Coût de la vie faible, climat agréable, sécurité, Chiang Mai en Thaïlande séduit les nomades numériques. © Olivier Cougard
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Coût de la vie faible, climat agréable, sécurité, Chiang Mai en Thaïlande séduit les nomades numériques. © Olivier Cougard
N° 130 - Automne 2019

Nomades numériques, du rêve à la réalité

Parcourir le monde tout en travaillant. Certains en rêvent, d’autres ont franchi le pas : ce sont les nomades numériques. Indépendants ou salariés, souvent jeunes, ils ont choisi de délaisser la vie de bureau et un plan de carrière établi pour exercer une activité sur Internet. Mais cette soif de découverte et de liberté a parfois un prix.

Programmeurs, spécialistes en marketing, communicants : les profi ls des nomades numériques sont variés.
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© Olivier Cougard
Programmeurs, spécialistes en marketing, communicants : les profils des nomades numériques sont variés.
Les nomades numériques hébergés au sein de l’espace de coliving Swiss Escape peuvent assister à des conférences chaque semaine.
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© Julia Wimmerlin
Les nomades numériques hébergés au sein de l’espace de coliving Swiss Escape peuvent assister à des conférences chaque semaine.

LA PLUPART DES PERSONNES PENSENT QUE NOUS SOMMES EN VACANCES, ALORS QUE NOUS TRAVAILLONS.

Maxence, développeur web

L’air concentré, les sourcils froncés, les yeux rivés sur leur écran d’ordinateur, une dizaine de nomades numériques s’affairent dans l’espace de coworking Punspace1, situé à Chiang Mai, au nord de la Thaïlande. L’ambiance est studieuse : seul le cliquetis des claviers vient briser le silence. Certains portent un casque sur les oreilles pour s’isoler du monde extérieur. De temps en temps, une personne se lève discrètement pour s’offrir une courte pause.

Programmeurs en informatique, spécialistes du marketing digital, gérants de boutique en ligne, communicants : les profils et les compétences de ces nomades numériques sont variés, mais tous partagent le même outil de travail : un ordinateur relié à une connexion internet haut débit.

ROUTARDS OU ENTREPRENEURS

Depuis plusieurs années, Daniel Schlagwein et son équipe s’intéressent à cette communauté. Ce professeur associé à l’Université de Sydney a choisi une approche ethnographique pour étudier sur le terrain le mode de vie des nomades numériques : « Certains d’entre eux sont des routards équipés d’un ordinateur dont la priorité est de pouvoir voyager. D’autres sont entrepreneurs et gèrent une activité qui peut être exercée n’importe où dans le monde », précise le chercheur. Tenter d’opérer une distinction entre les deux catégories se révèle parfois hasardeux. Vêtu d’un T-shirt et d’un bermuda, Luke pourrait passer pour un simple touriste. Il n’en est rien. Ce spécialiste du financement participatif fréquente assidûment le coworking Punspace. « Même s’il s’agit d’un espace de travail collectif, je ne viens pas ici pour parler avec d’autres personnes, car je tiens à rester concentré et productif », tranche ce jeune Américain. « Mais c’est vrai, par moments, je me sens un peu seul », admet cet entrepreneur installé en Thaïlande après un passage en Chine et au Vietnam.

CHIANG MAI, LE « CENTRE DE L’UNIVERS »

Pourtant, les occasions de rencontrer du monde ne manquent pas à Chiang Mai, une des destinations les plus prisées des nomades numériques. Séminaires, déjeuners de travail, soirées à thème, chaque semaine des dizaines d’événements sont organisés dans la ville. « Chiang Mai, pour les nomades numériques, c’est le centre de l’univers », s’enthousiasme Mianne. Ancienne golfeuse professionnelle reconvertie dans les nouvelles technologies, cette globe-trotteuse a découvert cette localité du nord de la Thaïlande l’année dernière. Conquise, elle a décidé de s’installer de nouveau dans la région. « Contrairement à Bali, autre destination d’Asie très fréquentée par les nomades numériques, les gens semblent ici plus enclins à travailler. Et il y a aussi de nombreux avantages : le coût de la vie est faible, beaucoup de personnes parlent anglais, le climat est agréable et on se sent en sécurité », précise-t-elle.

L’année dernière, Mianne a passé son premier séjour à Chiang Mai dans une structure qui a le vent en poupe : un coliving. Ce type de lieu combine hébergement et espace de travail. « C’est un concept encore nouveau en Thaïlande, mais j’ai tout de suite cerné son potentiel. J’ai voulu créer un endroit qui permette aux nomades numériques de se rencontrer, de travailler et de vivre sous le même toit », explique Natika, gérante du coliving Hub53. Le succès est au rendez-vous. Son établissement de dix chambres affiche un taux d’occupation moyen de près de 90%. Salle de conférences, Skype room pour passer des appels vidéo, coin détente, cuisine commune équipée, la plupart des hôtes apprécient cette atmosphère conviviale. Victor et Fernanda, un couple originaire de Rio de Janeiro, séjournent ici depuis près de deux semaines. « En raison du décalage horaire avec le Brésil, nous devons souvent travailler au cœur de la nuit, parfois jusqu’à 6 h du matin », souffle Victor, qui gère son agence de marketing et de design à distance. « Ici, au moins, je peux aller directement me coucher après mon travail. Et puis, je peux facilement rencontrer d’autres personnes qui partagent le même mode de vie », apprécie sa femme Fernanda. « Devenir nomade numérique, c’est la meilleure décision que nous ayons prise », se réjouissent en chœur les deux Cariocas. « Tout fonctionne parfaitement pour nous. Il n’y a pas de routine, chaque jour est différent, on découvre de nouveaux endroits, de nouvelles cultures », explique le jeune couple de Brésiliens, qui a déjà visité une dizaine de pays d’Asie du Sud-Est en moins d’un an.

RISQUE DE BURN OUT

Cet appétit pour les voyages fragilise néanmoins les esprits et les organismes. Les cas de burn out ne sont pas rares parmi les nomades numériques. « Tout ce qui passionne un certain temps peut devenir usant à la longue, l’impression de nouveauté diminue, les gens se lassent de devoir sans cesse faire leurs valises, de perdre des amis qu’ils viennent à peine de rencontrer », prévient Daniel Schlagwein.

Le quotidien des nomades numériques se montre également moins rose que l’image idyllique véhiculée par les réseaux sociaux. « Ces photos qui montrent des gens sur la plage avec leur ordinateur, c’est n’importe quoi ! La plupart des personnes pensent que nous sommes en vacances, alors que nous travaillons », précise Maxence, développeur web pour une société basée à Dublin. « Comme nos collègues ne nous voient pas, on a tendance à vouloir en faire toujours plus, on veut montrer qu’on est là. Il faut vraiment s’astreindre à une grande discipline. C’est parfois compliqué de trouver un équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle », avertit le jeune Français, qui s’estime néanmoins « privilégié », car il bénéficie d’un contrat de travail et d’un salaire fixe.

Une exception parmi les nomades numériques, souvent installés à leur compte. Difficile de trouver des données précises et fiables, mais la précarité n’est pas rare sur la Toile. À l’ère de l’« ubérisation », la concurrence est rude et les nomades numériques, souvent isolés, constituent une cible de choix. Anna vient de lancer son agence de recrutement en ligne, elle ne cache pas ses difficultés : « Je fais attention à mes dépenses. Certains pensent qu’un travailleur indépendant ou un nomade numérique, ça ne doit pas coûter cher. On vous fait comprendre que d’autres personnes dans le monde peuvent faire la même chose que vous pour un salaire dérisoire. Il faut savoir se vendre », souligne cette Belge de 23 ans, qui « n’envisage pourtant pas un seul instant de reprendre un travail de bureau ». Malgré les risques, les difficultés, les incertitudes, ce mode de vie semble compter de plus en plus d’adeptes. « D’après nos estimations, il y aurait entre 300’000 et 500’000 nomades numériques dans le monde, leur nombre aurait décuplé ces dernières années. Nous sommes seulement au tout début du phénomène », prédit Daniel Schlagwein.

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