuis le XVIe siècle.

GÉRER LA PRESSION

Discours nettement moins serein chez l’amateur, souvent rattrapé par la peur sur le tee du 1. Des joueurs sont tellement tendus qu’ils frappent des coups qui n’existent même pas, comme le raconte Steve, l’un des starters. « J’ai vu des balles partir en arrière, un caddie assommé par une balle filée à 90 degrés, et tant d’autres… Le pire, c’est peut-être pour les dames. L’été, il y a tellement de monde qui vous regarde taper votre premier coup que c’en est trop pour certaines qui préfèrent passer directement au trou suivant. »

On a eu la chance de fouler le temple, et on s’est fait avoir comme les autres. Tout allait pour le mieux, puis un petit coup d’œil en arrière, la présence de nombreux spectateurs – pas venus pour nous, évidemment, juste des promeneurs curieux de voir ce qui allait se passer – le majestueux club-house tout près, la soudaine prise de conscience d’être là, et le corps qui se glace devant la pression, la certitude que ça allait devenir très compliqué. On a eu tellement peur du hors limite situé sur la droite qu’on a mis un grand coup d’épaule et la balle est partie 80 mètres à gauche. Un coup minable, pour un sentiment de honte certain.

Jouer le Old Course, c’est faire partie d’une sorte de fraternité où chacun peut y aller de son anecdote rigolote, de sa rumeur fondée ou non, de son émotion hors du commun. On a demandé à une connaissance qui d’habitude montre une mémoire défaillante, mais qui là, curieusement, n’avait rien oublié du tout.

Arnaud est plutôt du genre mesuré, pudique même, mais il se lâche gentiment pour Saint Andrews. « J’allais avoir 30 ans, je n’étais pas au top de ma vie, j’avais même peur qu’on m’organise un anniversaire surprise, alors je suis parti à Saint Andrews en plein hiver pour jouer le Old Course. J’ai voulu voir la Mecque du golf, pour savoir si ce sport pouvait relancer ma vie et ma carrière. Les derniers kilomètres pour arriver à Saint Andrews le jour de mon trentième anniversaire ont été les plus intenses que j’ai connus – jusqu’à la naissance de mes enfants. Et les plus longs, aussi. Chaque mile me semblait faire 10 kilomètres. Je me suis arrêté pour immortaliser le moment, j’étais très ému, je crois que j’avais même touché le panneau Saint Andrews. Au départ, je comptais jouer plusieurs parcours, mais après celui-là, à quoi bon en faire un autre ? J’avais réalisé mon rêve, et il y avait ce sentiment de vide, de rêve accompli. Ce pèlerinage m’a prouvé à quel point j’aimais le golf et affirmé la certitude que je voulais travailler dedans, probablement en tant que journaliste. » Arnaud est aujourd’hui rédacteur en chef d’un magazine de golf. Par le simple pouvoir de l’apôtre saint André ? Peut-être pas. Mais peut-être bien que si, finalement.

Le golf se joue à pied et sans voiturette à Saint Andrews. La ville, serrée sur elle-même, se vit de la même façon et c’est tant mieux. La réputation de son université, fondée en 1413, reste immaculée, mais c’est bien le golf qui fait vivre la cité. Une activité si essentielle que tout a été fait pour qu’elle reste dans le domaine public. Ainsi, les sept parcours de la ville sont tous gérés par le St Andrews Links Trust, au statut d’association caritative qui lui interdit de faire des profits et l’oblige à tout réinvestir dans l’entretien et l’amélioration des lieux. Un garde-fou vertueux, pour éviter que l’endroit ne soit vendu au plus offrant et devienne une simple machine à cash. Sans surprise, le Old Course est fermé le dimanche pour permettre à tous, promeneurs comme chiens, de se balader au hasard de ses envies, sans risquer d’abîmer une terre trop aride pour vraiment souffrir.

Old Course
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(St Andrews Links)
Situé dans une zone possiblement submergée en 2050, le golf de plus de six cents ans est aujourd’hui menacé par la montée des eaux.

MONTÉE DES EAUX

La charte signée en 1552 assure au bon peuple de rester maître des lieux « pour l’éternité », nous dit-on. Mais l’érosion côtière et le réchauffement climatique pourraient déjouer le plan. Une étude de Climate Central, une organisation à but non lucratif composée de journalistes et de scientifiques spécialistes du sujet, a identifié les zones écossaises possiblement submergées en 2050. Saint Andrews est malheureusement en plein dedans, avec la crainte que les fairways ne résistent pas à la montée des eaux. Interrogé, le St Andrews Links Trust se veut pourtant rassurant. « Voilà six cents ans que ça dure, et on espère bien que ça va durer six cents ans de plus. On a déjà entamé des travaux de remise en état et de protection des dunes. On fait beaucoup d’efforts pour lutter contre l’érosion côtière et pour garantir le golf aux générations futures. »

Mauvaise surprise en 2023, cependant : le green-fee pour jouer le Old Course entre mi-avril et mi-octobre est monté à 295 livres (330 francs suisses) alors qu’il plafonnait à 195 livres (220 francs suisses) en 2020. On peut toujours se dire que ça reste moins cher que beaucoup de golfs purement commerciaux, que le prix pourrait tripler sans que la fréquentation baisse. Mais on peut tout de même craindre que la tendance ne s’inverse pas, malgré le statut à part du St Andrews Links Trust. Alors on préfèrera garder comme souvenir les étoiles dans les yeux de cet Américain, posé sur un banc juste après son parcours, qu’on a discrètement espionné tant il semblait marcher sur l’eau, et qui appelle d’abord sa fille. « Tu te rends compte, il y a des chiens qui courent sur le parcours, c’est dingue. » Avant de lancer un coup de fil à son épouse, restée au pays : « C’est à peine croyable, tous mes soucis viennent de s’envoler. »

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