N° 140 - Printemps 2023

« Le CO2 est plus dangereux que le nucléaire »

Après avoir été diabolisé par certains gouvernements européens, dont la Suisse, le nucléaire serait-il la solution face aux crises énergétiques qui nous frappent ? Faut-il relancer cette technologie ? Et comment ? Les réponses d’Yves Martin, spécialiste de la fusion nucléaire à l’EPFL.

L’énergie nucléaire était autrefois l’exemple même de ce que les écologistes entendaient combattre (au besoin de manière violente – on se souvient du projet d’attentat à la roquette contre la centrale française de Creys-Malville, dû à des activistes genevois). L’Allemagne, la Suisse et d’autres ont annoncé au fil des années leur projet de « sortir du nucléaire », tandis qu’une ministre française – la Verte Dominique Voynet – se vantait récemment d’avoir torpillé à Bruxelles, au début des années 2000 et contre les instructions de Jacques Chirac, l’inscription du nucléaire comme une énergie souhaitable pour limiter les émissions de CO2. Or, depuis quelque temps, cette source d’énergie décarbonée semble regagner en popularité. Le point avec le physicien Yves Martin, l’un des spécialistes de la fusion nucléaire à l’EPFL.

Dans le contexte du dérèglement climatique, assorti de crainte de pénurie d’électricité, il semble désormais possible d’évoquer l’énergie nucléaire comme une solution d’avenir. Êtes-vous étonné de ce retournement de situation ?

Il est évident que durant des décennies, on a diabolisé l’énergie nucléaire, sans se soucier le moins du monde de la question des gaz à effet de serre ni de la pollution. Tout était préférable à l’atome, dont les accidents de Tchernobyl et de Fukushima ont donné l’impression – justifiée – que si cette énergie était certes avantageuse et abondante dans le cadre d’installations sûres et contrôlées en permanence, le moindre défaut dans la cuirasse pouvait instantanément provoquer une catastrophe. Lorsqu’on parle d’énergie nucléaire, il est important de faire la distinction entre le procédé de fission et celui de fusion ; nous y reviendrons. Les centrales en fonction un peu partout dans le monde sont fondées sur la fission. Extrêmement sûres et performantes, elles suscitent néanmoins deux reproches essentiels aux yeux de leurs opposants : le risque lié au matériau radioactif, en cas d’accident, et la gestion des déchets. Aujourd’hui, il est permis d’affirmer que le stockage à long terme de déchets nucléaires finaux est maîtrisé, avec des dispositifs permettant à la fois la sécurité du dépôt sans limites de temps et l’accès éventuel aux déchets, dans l’hypothèse où le progrès de la science permettrait d’intervenir pour les neutraliser ou les recycler.

Pensez-vous que l’opinion publique ait changé à l’égard de l’énergie nucléaire ?

Sans aucun doute. On a enfin compris que l’excès de CO2 et le dérèglement climatique exigeaient des mesures urgentes, et que l’exploitation efficace et prudente des centrales nucléaires représentait le moyen d’obtenir l’électricité dont le monde avait besoin sans provoquer un désastre climatique. Aujourd’hui, les opinions publiques de plusieurs pays semblent saisir que le démantèlement de la filière nucléaire était une décision méritant une nouvelle réflexion ; les initiatives antinucléaires auraient apparemment de la peine à faire le plein de voix comme par le passé, et ce bien que la Suisse soit un cas particulier, par ses capacités hydrauliques. Le réchauffement climatique et la crise énergétique doivent être abordés de façon globale.

Les économies d’énergie et la sobriété, recommandées par les pouvoirs publics, ne suffiront-elles pas, jointes aux sources renouvelables ?

Depuis plusieurs décennies, il était évident que nous allions vers une insuffisance de fourniture d’électricité vers l’an 2020, tout le monde le savait. C’est un simple calcul mathématique ! Or non seulement, durant des années, on a dénigré le nucléaire, mais on a aussi encouragé les voitures électriques et les pompes à chaleur – qui fonctionnent à l’électricité. On a fait semblant de ne pas remarquer qu’en attendant des solutions renouvelables vraiment décisives, il faudrait bel et bien se tourner vers l’énergie atomique si l’on voulait sortir rapidement des énergies fossiles, qui représentent 85% de l’énergie sur le plan mondial. L’Allemagne rouvre ainsi des centrales à charbon pour produire de l’électricité. Il n’y a pas d’autre solution transitoire que de recourir à l’énergie nucléaire par fission, avant de pouvoir passer à la fusion.

On entend parler de minicentrales, qui seraient moins dangereuses en cas d’accident. Est-ce vrai ?

Cela me paraît logique, puisqu’il y aurait moins de combustible radioactif stocké, mais je ne suis pas un expert dans ce domaine.

La poursuite de l’exploitation des centrales à fission apparaît inéluctable pour couvrir nos besoins en électricité.
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La poursuite de l’exploitation des centrales à fission apparaît inéluctable pour couvrir nos besoins en électricité.

Quelle est la différence entre la fission et la fusion nucléaire ?

Ce sont deux procédés très différents. La fission, comme son nom l’indique, consiste à « casser » de gros atomes de matériau radioactif, comme l’uranium, pour produire de l’énergie. La fusion vise à obtenir une réaction de « mariage » entre des atomes légers : c’est en fait ce que fait notre soleil, qui est en quelque sorte une centrale à fusion géante. Notre travail est de créer de petits soleils un peu partout sur la terre. Il existe à ce jour une trentaine de tokamaks (mot venant du russe) à travers le monde, des réacteurs à fusion, qui sont encore expérimentaux. À l’EPFL, nous en avons un qui a déjà permis de faire grandement avancer la recherche. L’énergie nucléaire issue de la fusion est abondante, sûre (il y a très peu de combustible à la fois) et ne produit quasiment aucun déchet, à part de l’hélium inoffensif. La réaction est provoquée entre deux isotopes de l’hydrogène, le deutérium (qui comprend un proton et un neutron) et le tritium (un proton et deux neutrons) ; on les rapproche en les chauffant à des températures d’une centaine de millions de degrés, environ 10 fois la température au cœur du soleil. Lorsque ces noyaux légers fusionnent, le nouveau noyau créé est beaucoup plus lourd. La fusion nucléaire dégage une quantité d’énergie énorme par unité de masse. La masse du produit de la réaction de fusion est inférieure à la somme des masses des noyaux fusionnés ; la différence est donc transformée en énergie cinétique, puis en chaleur, selon la fameuse formule E=mc2.

Il n’y a donc pas de rejet d’éléments radioactifs ?

Le deutérium est présent dans les océans et jusque dans votre bouteille d’eau minérale. Quant au tritium, on l’obtient par « bombardement neutronique » de petites quantités de lithium – oui, le lithium qui se trouve aussi dans les piles ! Les réserves mondiales de ce minerai permettraient de produire de l’électricité durant des dizaines de milliers d’années. Les matériaux composant la paroi interne du réacteur captent les neutrons rapides en cours de processus. Cette radioactivité, à la différence des déchets de centrales classiques, n’est potentiellement dangereuse que durant quelques décennies : après un stockage de septante ans, les parois métalliques peuvent être recyclées.

Pourquoi cette technologie n’a-t-elle pas réellement percé à ce jour ?

La première difficulté est de chauffer initialement les éléments à quelque 100 millions de degrés, pour obtenir un plasma en combustion qui permette la fusion nucléaire en diminuant la nécessité d’apport d’énergie externe. Le tokamak de l’EPFL engendre quelques réactions, mais l’énergie ainsi produite est très largement inférieure à celle qu’il consomme. Il a été établi que la taille du réacteur était décisive et l’Union européenne, plus la Suisse, l’Inde, la Russie, la Corée du Sud, le Japon, les États-Unis et la Chine ont décidé de créer, près de Marseille, une installation de taille suffisante, un tokamak géant, baptisé ITER, (signifiant « chemin » ou « voie » en latin) qui devrait permettre de prouver la faisabilité scientifique et technologique de la fusion.

Malheureusement, selon la presse de décembre 2022, le projet semble avoir pris du retard, à la suite de quelques problèmes de fissures dans certains éléments. Êtes-vous inquiet ?

Des retards ne sont jamais bons pour un projet. Mais il faut comprendre que cette machine utilise des technologies nouvelles et que rien n’a été construit à ce jour de cette envergure. Ce n’est donc pas étonnant qu’il y ait des imprévus. Par ailleurs, je pense que nous aurons besoin de la fusion et que nous devons donc nous donner les moyens de maîtriser cette technologie.

Alors qu’ITER rencontre quelques problèmes, une annonce encourageante est parvenue des États-Unis, ce qui a fait titrer le quotidien Le Temps sur « l’humanité (qui) maîtrise la fusion nucléaire ». Est-ce une bonne nouvelle ?

Excellente, évidemment. Les chercheurs américains ont réussi à produire davantage d’énergie qu’ils n’en ont injectée dans leur machine. Et le fait que des privés américains aient déjà, selon la presse, mis de l’argent sur la table confirme que les perspectives d’arriver à une exploitation commerciale se rapprochent.

Dans l’intervalle, doit-on considérer comme inéluctable la poursuite de l’exploitation des centrales à fission, voire la construction d’unités supplémentaires ?

Je crains qu’il n’y ait pas d’autre solution, en effet, pour assurer à tous une fourniture suffisante d’électricité.

Imaginons que vous soyez le chef d’une de ces task forces ou autres comités scientifiques que l’on a vus fleurir dans plusieurs pays pour aider les gouvernements à faire face à la pandémie de Covid, mais qui serait, cette fois, axée sur la pénurie d’électricité. Recommanderiez-vous de tout miser sur la fusion nucléaire, un peu à la manière d’un Kennedy mettant d’importants moyens au service de l’ambition spatiale des États-Unis ?

Ce ne serait pas insensé. On pourrait sans doute, avec un engagement résolu d’un ou de plusieurs gouvernements, raccourcir le délai entre aujourd’hui et le moment où nous disposerions d’une énergie propre, sûre, neutre en carbone, abondante et bon marché !

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