N° 148 - Automne 2025

Nature brute

Honnie pendant des décennies, l’architecture brutaliste inspire désormais. Les architectes, mais aussi le cinéma, les designers et l’industrie du luxe se retrouvent dans cette esthétique rude et radicale, mais pas dénuée de charme et de nostalgie.

Un succès mondial au cinéma peut propulser une marque, un acteur, un événement historique… mais aussi, et c’est plus rare, une architecture. Multioscarisé et porté aux nues par la critique, The Brutalist a ainsi rendu grand public un style souvent honni : l’architecture brutaliste, cette manière moderne de construire en cherchant la pureté dans le béton. Le film est librement inspiré de la vie de Marcel Breuer, architecte juif hongrois ayant fui le nazisme pour les États-Unis où il se heurte à une bourgeoisie coincée lorsqu’il tente d’imposer son esthétique radicale. Ce qui ne l’a pas empêché d’élever dans le ciel de Manhattan le Breuer Building, bâtiment gris et cubique, dont la façade à degrés est percée de rares ouvertures disparates.
Construit en 1966 pour le Whitney Museum, qui l’occupera pendant près de cinquante ans, l’édifice s’attire immédiatement les foudres des critiques qui lui reprochent sa couleur, son aspect massif et son manque total d’ornements. L’immeuble est ensuite loué par le Metropolitan Museum qui en fait son annexe pour l’art contemporain, puis par la Frick Collection, alors en pleine rénovation. À partir de novembre 2025, Sotheby’s y installera une salle de ventes, des galeries ainsi que des espaces d’expositions. Dire que le bâtiment a été sauvé serait grandement exagéré vu qu’il n’était nullement menacé.
On peut néanmoins se poser la question de l’engouement pour une telle architecture de la part d’un acteur majeur du luxe. D’autant qu’il n’est pas le seul.

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(F.L.C. / ADAGP, Paris, 2024)
Le défilé Chanel de la collection Croisière 2024 organisé sur le toit de la Cité Radieuse, immeuble protobrutaliste de Le Corbusier.

Historiquement, le brutalisme naît dans les années 50. Le Corbusier en serait l’instigateur à travers, notamment, le Palais de l’Assemblée à Chandigarh en Inde. Mais pas l’inventeur du terme, attribué à l’architecte suédois Hans Aslpund qui qualifia ainsi la Villa Göth de Bengt Edman et Lennart Holm à Uppsala. Les architectes britanniques Alison et Peter Smithson imposent ce style sans fioritures et contribueront à son succès au Royaume-Uni. Même si personne ne se revendique ouvertement brutaliste, le mot fait son chemin, servant à qualifier tout et n’importe quoi du moment que le béton est laissé nu, sans traitement apparent.
Son apogée est atteint en 1966. Le critique Reyner Banham publie The New Brutalism: Ethic or Aesthetic? L’auteur y fait le point sur la révolution en cours du bâti dans son pays. Le brutalisme a ceci de pratique qu’il est facile et rapide à mettre en œuvre à une époque où il faut construire vite, beaucoup et à moindres frais. Il est de tous les projets monumentaux – habitations sociales, universités, églises, hôtels – en Europe, en Amérique latine, mais aussi, et surtout, en Europe de l’Est qui trouve dans la rudesse de son apparence sans doute la traduction en volume de la rigueur communiste

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(Étienne Taburet)
Uni Dufour, bâtiment brutaliste de 1974 à Genève. L’amour après le désamour.

Si on peut aujourd’hui lui trouver un certain charme, à la fin des années 80, il en va tout autrement. Le brutalisme est synonyme de laideur. Pour ne rien arranger, ses réalisations souffrent parfois de son principe constructif, constitué d’un béton souvent de qualité médiocre qui éclate par gonflement des armatures en acier oxydé. Les bâtiments se transforment en ruines contemporaines quasiment impossibles à rénover. Le public accuse certains de ces chefs-d’œuvre en péril de défigurer les villes. Tandis que leurs auteurs doivent porter, parfois pendant toute leur carrière, le poids de cet opprobre. À Genève, en 1995, la banque privée voisine d’Uni Dufour organisait carrément un concours artistique pour « embellir » la façade de ce bâtiment mal-aimé des Genevois.

« C’est à la vérité un bien pénible devoir pour moi que de remettre à ses utilisateurs le navrant bunker dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. L’usage, en ce genre de circonstance, est aux louanges et aux congratulations mutuelles, mais il me faut avoir le courage de dire que ce bâtiment est raté», déclarait en 1974, le jour de l’inauguration d’Uni Dufour, Jaques Vernet, alors conseiller d’État chargé des travaux publics. On peut rêver meilleur départ dans la vie pour Werner Francesco, Gilbert Paux et Jacques Vicari, les trois jeunes architectes auteurs de cet édifice qui portera désormais le surnom de « bunker ».

 

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(Whitney Museum of American Art)
Le Breuer Building à New York. Construit en 1966 pour le Whitney Museum of American Art, le monolithe abritera bientôt les bureaux de Sotheby’s.

L’architecture devint par la suite technologique, les formes se diversifièrent et les bureaux d’architecture rivalisèrent de projets gigantesques et ambitieux ayant la fâcheuse tendance de se ressembler tous.
Autrefois vouée aux pires gémonies, la singularité du brutalisme profita de cette uniformisation, et aussi d’une certaine nostalgie qui frappe immanquablement les générations, pour susciter un regain d’intérêt. Des amateurs multiplient, depuis lors, les comptes Instagram consacrés à ces bâtiments que les goûts et les couleurs rendent désormais de nouveau fréquentables. « Je pense qu’Uni Dufour est un bâtiment qu’il faut comprendre et observer avec une certaine attention. Lui n’a pas changé, mais c’est notre regard de société qui change», expliquait Giulia Marino, architecte et spécialiste du patrimoine du XXe siècle, dans un reportage de la RTS en 2021. Au point de faire revenir le brutalisme en architecture.
Compact et monolithique, Haus G, construit en 2015 sur le site de la Hunziker Areal par les architectes zurichois pool Architekten, n’est pas sans rappeler les préceptes de l’esthétique brute de décoffrage. En Italie, en Colombie, au Brésil, en Norvège… On pourrait multiplier à l’infini les manifestations internationales de ce retour en grâce.

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(Giovanni Gianonni)
En 2023, l’Institut Salk à San Diego, signé de l’architecte américain Louis Kahn, servait d’écrin brutaliste au défilé de la collection Croisière de Louis Vuitton.

Mais c’est le luxe qui achève de donner ses lettres de noblesse à un style qui n’en voulait pas. « Je voulais raconter le vêtement de façon directe, sans fioritures, expliquait en 2017 le styliste Lee Wood, alors directeur artistique de la marque belge Dirk Bikkenbergs, que le brutalisme inspira pour sa collection homme printemps-été 2018. J’ai utilisé les matières de façon très directe, comme le maçon qui laisserait le ciment ou le béton apparent.» Récupéré par la mode, le brutalisme devenait donc chic.
Chanel organisait son défilé Croisière 2024 sur le toit de la Cité radieuse de Le Corbusier, exemple type de protobrutalisme. Et Louis Vuitton le sien, en 2023, à l’Institut Salk à San Diego, chef-d’œuvre brutaliste de l’architecte américain Louis Kahn conçu pour que le soleil s’aligne dans l’axe d’une cour en forme de corridor au moment où il se couche, entre 18h et 19h30. Une parenthèse magique qui transforme tout en or et qu’avait choisie Nicolas Ghesquière pour sublimer son défilé en fête crépusculaire. Le styliste français cultive aussi un tropisme architectural en dévoilant chacune de ses collections croisières dans un bâtiment emblématique : le Musée d’art contemporain de Niteroi à Rio de Janeiro par Oscar Niemeyer, la maison de Bob et Dolores Hope à Palm Springs par John Lautner ou encore la Fondation Maeght de Josep Lluis Sert à SaintPaul de Vence.
À l’Institut Salk, c’est le jeu de l’astre solaire qui a surtout motivé l’esthétique expérimentale à nulle autre pareille de Nicolas Ghesquière, résonnant aussi avec celle des bâtiments. « Le fondateur de l’institut Jonas Salk et Louis Kahn ont voulu créer un bel endroit pour penser l’avenir, expliquait-il au journal Le Monde. On associe souvent le bâtiment au mouvement brutaliste des années 60, mais je le trouve totalement intemporel.
Et l’idée d’intemporalité me touche beaucoup, moi dont le travail consiste à essayer d’être pertinent à chaque nouvelle collection et, si possible, de marquer à long terme l’histoire de la mode. »

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(Pool Architekten)
Haus G, des architectes zurichois pool Architekten. Le bâtiment de 2015 reprend certains codes brutalistes.

L’autre directeur artistique de Vuitton, Virgil Abloh qui dirigea les collections hommes jusqu’à son décès en 2021, présentait quelques mois avant sa mort sa nouvelle collection d’objets design. Cet ingénieur, styliste et DJ, qui se rêvait aussi architecte, exposait sa dernière série de mobiliers créée en collaboration avec la galerie kreo à Paris. Des banquettes, des chaises, des vases, des tables basses en béton. En tout, une vingtaine de pièces réunies sous l’intitulé Efflorescence et dont la particularité était d’avoir été graffées et perforées par leur créateur. En chimie, le terme désigne la migration d’un matériau à la surface d’un autre.

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(Galerie kreo Paris)
Une table de la collection « Efflorescence » du designer Virgil Abloh.

Dans la poétique de Virgil Abloh, cet échange pouvait aussi être celui de fleurs sauvages poussant dans les interstices des trottoirs. Comme une manière de signifier que la nouveauté n’est pas une question de confort, qu’elle peut naître n’importe où. Le designer américain récupérait alors l’héritage des formes brutalistes qu’il taguait et perçait de trous. C’était à la fois nostalgique et contemporain, étrange et familier. « Comme une sorte de langage, expliquait-il, conçu pour qu’un puriste ou un touriste le comprenne. »

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