N° 146 - Printemps 2025

Les architectes massacrent-ils la Suisse ?

Ces derniers mois, « Le Monde » et la « Neue Zürcher Zeitung » ont publié des articles sur l’enlaidissement supposé du pays par les récentes réalisations architecturales. Des critiques que ne partagent pas forcément les enseignants en architecture de Genève ou de Lausanne.

C’est un article qui a fait du bruit dans le petit monde de l’urbanisme suisse. Début septembre  2024, le quotidien français Le Monde publiait un texte signé de son correspondant à Genève, titré « La Suisse, un pays enlaidi par le boom de la construction ». L’analyse n’est pas tendre et commence ainsi : « La croissance soutenue de la population suisse s’accompagne d’un bouleversement de l’architecture urbaine. Les nouveaux projets de construction, qui gagnent en hauteur, mais perdent en originalité, sont jugés laids, voire désastreux. » Dès les premières lignes, on lit ceci : « Le nouveau quartier de la gare de Morges (canton de Vaud), d’une remarquable hideur de l’avis général des citoyens de la petite cité médiévale lémanique, est la copie quasi conforme de celui de Renens À moins qu’il ressemble plutôt à ceux en construction à Liestal (canton de Bâle-Campagne) ou encore à Rotkreuz (canton de Zoug)… »

Quartier des Halles.
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L’îlot sud du quartier des Halles, en face de la gare de Morges. Construit sous l’impulsion des CFF qui ont mis 200 millions de francs dans le projet, le nouvel ensemble divise l’opinion.

HARMONICA APLATI

Pour l’auteur de l’article, le phénomène se retrouve peu ou prou partout en Suisse. Nouveau développement de Pont-Rouge à Genève ; Europaallee à côté de la Hauptbahnhof de Zurich ; projet Central Malley en banlieue de Lausanne ; Stenna, le nouveau centre commercial de Flims (Grisons), devant laquelle Philip Ursprung, professeur d’histoire de l’art et d’architecture à l’École polytechnique fédérale de Zurich, cité par la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), soupire et tente de comprendre « pourquoi on construit comme on construit ».

Le quotidien ajoute : « Il secoue la tête en regardant le bâtiment, qui ressemble à un harmonica aplati et donne l’impression qu’on a enfoncé dans la montagne un aéroport de province roumain du temps de Ceausescu. »

Il n’y a pas que le quotidien français pour s’en prendre aux récentes réalisations urbanistiques suisses. Face à cette supposée homogénéisation architecturale du pays, la NZZ écrit : « Bien sûr, la Suisse reste un très beau pays de verts pâturages, avec quelques villes aux ruelles pavées, mais celui-ci devient aussi très laid là où habitent les gens. Nous avons recensé d’innombrables péchés de construction, des gifles visuelles, une bouillie de bâtiments sans idées et sans âme, la médiocrité coulée dans le béton. […] Au début, seuls les endroits à proximité de l’autoroute étaient atteints, mais aujourd’hui, tel un cancer, une impressionnante monotonie ronge les collines et les prairies dans le sillage de la densification et de la maximisation du profit. »

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Le projet des Terrasses d’Ogoz dans le canton de Fribourg. Un ratage qui menaçait de défigurer les bords du lac de Gruyère et auquel la justice a mis fin.

RIEN DE NOUVEAU

Interrogé, le couple star d’architectes bâlois Herzog & de Meuron, se montre accablant. « Je préfère voir nos villes la nuit, pour moins remarquer la laideur », dit Pierre de Meuron ; « Ce ne sont pas seulement les bâtiments qui sont laids, mais aussi l’espace intermédiaire ; les rues, les places, les espaces résiduels », ajoute Jacques Herzog. Y aurait-il donc unanimité devant autant de ratés ?

Lionel Rinquet est architecte EPF-SIA, professeur HES – à l’HEPIA, la Haute École du Paysage, Ingénierie et d’Architecture de Genève. Il est également président de la SIA (Société suisse des ingénieurs et des architectes) section Vaud. Cet expert dit ne pas partager ces analyses dans leur totalité. « On peut effectivement constater de l’uniformité dans l’expression de la production architecturale dans les grands projets urbains en Suisse. Mais cela n’a rien de nouveau, contrairement à ce que laisse penser l’article du Monde, qui se fourvoie selon moi dans le ‹ c’était mieux avant ›, au bon vieux temps où l’originalité et un régionalisme coquet auraient été la norme. Il suffit de regarder les écoles Heimatstil qui ont poussé dans toute la Suisse au début du XXe siècle pour se convaincre que la tendance à une unité de style existe depuis fort longtemps. »

Le futur quartier de Lokstadt à Winterthour.
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Le futur quartier de Lokstadt à Winterthour. Plutôt une réussite selon Lionel Rinquet, architecte et président de la section Vaud de la SIA, la Société suisse des ingénieurs et des architectes.

L’EXCUSE DURABLE

L’enseignant et architecte préfère insister sur un autre point, essentiel à ses yeux. Ce qui, selon lui, se révèle plus dommageable pour notre paysage, « c’est bien plus la pression mal contrôlée des zones villas, des quartiers résidentiels à faible ou moyenne densité, des zones commerciales périurbaines, construits sans aucune qualité architecturale et sans égard pour l’espace public. Il est paradoxal que le correspondant du Monde accuse de tous les maux les nouveaux quartiers issus de concours sans s’apercevoir que les zones construites en dehors des procédures de concours sont celles qui posent le plus problème au niveau du territoire et de sa banalisation. »

Giulia Marino est, quant à elle, professeure d’architecture à Lausanne, à l’EPFL et à l’UCLouvain à Bruxelles. Elle aussi souhaite apporter plus de nuances aux critiques assassines formulées plus haut. « À une plus petite échelle, l’architecture suisse garde quand même une qualité moyenne plutôt élevée, il faut le reconnaître, avec des expérimentations remarquables. Des propos aussi durs sont pleinement justifiés pour des opérations d’envergure. Manifestement, nous avons un problème avec la grande échelle, peu importe qu’il s’agisse d’une promotion immobilière CFF ou d’un écoquartier censé être exemplaire. » À l’entendre, les exemples de ratés concernant les grandes opérations urbaines ne manquent pas : « Dans la plupart des cas, les réalisations sont affligeantes sur le plan architectural, mais elles bouleversent aussi des équilibres établis de longue date dans les villes, au prix de destructions à tout titre regrettables. Le problème, ce ne sont pas uniquement les opérations de rentabilité foncière des CFF, mais aussi des promotions qui, sous couvert d’une approche durable, sacrifient des pans entiers de la ville contemporaine bâtie et non bâtie, autrement dit son identité. »

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Stenna Flims, le nouveau centre commercial de la station grisonne dont l’aspect d’harmonica aplati désole Philip Ursprung, professeur d’histoire de l’art et de l’architecture à l’EPFZ.

Lionel  Rinquet a quelques exemples en tête quand on l’interroge. « Comme ratage (encore potentiel), je citerais le futur quartier de villas à la sortie de l’autoroute à Bulle, à proximité immédiate du chantier de la nouvelle usine Rolex. C’est une réalisation qui n’en est encore qu’au stade des gabarits, mais je prends peu de risques en pensant qu’on assistera à l’émergence d’un énième quartier de villas jumelles ‹ Sam’suffit › au milieu d’une sorte de no man’s land, mitage de ce qui était encore il y a peu un champ. » Le président de la SIA Vaud n’épargne pas la Gruyère, qu’il juge « déjà lotie en matière de catastrophes en aménagement du territoire avec les incompréhensibles immeubles en PPE des Terrasses d’Ogoz, qui suffisent à eux seuls à défigurer la bordure du lac. Il a fallu l’intervention de la justice pour mettre fin à cette aberration. »

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(Caruso St John Architects / Bosshard Vaquer Architects)
Le quartier Europaallee qui borde les voies CFF à Zurich. L’ex-régie fédérale qui construit à tour de bras est souvent rendue responsable de projets mammouths en panne d’inspiration.

MANQUE DE CULTURE

Selon les deux enseignants, à qui la faute ? Giulia Marino souligne que « la production du bâti neuf est cadrée par des managers dont le manque de culture architecturale est notoire et le restera probablement. Et ce n’est pas l’IA, qui va s’imposer de force, qui va produire de l’originalité dans les processus de projet. » Lionel Rinquet, qui n’oublie pas de citer des projets selon lui réussis (Lokstadt à Winterthour, le quartier de la gare de Morges) ni de rappeler l’explosion démographique, « source de pression intense sur un territoire très exigu en termes d’infrastructures et de logements » évoque un manque de sensibilité à la culture du bâti dans la population en général. « L’enseignement des arts (dessin, musique) à l’école obligatoire est une évidence. Je n’en connais aucune qui se préoccupe de donner une culture architecturale aux élèves. Il ne faut pas s’étonner dans ces circonstances que la capacité de M. et Mme Tout-le-Monde à juger de la qualité d’une architecture reste limitée à j’aime ou j’aime pas. »

Pour améliorer les choses et permettre qu’à l’avenir, les nouvelles réalisations ne défigurent plus les paysages et les villes, Giulia Marino fait confiance à la jeunesse. L’enseignante se dit persuadée qu’un tournant s’annonce avec plus d’attention pour la réutilisation intelligente du bâti existant. « Je le ressens aussi dans la génération de mes étudiants en architecture. » Son homologue, lui non plus, ne désespère pas de l’avenir, tout en restant conscient de la difficulté de la tâche à accomplir : « Dans notre rôle de formateurs, nous sensibilisons évidem-ment nos étudiants à ces problématiques. Mais ce sont des enjeux de société qu’une profession ou un groupe d’intérêt seuls ne peuvent résoudre. »

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